24 - Les Anges, de Byzance à Bitcoin

C'est Byzance !

pièce d'or de Jean II ComnèneJadis les voyageurs découvraient avec émerveillement Byzance, l'opulence de ses marchés, le luxe de ses églises où les saints règnaient sur l'or des mosaïques, et ses belles pièces d'or ou d'electrum, sur lesquelles le Christ lui-même apportait sa caution à l'empereur.

Ils rapportèrent en France l'expression "c'est Byzance". Une autre expression, valoir son pesant d'or, où l'on trouve le vieux mot bezant, témoigne de cette antique fascination...

Dans le monde du bitcoin, on fait aujourd'hui plutôt référence à cette "seconde Rome" pour ses fameux généraux byzantins, qui doivent se concerter tout en supposant l'existence d'un certain nombre de traitres parmi eux.

attaque byzantine en sicile, 1038

La solution du problème mathématique n'étant guère inconnue de mes lecteurs, je pose la question historique à laquelle pour ma part je n'ai hélas pas trouvé la réponse : pourquoi des byzantins ? Dans leur étude, Lamport, Shostak et Pease ne s'expliquent pas sur ce point. Les commentateurs se contentent d'affirmer que cela fait référence à un fait historique. Ce pourrait bien être le siège d'Alexandrie en 641, au cours duquel en réalité les généraux byzantins se montrèrent en dessous de tout, mais l'histoire byzantine est bien longue et riche en épopée... Le plus probable que l'un des trois auteurs a eu quelque réminiscence cinématographique, et qu'il a songé par exemple au Dernier des Romains (1967) ou au péplum de Riccardo Freda (1954) Theodora impératrice de Byzance. Si un de mes lecteurs peut m'aider, il est le bienvenu!

Byzance, une seconde fois vaincue dans nos programmes scolaires, mal valorisée au Musée du Louvre, disparait lentement de notre mémoire collective. Il en demeure l'idée d'une civilisation brillante mais incapable de se défendre, et une histoire, sans doute fausse, sur ce dont les responsables de la ville auraient disputé durant l'assaut final des Turcs : l'épineuse question du sexe des anges.

Un ange de TiepoloElle prête aujourd'hui à rire. Mais si les angelots des peintres ont des petits sexes de sacripants qui les situent entre les Amours et les Lutins, les Anges n'ont point ce genre d'organes. La question historique qui s'est posée (et en fait bien des siècles avant la chute de Byzance en 1453) c'est celle de leur corporéité, de leur forme matérielle, de la nature de leur déplacement dans l'espace.

Ce n'est pas sans intérêt pour ceux qui réfléchissent aujourd'hui sur la nature du bitcoin.

Comme je l'ai expliqué sans trop de détail sur le Cercle des Échos, les Anges sont, dans la pensée des Anciens, des messagers de l'au-delà. Ils ont donc une nature non matérielle et ils se situent dans un espace qui n'est pas celui "de ce monde". Deux points qui peuvent nous interpeller. Comment nos ancêtres ont-ils surmonté les difficultés diverses que cette double altérité suscitait pour eux?

ange byzantinLes artistes les représentèrent comme de gracieux jeunes êtres, parfois un peu androgynes, souvent dotés d'ailes désignant la provenance (les "cieux"), la fonction (apporter des messages à tir d'aile) et la différence avec les humains. Une auréole complètait la représentation en suggérant une nature meilleure que celle de notre chair.

Au total les artistes de jadis se donnèrent donc plus de mal que les infographistes d'aujourd'hui qui ne trouvent guère de représentation du bitcoin autre qu'une sorte de pièce d'or sans ornement.

Signalons donc au passage que l'une des plus belles pièces du temps de nos rois fut justement un ange, l'Ange d'or battu en 1341 par Philippe VI. C'était rappeler ce que tout le monde savait: que les fleurs de lys avaient été jadis apportées directement par un Ange. Le roi de France était le seul à faire "porter" son blason par des Anges.

un ange d'or

Et ajoutons que la République française émit aussi une pièce de 20 francs ornée d'un Ange, évidemment laïcisé sous le nom de "Génie de la Liberté". La persistance de cette symbolique n'en n'est pas moins frappante. Comme si l'on avait toujours su que la monnaie était aussi une forme de message...

ange moderne

Venons-en à ce que les penseurs de jadis peuvent nous apporter.

On doit à saint Augustin (354-430), le plus grand philosophe de l'Antiquité tardive, cette définition : Les anges sont des esprits, mais ce n'est pas parce qu'ils sont des esprits qu'ils sont des anges. Ils deviennent des anges quand ils sont envoyés en mission. En effet, le nom d'ange fait référence à leur fonction et non à leur nature. Si vous voulez savoir le nom de leur nature, ce sont des esprits ; si vous voulez savoir le nom de leur fonction, ce sont des anges, ce qui signifie messager. Il y a là un effort conceptuel que l'on pourrait mettre en parallèle avec certaines distinctions toujours utiles à rappeler dans le monde du bitcoin, comme celle que l'on fait entre le protocole et la devise.

Entre Platon et Aristote, le triomphe de Thomas d'Aquin, détail du tableau par Gozzoli au Musée du LouvreMais c'est surtout chez saint Thomas d'Aquin (1225-1274) que l'on va trouver l'exposé le plus complet, avec un incroyable souci du détail, sur toutes les questions que peut poser à l'esprit philosophique l'existence d'un objet sans corps se manifestant par sa seule efficience : est-il composé de matière ou de forme ? est-il dans un lieu ? dans plusieurs lieux en même temps? à plusieurs dans le même lieu ? passe-t-il d’un lieu à un autre en traversant l’espace intermédiaire ?

Sans grand effort de transposition, ce sont des questions que peuvent se poser les hommes d'aujourd'hui, et je pense notamment aux régulateurs et aux juristes, quand ils réfléchissent sur les monnaies décentralisées. Du fait de ces similarités, je pense que la méthode philosophique de Thomas d'Aquin a peut-être quelque chose à nous apporter.

CrivelliIl y a autre chose, dans sa démarche qui me paraît devoir être suggéré à ceux qui réfléchissent aujourd'hui autour de la monnaie virtuelle. C'est son constant souci de réconcilier les Ecritures saintes et les enseignements philosophiques, essentiellement ceux d'Aristote. Non ce qui est tenu pour vrai par les uns ou par les autres, mais ce qui était tenu alors pour vrai par les uns et par les autres. Concilier et unir les deux approches intellectuelles de l'époque. C'est ce que symbolise bien le retable de Crivelli (1494).

Aujourd'hui il est, par exemple, insuffisant de ne s'interroger sur la nature des nouvelles monnaies qu'en termes purement techniques.

Non pas bien sûr que la technique soit inadaptée, incompréhensible ou trompeuse. La connaissance technique est irremplaçable. Mais parce que c'est de la confluence de plusieurs approches que naîtra une large acceptation de cette nouveauté radicale dans une plus vaste communauté.

Pour aller plus loin :

Commentaires

1. Le 11 juil. 2015, 10h05 par Marc

Votre article dans les Echos m'intéresse vraiment beaucoup et je vous en félécite.

J'avais essayé d'expliquer il y a quelques années à mon ancien de directeur de thèse le concept d'espace transnational (transcendant les Etats-nations, faisant fi des frontières nationales). Il m'avait répondu que cet espace n'existait pas, qu'il y avait seulement un espace national (à l'intérieur des frontières de l'Etat-nation) et un espace inter-national (à l'interface des Etats).
Outre, le fait qu'il était prisonnier d'une conception physique de l'espace en se contredisant d'ailleurs lui-même (en effet, si une frontière est définie par une droite mathématique, le concept d'espace inter-national n'a aucun sens d'un point de vue physique), il ne cernait pas l'existence d'une spatialité multiple qui ne se limite pas nécessairement aux trois dimensions dans lesquelles nous évoluons au quotidien. 

Cela est d'autant plus étonnant que les économistes se targuent souvent de découvrir (et d'enseigner) des "lois économiques" comme si celles-ci ne requéraient pas la conceptualisation d'un espace qui lui serait propre (à la science économique), au delà des contingences physiques mais aussi politiques (et sociologiques)....