121 - « La fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins »

J'ai évoqué dans mon billet précédent consacré à l'exode des trésors et des compétences cryptos le rapport Théry de 1994. C'est une croix que porte, au-delà du décès en juillet 2021 de son brillant auteur, tout haut-fonctionnaire qui prophétise le futur en ne comprenant déjà plus le présent. Classiquement, les mêmes erreurs sont renouvelées depuis des années maintenant au sujet de Bitcoin.

Mais c'est avec une certaine joie que, m'intéressant (dans mon autre vie) à la constitution des collections égyptiennes des musées européens, j'ai retrouvé une  perle  ancienne et... qui est soudain entré en résonance. Ce qui suit n'est donc pas un  ancêtre du rapport Théry  mais une preuve que la légèreté et l'arrogance dans le jugement sont un risque inhérent au gouvernement des  experts .

Une erreur de jugement, non moins péremptoire que celles de Gérard Théry, et qui explique comment l'une des plus belles collections égyptiennes constituée au 19ème siècle a échappé au pays de Champollion.

Bernardino Drovetti (1776-1852) était un piémontais étonnant, soldat de la République française, nommé consul de France à Alexandrie par Bonaparte, mis sur la touche quand le régime tomba et demeuré sur place comme marchand de tout, aventurier, découvreur d'antiquités et trafiquant de celles-ci, en un temps où elles étaient à celui qui se baissait pour les ramasser.

En 1818, Drovetti rencontre à Alexandrie le comte de Forbin, directeur général des Musées royaux. Celui-ci est émerveillé par la collection du consul. Dans son Voyage dans le Levant publié l'année suivante il écrit que, dès cette époque, le voeu de Drovetti (qui pour cela refusait des offres importantes) était bien que sa collection aille embellir le Musée du Louvre.

Le comte de Jomart, ancien de l'expédition de Bonaparte et secrétaire de la commission chargée de la publication de la monumentale Description de l'Égypte est lui aussi tout à fait conscient de l'intérêt de la collection accumulée par Drovetti et l'écrit au Ministre de l'Intérieur en août 1818.

Au fond, toutes les personnes instruites de la chose en comprennent l'intérêt.

Le Louvre, ancien « Musée Napoléon », vient seulement en 1818 d’ouvrir sa première salle égyptienne, intitulée « Salle de l’Isis ou des Monuments égyptiens ».

Vingt-trois objets s’y déploient en tout et pour tout, autour d’une statue romaine d’époque impériale donnant son nom à la salle, et cette « Isis » est en réalité une statue de divinité anthropomorphe à tête de lionne, représentant la déesse Sekhmet. Les objets qui l’environnent sont principalement des objets égyptianisants de l’Antiquité romaine, mêlés de quelques originaux égyptiens, collectés à Rome.

Le musée français apparait donc alors très en retrait sur le plan de la présentation de productions issues de l’Égypte ancienne, en comparaison des salles égyptiennes mises en place outre-Manche. L'acquisition de la collection proposée par Drovetti devrait être une priorité !

Quand entrent en scène les incompétents

Le roi Louis XVIII n’aime pas l’art de l’ancienne Égypte, et une partie de son entourage réactionnaire et bigot fulmine en songeant que ces orientalistes, avec leurs recherches inutiles, veulent mettre en doute la chronologie biblique. Un peu d’Isis romaine, passe encore, mais fouiller pour retrouver des objets prétendument vieux de cinq millénaires, quand des calculs précis aboutissent à assigner au premier jour de la Création la date du 23 octobre 4004 av. J.-C. (à midi) et au 5 mai 1491 av. J.-C l'échouage de l'arche sur le mont Ararat ... il n’en saurait être question : c'est trop contraire à  nos valeurs  comme on ne dit pas encore ! L'affaire traine donc.

En 1822 le roi estime qu'il s'est fait dépouiller pour acquérir le zodiaque de Denderah, et qu'il en fait bien assez. Let's be serious comme on ne disait pas encore non plus.

L'affaire va donc être enterrée illico et avec une superbe tout à fait étonnante par un ministre qui n’est autre que le général de Lauriston. Ce grand et courageux soldat de Napoléon, outre sa carrière militaire, a une réelle expérience diplomatique. Mais ni comme soldat ni comme diplomate, il n'a jamais mis les pieds en Égypte. Et évidemment il n'est point historien de l'art, ni collectionneur. Rallié comme presque tous les autres au nouveau pouvoir, il est devenu  Ministre de la Maison du Roi . On se demande un peu ce qu'il vient faire là. Disons que comme tout bon membre d'un cabinet ou d'une cour, il parle au nom de son patron. Notons quand même qu'il n'a pas lâché un demi million à McKinsey pour se faire une opinion, ce qui lui aurait évité de porter le bicorne. Ce militaire (qui a tout du boomer diraient mes jeunes amis) va donc laisser à la postérité ses propres idées courtes sur l'art antique. Fâcheux, mais savoureux :

L’art chez les Égyptiens n’a jamais approché le degré de perfection où il s’est élevé chez les Grecs et dans nos temps modernes ; les statues égyptiennes, dénuées de toute expression, avec leurs formes sèches, étroites et ramassées, leurs poses immobiles et uniformes, ne sont point propres à fournir à nos artistes des modèles d’études et des sujets d’inspiration .

lauriston et son roi.jpg, janv. 2022

Bref, ni le ministre ni le roi n'y connaissent grand chose, mais à eux-deux ils ont décidé que Drovetti n'a qu'à aller vendre sa collection ailleurs. Ce qu'il fait en 1824 et pour une bouchée de pain, auprès du roi de Piémont-Sardaigne.

Le commentaire de Champollion (qui se rend à Turin et tombe en pâmoison) mérite aussi d'être cité et pourrait parfois nous servir aujourd'hui :

Les monuments égyptiens abonderont partout, excepté en France, et ceci par la fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins dont la nouvelle étude dérange les idées et les intérêts, ce qui est tout un pour eux… Vous verrez qu’il y aura bientôt un musée égyptien dans la capitale de la république de St-Marin tandis que nous n’aurons à Paris que des morceaux isolés et dispersés .

La chose comique, si l'on y songe, c'est que le grand soldat qui joua ici le rôle du faquin s'appelait Law de Lauriston et qu'il était... le neveu du célèbre financier. Comme quoi, savoir reconnaître la vraie valeur des choses n'était point le fort de cette famille...

Au moins peut-on se consoler en songeant qu'en 1827, sous l'influence de Champollion désormais protégé par le roi Charles X, le Louvre acquérait la seconde collection proposée par Drovetti.

Comme quoi, parfois, l'État parvient à apprendre de ses erreurs...

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