5 - Tintin et le trésor de Nakamoto
Par Jacques Favier le mardi 15 juillet 2014, 07:36 - de Tintin - Lien permanent
Tout l'avenir est dans Tintin. C'est affaire de temps, comme chez Nostradamus, mais tout finit par se révéler.
J'ai relu Le secret de la Licorne et Le trésor de Rackham le Rouge. Et puisqu'il s'agissait de parchemins et de manuscrits anciens, je les ai relus dans l'édition originale de 1942 et 1943, avant de vérifier certains points et de mesurer quelques écarts dans l'édition en couleur.
Il ne m'a pas paru anecdotique que l'aventure dans laquelle je retrouvais tant d'évocation du bitcoin fût justement celle que deux psychanalystes considèrent comme centrale dans l'exploration du drame secret de leur auteur. J'ai donc aussi relu ce qu'en disaient d'un part Serge Tisseron, dans son Tintin chez le psychanalyste paru en 1985 et Michel David, dans son livre ultérieur, Une psychanalyse amusante, Tintin à la lumière de Lacan, paru en 1994. J'y reviendrai à la fin de ce billet.
S'il m'a quand même fallu quelques minutes pour songer au jeu de mot qui
forme le titre de ce billet, je dois dire que le côté Tintin et le
bitcoin m'a véritablement sauté aux yeux dès la première page, qui
commence par une tragique disparition de wallet. Tisseron (dont le
livre vise à reconstituer le drame généalogique d'Hergé) note avec une grande
pertinence que ce vol se situe au marché aux Puces, cimetière des souvenirs
oubliés. Dans ma propre optique, le même lieu me paraît une métaphore
transparente de la plus ancienne économie : produire des objets et les
échanger en cash.
Ce petit incident servira plus tard à l'intrigue qui se noue lorsque Tintin
fait l'acquisition aux Puces d'une maquette de bateau qui déclenche
immediatement une forme de spéculation inexplicable.
Pourtant l'objet prend très vite de la consistance romanesque : le
vaisseau en question se trouve être exactement celui qui sert de toile de fond
au portrait d'un ancêtre du capitaine Haddock. Tandis que Tintin regarde le
tableau, on cambriole son appartement pour dérober la maquette. Ce second vol,
qui va s'avérer symétrique d'un vol de portefeuille , est une seconde preuve de
sa valeur.
À moins qu'il ne faille voir ici le caractère très accessoire de la
matérialité du support par rapport à l'information codée contenue. Car
en vérité ce n'est pas le bateau qui est intéressant mais ce que sa maquette
contenait : un petit message !
Or le même jour, le Capitaine tout aussi embarqué dans cette nouvelle aventure,
a lui aussi fouillé dans son grenier (dans sa mémoire remarque
Tisseron) et retrouvé les souvenirs de son illustre aïeul. Et qu'a-t-il trouvé
en vérité ?
En réalité, comme le secret n'est pas celui du bateau mais de son capitaine, le
fabuleux trésor qui constitue le secret de l'affaire n'est pas non plus celui
de Rackham le Rouge. Certes le pirate a transporté sur le vaisseau royal
son trésor, mais il l'avait volé trois jours plus tôt à un vaisseau du
roi d'Espagne. Comme quoi le problème de traçabilité ne date pas
d'hier. S'ensuit le récit des tribulations de l'ancêtre : il réussit à se
débarrasser des pirates en faisant sauter le vaisseau, il saute à la mer,
survit comme un Robinson sur une île puis revient plus tard en France, où avant
de mourir il a le temps de confectionner trois petites maquettes de la Licorne,
qu'il lègue à ses trois fils.
Même un autre que Tintin aurait compris que les deux autres maquettes
doivent contenir des messages similaires, et que l'on est sur la piste du
trésor que le pirate a volé au roi d'Espagne, et que le marin de Louis XIV ne
semble n'avoir songé à rendre ni à celui-ci ni à celui-là. D'ailleurs même
l'honnête Tintin n'envisage pas que le trésor puisse avoir de légitime
propriétaire. Que peut-on en déduire?
On comprend ici qu'il existe une valeur, voire une monnaie (Racakham
dit bien payer) qui n'est pas au roi qui n'est ni frappée de
son effigie ni destinée à financer (et moins encore à rembourser) ses dettes.
Au 1er avril dernier le site Bitcoin.fr avait
imaginé que la Commission Européenne lançait un ''eurocoin'' dont la
quantité totale était fixée à 21 milliards et dont la moitié devait être
pré-minée pour effacer progressivement les dettes souveraines des États
membres... Personne, curieusement, n'a souhaité explorer l'idée au delà de la
blague.
Le trésor du pirate est à qui en possède l'adresse. Reste
donc à trouver les autres petits messages, ce qui occupe quelques pages,
curieusement scandées par des vols à répétition de portefeuilles contenant les
précieuses adresses.
Enfin les trois messages à clé sont réunis, et, superposés, livrent la clé du
mystère : et cette clé semble être l'emplacement (l'adresse?)
physique du trésor épave ou île déserte.
Reste donc à trouver l'épave au bout du monde, ce qui fait l'objet du second
album où apparaît pour la première fois Tournesol, venu proposer un petit
sous-marin en forme de requin pour évoluer parmi les requins. Je laisse chacun
filer cette métaphore-là.
L'épave finalement découverte, on finit par repecher un coffre, mais il ne
contient que des documents :
Quant à l'île déserte au large du lieu du drame, si on y trouve bien une croix
de bois et divers messages codés (les insultes du capitaine se révèlent être
héritées de son lointain ancêtre, et la communauté des perroquets locaux
fournit à cet égard la validation de cette transmission), de trésor,
point.
L'amertume est grande, le découragement gagne les chasseurs de trésor, qui
doivent se résigner à rentrer en Europe. L'intrigue rebondit cependant, car on
découvre tout à la fois que le château des antiquaires véreux qui avaient tout
fait, dans l'épisode précédent, pour s'emparer des trois maquettes de la
Licorne est désormais en vente et ... que ledit château, Moulinsart, avait été
donné jadis par Louis XIV à l'illustre aïeul de Haddock.
Pour cela, les fonds sont tout trouvés : Tournesol vient de vendre le
brevet de son sous-marin anti requins. Moulinsart sera donc acheté
avec de l'IP.
Et c'est à Moulinsart que se dénoue l'énigme. Dans la ...
crypte au pied d'une statue, se trouve une
représentation du globe globe terrestre qui va fonctionner comme une
adresse comprimée en quelque sorte.
Le génie d'Hergé s'exprime tout entier dans ce fait : le trésor, qui s'est
dérobé d'adresse en code et de manuscrit en représentation, n'est pas même
nommable quand il est vu en lui-même. Répondant à la réplique de Tournsesol qui
disait de l'argent? aucune importance, Haddock
s'extasie ici: des machins, quelles
merveilles...
Au fond, voici ce qu'il conviendrait, au stade où en est le bitcoin, de
répondre aux questions sur sa vraie nature (monnaie, actif, instrument de ceci
ou de cela). Le bitcoin est-il une monnaie dans la pleine acception du terme?
de l'argent? aucune importance !
Si certains investisseurs le désirent, comme les trésors qui ornent le
rêve du chevalier, c'est qu'ils y voient, parés de prestiges et de ruses, un
machin qui est une merveille.
* * *
C'est tout ? Peut-être pas, même s'il faut aller plus profond dans
l'analyse de l'oeuvre d'Hergé.
L'île du trésor n'existe sur aucune carte. Elle a peut-être cela de
commun avec le pays dont le bitcoin serait la devise. Pourtant, songeons-y, si
le trésor que l'on y croit enfoui a été volé, l'île a été
découverte par le Chevalier. En droit - c'est une remarque personnelle
- le Chevalier aurait pu en revendiquer la souveraineté, pour son roi ou pour
lui-même. Quelle faille l'amène à préférer une secrète appropriation à une
glorieuse revendication ?
Il n'est pas question ici de reprendre tous les travaux initiés par Serge
Tisseorn et repris par d'autres : la naissance de père inconnu (mais
vraisemblablement noble, voire de sang royal) du père du dessinateur est un
lourd fardeau psychique, partiellement encrypté dans le récit
familial, et dont le personnage de Haddock, mal relié au Chevalier de Hadoque,
lui-même probable bâtard du Roi-Soleil, est un clair produit.
Je
cite ici Michel David (page 162) : le Chevalier fait croire que le
trésor est enterré dans "l'île" et confie le fait à ses fils de manière si
indirecte qu'ils ne seront pas en état de l'entendre ou de le comprendre, tout
comme ils ignoreront sans doute tout de leur hypothétique et royale
ascendance
et plus loin : l'inconsistance de la figure paternelle qu'il
représente laissera des traces jusqu'à Haddok.
La psychanalyse, ajoute l'auteur lacanien (page 166) témoigne que l'origine conserve toujours quelque chose de mythique, de fictif.
Il n'est donc pas anecdotique de souligner, maintenant, que la figure de
Satoshi Nakamoto, objet de tant de supputations, pèse lourdement sur
l'inconscient collectif du bitcoin. Qu'il s'agisse, ou non, du retraité de
Temple City ( un personnage au passé semé d’embûches et dont la grande
passion serait la collection de modèles réduits ) reste accessoire par
rapport à sa volonté initiale de rester un père anonyme de la communauté.
Un jour sans doute, quelqu'un pourra disserter sur les failles, les doutes, le
roman personnel de Satoshi Nakamoto. Ses drames seront-ils les ressorts de
l'aventure du bitcoin? Ou bien sa volonté d'anonymat sera-t-elle perçue comme
destinée à s'effacer (avec une belle part du trésor...) pour que les
utilisateurs se comportent vraiment en hommes libres? Il y a une vignette,
ajoutée par Hergé dans l'édition en couleur, comme si il avait cru utile de
souligner à la relecture ce point essentiel :