68 - La Banque de France et le Moulin du Louvre

La publication il y a quelques semaines, sous la plume de M. Christian Pfister, haut responsable de la Banque de France et professeur associé à l'IEP, d'un document de travail consacré aux monnaies numériques est en soi un événement important. Si son titre, Much ado about nothing, est adroitement inspiré de William Shakespeare, le lecteur français pourra regretter qu'une institution fondée par Napoléon communique ses pensées en langue anglaise. Qu'on me pardonne ce patriotisme.

Cependant, après un coup de chapeau initial au fonctionnement de la chose - qu'on l'appelle DL (citée 6 fois) ou Blockchain (8 occurrences du mot) - c'est bien Bitcoin (16 apparitions) qui est le sujet de la note, et surtout, malgré de prudentes protestations, l'hypothèse de l'émission d'un jeton numérique fiduciaire par une institution publique. Je ne m'en étonnerai certainement pas, ayant déjà noté il y a bien des mois que « la Banque a les jetons ».

La Galerie dorée revisitée

Le document de travail de Christian Pfister mérite donc une lecture attentive de sa version complète en anglais , lecture que j'ai faite en ayant à l'esprit un précédent historique non sans quelque rapport.

Notons d'abord que la compréhension de la nature du bitcoin (jeton numérique, unité de compte endogène et incentive indispensable dans son système) marque un heureux progrès sur le genre de littérature qui était encore courant il y a peu. Tou cela, pourrait-on dit, est de bon aloi.

Partant de la supposition honnête que l'usage d'une monnaie numérique peut se justifier de bien des points de vue (pas tous malhonnêtes ou imbéciles!) l'auteur examine plusieurs scénarios, tant du point de vue des individus que de celui de diverses sortes d'institutions, pour une adoption croissante de ces monnaies, selon divers degrés d'adoption.

Bien sûr les petits bonbons au cyanure ne sont pas absents du texte : l'existence d'un incentive par jetons y est ainsi décrite comme «un élément inhérent de bulle» tandis que l'absence de rémunération dans les DL semble ne pas poser de problème de sécurité, et que le coût de la distribution, aussi restreinte soit-elle, n'est guère évoqué. Il est toujours amusant de voir des gens de finance ne pas s'inquiéter des coûts.

Mais la privacy est correctement abordée, tant par sa finalité légitime que par la possibilité déjà offerte de la préserver avec les petits bouts de papiers de la Banque Centrale. Ce détail, dira-t-on, pouvait difficilement être éludé.

Ces remarques faites, on en vient aux hypothèses d'adoption et à leurs conséquences sur la politique monétaire.


  • Le scenario "A", restreint, repose sur un usage par les seules institutions financières de diverses DL les amenant à éprouver un moindre besoin de monnaie Banque Centrale.
  • Le scenario "B" voit s'instaurer une cohabitation-convergence entre la monnaie fiat et des jetons numériques régis par des institutions centralisatrices (et si on appelait cela des banques commerciales ?) qui, selon le degré de sophistication de leur jeton, pourraient les faire servir à la gestion des comptes courant ou des dépôts à terme. Encore qu'on puisse supposer comme le remarque l'auteur finement (ou plaidant pour sa paroisse) que les particuliers préfèreront la privacy offerte par le bon vieux cash.
  • Le scenario "C" est celui de l'émission de ce qu'un jargon nouveau désigne comme de la CBDC et que je préfère appeler un jeton cryptographique fiducaire, libellé naturellement dans l'unité de compte légale.

En lisant les sous-variantes du scénario "C" on en vient à se dire qu'il y a une vraie tentation à la Banque de France, qui pourrait penser à cette monnaie crypto-fiduciaire pour rémunérer les dépôts, ou imposer des taux négatifs. Comme le savent toux ceux qui réfléchissent à la chose, une banque centrale est en position... centrale, justement, sur ce sujet d'une (vraie) monnaie numérique. Il reste à gérer avec diplomatie les conséquences d'une telle décision pour les banques commerciales, en soulignant par exemple que cette monnaie crypto-fiduciaire serait une meilleur monnaie de règlement de leurs blockchains consortiales que tous les USC privés dont on nous bat les oreilles (on en conviendra!) tout en niant l'évidente préférence que devrait manifester le public pour ce jeton fiduciaire au détriment des jetons scripturaires privés. A défaut de le démontrer, l'auteur affirme qu'il «ne voit pas de claire raison pour laquelle le public préfèrerait utiliser une CBDC émise par une agence gouvernementale plutôt que celle des banques privées (...) avec lesquelles ils ont des relations de long terme». Government agency pour désigner une banque centrale, je n'aurais pas osé.

Mais la suite de la note (abordant les conséquences quant aux relations entre la Banque Centrale et les banques de la place) tend à laisser penser que le scénario d'une préférence du public pourrait être d'ores et déjà dans les cartons.

En ce qui concerne les conséquences de la montée en puissance de Bitcoin pour la politique monétaire, l'auteur en revient au risque de déflation que son offre limitée ferait peser, tout en notant qu'en réalité son usage restera modeste, sans rappeler (comme je dois le faire vicieusement) que le cours haussier du bitcoin reflète diverses choses qui augmentent, dont justement le nombre de transactions (1) et la taille de son réseau (2).

Au niveau de la cohabitation des monnaies, plusieurs choses me chagrinent :

  • Le document de travail ne semble envisager la cohabitation entre Bitcoin et la monnaie légale (papier, numérique ou en compte) que sous forme de lutte et de volonté de substitution (pour dire que Bitcoin gène - quitte à exagérer ce qui s'est réellement passé à Chypre - mais qu'il ne pourra pas l'emporter). C'est nier la possibilité que Bitcoin se fasse sa « niche » dans le système mondial.
  • Plus profondément encore, l'auteur semble penser que Bitcoin et les monnaies légales jouent sur le même terrain physique (avec des gens, des acteurs, des établissements tous plus ou moins hérités du passé) alors que Bitcoin a son propre terrain de jeu - immense au demeurant : le cyber-espace. J'ai souvent souri de la rage qui prend en France de réguler le bitcoin : y régule-t-on le dollar, la livre, le franc suisse, le rouble ? Ils circulent pourtant (via Visa ou dans des valises) et leur circulation ne concerne éventuellement que la police, au titre de méfaits commis, non de l'instrument avec lequel ces méfaits sont commis. Et si l'on considérait une bonne fois pour toute le bitcoin comme la monnaie de la Lune ?
  • Il n'est nulle part fait mention du rôle qu'une monnaie légale numérique pourrait jouer, sur le territoire où elle circulerait, comme interface avec Bitcoin, son univers et ses richesses. Sans doute ceci est-il une autre histoire, et cette histoire concerne-t-elle les responsables politiques et non la Banque, mais il me paraît vraiment important de la mentionner.

Je vais donc conclure en historien (avant qu'on se charge de me rappeler que je ne suis pas économiste!) et ma conclusion sera résolument optimiste. Quand je lis que «même dans le cas extrême et très improbable où la Banque Centrale émettrait des jetons numériques fiduciaires ayant les attributs de dépôt bancaire, et où le public les adopterait massivement...» ces clauses de style me font penser au Moulin du Louvre !

La monnaie a une histoire qui est financière, politique mais aussi technique. Pendant des siècles, la frappe au marteau régna, bien qu'elle présentât le grave inconvénient de produire des pièces qui n’étaient pas parfaitement rondes, et dont les dessins et inscriptions n’étaient pas toujours identiques.

Au milieu du 16ème siècle, à Augsbourg, on inventa la frappe au balancier, avec une presse à vis inspirée par la presse d’imprimerie. En France, le roi Henri II fit installer une de ces machines dans la maison dite du Moulin du Louvre, à l'emplacement de l’actuelle place Dauphine. Malgré l’opposition des maîtres monnayeurs, attachés à leur routine, il créa la Monnaie du Moulin du Louvre, distincte de la Monnaie de Paris, avec les mêmes attributions que les autres ateliers monétaires royaux.

Monnaies au balancier de Pau frappées par Henri II de Navarre puis sa fille Jeanne d'AlbretCette expérience parisienne fut interrompue par sa mort en 1559. En 1563, un arrêt de la Cour des Monnaies interdisait le monnayage au balancier : le Moulin du Louvre ne pourrait plus fabriquer que des médailles. Un grand classique du genre dans la guerre des Anciens et des Modernes. Mais une simple pause dans la marche de l'histoire.

Dans le petit royaume de Navarre encore indépendant, un autre Henri II, frappait aussi au balancier, et sa fille, la reine Jeanne (mère de notre Henri IV) continua. Comme quoi le progrès peut venir de l'étranger, des marges et ... des femmes ! Que la reine de Navarre soit ici proclamée ancêtre des bitcoineuses !

En 1640, la France (dont les échanges commerciaux étaient alors en excédent...) était inondée d'or espagnol. Louis XIII ordonna la fonte de toutes les espèces d’or et leur conversion en écus du titre et poids de l’écu français de 3,37 grammes à 23 carats. Une simple opération de refonte, pour faire disparaître les pièces usées ou rognées.

frappée au marteau

Mais, insistant sur le besoin d’une monnaie de qualité, le roi ré-ouvrit en douce le Moulin du Louvre, en laissant subsister la frappe au marteau dans les autres ateliers du royaume. En réalité, il s’agissait de rendre opérationnel l’instrument technique de la réforme que l’on préparait discrètement, en veillant à ne pas alerter les monnayeurs traditionnels.

Enfin, trois mois plus tard, et comme s’il s’agissait d’un simple aménagement technique, le roi se déclara résolu à convertir les grosses pistoles espagnoles qui avaient cours dans son royaume, en d’autres pièces d’or du poids mais aussi du titre (22 carats) des pistoles d’Espagne « pour ne pas charger (incommoder) ses sujets », mais sous son nom à lui, et en confiant la tâche à la Monnaie au Moulin...

Certes le roi fit passer cette mesure comme une dérogation exceptionnelle au système monétaire de la France qui était formellement maintenu avec son vieil écu. Le « louis » fut présenté comme un instrument monétaire accessoire, strictement destiné à franciser des pièces espagnoles, pesant le poids de deux écus de France, mais contenant un peu moins d’or pur. En fait Louis XIII venait de créer une zone monétaire franco-espagnole. Le « louis », cette pièce de circonstance, connut un succès et une longévité qui en firent, pour longtemps, le symbole même de la monnaie de France. La fabrication des vieux écus, formellement maintenue en 1640 comme monnayage principal, fut abandonnée dès 1656, et c’est le louis d’or qui resta, jusqu’à la Révolution, la pièce d’or étalon.

frappée au balancier

Il y a dans cette vieille anecdote, me semble-t-il, bien des enseignements. La monnaie doit êtrede qualité, n'en déplaise aux monnayeurs à l'ancienne. Elle doit être techniquement adaptée à l'époque. Elle doit être à même de créer des zones d'échange aisés avec ceux qui apportent ... l'or des Amériques jadis, le bitcoin aujourd'hui.

Un clin d'œil à l'histoire ? Pourquoi ne pas baptiser l'Euro-Crypto-Unit... écu ?

Jean Varin et Louis XIV Jean Varin, chef du Moulin du Louvre, enseigne la numismatique au jeune Louis XIV




Notes: (1) De la fin 2015 jusqu'en mai 2017 le cours du bitcoin en dollar évolue de façon assez étroitement corrélé avec le carré du nombre de transaction (il tourne autour d'un cent-millionième de ce carré).
(2) Coinbase annonce 50.000 ouvertures de compte par jour. A terme, la loi de Metcalfe s'applique aussi à l'extension d'usage que ces nouveaux comptes annoncent. Bitcoin a ensuite connu l'effet de nouveaux moteurs d'accélération, notamment l'arrivée d'acteurs institutionnels et l'intérêt des marchés à terme.

Commentaires

1. Le 14 nov. 2017, 09h08 par Benoit B

J'en déduis une prise de conscience que la fin de la monnaie fiat est une thématique qui prend de l'essor et qui est prise au sérieux. 

Avec les progrès techniques , notamment l'IA , nous allons vers un changement de civilisation.

La discussion continue ailleurs

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