30 - Fouché, un policier sans algorithmes.

Un jour qu'en sortant d'un repas entre bitcoineurs nous discutions de la loi sur le Renseignement, j'opinais que la police algorithmique en saurait toujours moins que n'en savait Fouché, ministre de la Police de 1799 à 1802 puis (après une première disgrâce) de 1804 à 1810. Quel tollé...

Il ne s'agissait pourtant point d'une coquetterie d'historien. Au moment de cette conversation, j'avais en tête l'attitude de Fouché après le célèbre attentat de la rue Sainte-Nicaise mais également les efforts pathétiques de nos dirigeants pour parer les coups assez similaires des terroristes du moment.

la machine infernale

le Fouché de WaresquielJe persiste dans mon opinion, d'autant qu'entre temps je viens de lire le livre de Dominique Cardon, à quoi rêvent les algorithmes, qui donne plus encore à penser qu'à craindre, et que le hasard d'un trajet en voiture m'a donné l'occasion d'écouter l'excellente émission Concordance des Temps de Jean-Noël Jeanneney, recevant justement Emmanuel de Waresquiel auteur d'une récente biographie de Joseph Fouché, dont la lecture, à son tour m'a conduit vers une remarquable étude de l'historien Augustin Lignereux sur la dérive terroriste à l'époque.

à quoi rêvent les algorithmesJe ne sais que trop que la complexité des modèles algorithmiques mis en oeuvre dans les nouvelles infrastructures informationnelles contribue à imposer le silence à ceux qui sont soumis à leurs effets. Elles désarment aussi ceux qui entreprennent de critiquer l'avènement de la froide rationalité des calculs, sans chercher à en comprendre le fonctionnement. Je voulais pointer ce qui leur manque, et la faille de raisonnement sur laquelle se fondent non ceux qui y ont recours mais ceux qui n'ont recours qu'à ce type étroit de calcul.

Le 24 décembre 1800, une machine infernale explose dans l'étroite rue Saint-Nicaise sur le passage de la voiture de Bonaparte, au pouvoir depuis un an. Attentat destiné à priver la France de l'homme dont l'énorme popularité relègue dans les marges tant les derniers jacobins que les conspirateurs royalistes stipendiés par l'Angleterre. Mais attentat très spectaculaire (20 morts, 100 blessés sans doute) destiné aussi à frapper les esprits, si l'on en juge par les mots mêmes du chef de la division de la police secrète Pierre Louis Desmaret: «Le fracas du coup, les cris des habitants, le cliquetis des vitres, le bruit des cheminées et des tuiles pleuvant de toutes part, firent croire au général Lannes, qui était avec le Consul, que tout le quartier s'écroulait sur eux». C'est bien un attentat politique, l'un des premiers de l'ère moderne.

Bonaparte (dont l'émotion profonde que suscite le crime conforte évidemment le pouvoir) charge les jacobins. Pourquoi? Essentiellement, semble-t-il, parce que le précédent complot était de leur fait et avait eu un mode opératoire (la machine à feu du chimiste Chevalier) fort proche. C'est le vice de son raisonnement et c'est le vice central du raisonnement par la trace ou le précédent. On cherche du jacobin, on trouve du jacobin. Même l'historien peut s'y laisser piéger, s'il suit trop la police qui redécouvre des rapports antérieurs à l’attentat et qui, à sa lumière, font figure de signes annonciateurs comme l'observe finement Lignereux. Or que dit Cardon? La manière dont nous fabriquons les outils de calcul, dont ils produisent des significations, dont nous utilisons leurs résultats, trame les mondes sociaux dans lesquels nous sommes amenés à vivre, à penser et à juger.

Le ministre de la Police, Fouché, affirme au contraire que les coupables sont à chercher du côté des royalistes et non des derniers jacobins. D'abord parce que la chose lui semble avoir été mieux organisée, donc forcément payée par l'Angleterre, et ensuite par ce que la logique politique explique, comme on le verra, l'engrenage terroriste des derniers combattants de la Vendée royaliste. Les faits lui donneront raison.

Pourtant il obtempère. Des jacobins sont déportés. De façon toute moderne, le Sénat appelé à voter (sans trop de preuves...) sur leur déportation déclare la décision "constitutionnelle". Fouché continue son enquête. Comme l'attentat lui-même, l'enquête est l'une des premières modernes, incroyablement scientifique : analyse des restes du cheval et des son fer, comparaison des formes de lettres manuscrites ou imprimées, mais aussi enquête politique avec mouchards et primes. On remonte les pistes. En avril 1801, les terroristes royalistes sont guillotinés devant une foule nombreuse.

Que nous apprend cette histoire d'un temps sans algorithmes mais non sans calcul ou sans science?

Ne soyons pas condescendants avec les hommes de ce temps-là. La France vient d'inventer le système métrique. On a voulu mettre la Raison sur les autels, et donner une structure logique au calendrier. Les savants sont partout.

Bonaparte en académicienBonaparte est membre de l'Institut. Il a été élu le 25 décembre 1797, trois ans exactement avant l'attentat, à la section des arts mécaniques de la section des sciences.

Depuis l'enfance, il aime les mathématiques. Partant pour l'Egypte, il s'est entouré d'une équipe de scientifiques dont la liste laisse pantois. Le premier Grand chancelier de la Légion d'Honneur, en 1803, n'est pas (comme depuis lors) un général mais... un savant. Dès 1799 Bonaparte a nommé ministre de l'Intérieur Laplace, l'un des plus grands mathématiciens du temps, l'un de ceux qui ont l'honneur d'avoir son buste dans le jardin de l'École normale supérieure.

des savants, rue d'ilm

Et Fouché? De 1782 à 1792 le futur premier flic de France était plus modestement ... professeur de mathématiques et de physique dans les collèges tenus par l'Oratoire. Lui aussi se passionnait pour l'électricité, mais aussi pour l'aérostatique (il survola Nantes en ballon) et toutes les découvertes du temps. Principal de collège, il correspond avec de grands savants et dépense une fortune pour constituer un laboratoire de physique.

Bonaparte et les savants

Au total, les dirigeants de 1800 ne se distinguaient pas des nôtres par une moindre culture scientifique. Loin de là ! Si la Chine est aujourd'hui, comme la France d'alors, une République d'ingénieurs, la France ne l'est plus.

La nature exacte des parcours universitaires de nombre d'hommes et de femmes politiques remplit des pages sur Internet. On daube aisément sur les têtes d'oeuf. Je trouve pour moi certains parcours bien courts, et fort peu savants. Et cela se sent, moins à l'occasion de bourdes que par une réelle incapacité à comprendre le monde.

Car finalement, l'objectif affiché aujourd'hui, c'est lequel ? Si c'est de combattre le djihadisme par l'informatique, il est regrettable que nos hommes politiques ne comprennent probablement ni l'un ni l'autre.

La scène "culte" reste, pour ce qui est du niveau de renseignement sur l'ennemi, l'incertitude d'un Ministre de l'Intérieur sur le point de savoir si Al Qaïda était sunnite ou chiite. On ne lui demandait pourtant pas un cours sur la Sh'ia ni une dissertation sur les écoles hanbalite, shafiite, hannafite ou malikite! Quant à leur niveau de culture informatique, depuis la découverte par Jacques Chirac de la "souris" (en décembre 1996 ! c'est l'origine du mulot des Guignols) jusqu'au niveau des débats lors de la dernière (?) loi sur le renseignement, il amuse des millions de gens.

Il est plus que probable que bien des députés ont adopté les "algos" comme un talisman. Et par habitude de voter ce qu'on leur demande. C'est leur habitus. Les algorithmes savent déjà que les députés voteront le prochain texte liberticide !

renseignez-vous

On a un peu envie de leur dire Renseignez-vous ! La vérité c'est que les terroristes comprennent mieux qu'eux la technologie, avec des logiciels complets (en arabe) et des forks de PGP (toujours en arabe).

Revenons en 1800. Ce qui distinguait les dirigeants d'alors des nôtres, ce me semble donc être une plus profonde culture tout court, ce qui inclut la science sans s'y limiter et donne à l'intelligence les armes pour suivre, voire pour précéder l'ennemi.

Que s'est-il passé, en effet, en 1800, qui a pu guider l'analyse politique de Fouché ? Au moins trois événements :

  • le brouillon signé par Bonapartela pacification de la Vendée durant l'hiver, qui inaugure une stratégie de dépolitisation et d'intimidation ;
  • la victoire de Marengo en juin qui rend Bonaparte incontournable et augmente encore sa gloire ;
  • la fin de non recevoir adressée par Bonaparte en septembre au frère de Louis XVI qui lui proposait de faire sa fortune s'il acceptait d'être le restaurateur de l'ancienne monarchie (voir l'échange retranscrit dans les mémoires de Bourienne).

Ces trois faits éclairent d'un jour particulier l'attentat de la rue Saint-Nicaise mais aussi le raisonnement lucide d'un Fouché : ce sont des combattants royalistes (ceux qu'on appelait des chouans) qui se sont transformés en terroristes, ratant ainsi leur entrée en politique, parce qu'en vérité ils ne pouvaient pas alors la réussir. Emprunter le mode opératoire des jacobins fut de leur part une pauvre ruse de guerre. Pas de quoi tromper un Fouché qui ne pensait pas que le futur (de l'internaute) est prédit par le passé de ceux qui lui ressemblent comme les promoteurs des algos selon Cardon.

Que nous aurait appris, dans cette affaire, la surveillance algorithmique ? En gros : que les royalistes achetaient de la poudre. Et que les jacobins achetaient de la poudre. En détail : des millions de choses qui vont de pair avec le fait qu'en période de crise la violence augmente. « L’air est plein de poignards » comme le disait joliment Fouché.

Bref beaucoup de "faux positifs" comme on dit aujourd'hui pour ne pas avouer que l'on augmente la taille de la botte de foin au lieu de chercher l'aiguille par la raison.

J'ai parlé de Laplace. Son Essai philosophique sur les probabilités est une étape importante de la théorie déterministe.

Les probabilités selon Laplace

Une chose ne peut pas commencer d'être sans une cause qui la produise. Que n'applique-t-on cela quand on recherche les poseurs de bombe au lieu de croire qu'ils apparaissent par génération spontanée, qu'ils s'autoradicalisent. Les dirigeants de 1800 pensaient que la vie a un sens, ceux d'aujourd'hui pensent profondément qu'elle n'en a pas, que tout est le fruit du hasard, que l'esprit scientifique est inutile puisque les big data parlent toutes seules, par abduction. C'est aussi pour cela qu'ils se méfient de ce que Caron appellent la sagesse et la pertinence des jugements humains, qu'ils espionnent tout, ne saisissent pas grand chose et ne proposent en définitive pas de vraie réponse politique à une menace qu'ils ne comprennent pas, qu'ils font la guerre comme des sagouins et que leurs ennemis prospèrent.

Pour aller plus loin :

sur le renseignement

sur l'histoire

  • On peut aussi écouter ici l'émission Concordance des Temps sur Fouché et sa police