43 - Le bitcoin : d'Oresme à Galilée ?

(cet article a été traduit en chinois)

À la Conférence « Blockchain : disruption et opportunités » tenue le 24 mars à l'Assemblée nationale, on m'avait demandé une brève mise en perspective de la notion de confiance, notamment à travers la figure de Nicolas Oresme.

Que peut encore avoir à nous dire de ce que nous observons aujourd’hui, un moine normand que l'on a parfois décrit comme l'Einstein du 14 ème siècle et dont les financiers seuls se souviennent qu'il estimait que la monnaie est l'affaire des marchands ? De cet érudit, économiste, mathématicien et traducteur d'Aristote, chez qui l'on trouve avec des siècles d'avance des principes qui seront ceux de Gresham, de Turgot, d'Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, il arrive aujourd'hui que se réclament ceux qui aspirent au retour d'une "monnaie valeur" (même si Oresme ne confondait pas la monnaie et la richesse!). J'ai donc pensé que l'idée de partir d'Oresme pour introduire une réflexion autour du bitcoin était bonne, mais pour aller où ?

Voici le texte (un peu remanié et completé) de mon intervention.

Nicolas Oresme

En apparence Oresme n’a pas grand’chose à nous dire. Il a vécu plus de 70 mutations monétaires, qui ont fait perdre 50% de sa valeur à la monnaie métallique. Ceux qui ont moins de 50 ans, en France, n’ont rien connu de comparable et franchement ça se sent parfois un peu dans leurs commentaires.

Oresme, en bon aristotélicien, réprouve l’intérêt sur l’argent, qui est le dangereux fondement de nos monnaies actuelles, mais il conteste aussi le droit de l’Etat sur la monnaie, droit qui est remis en cause avec le Bitcoin.

La monnaie, nous dit Oresme, n'est pas la propriété du prince. Elle appartient à ceux qui la gagnent, à la collectivité de ses utilisateurs, qui seule peut en définir le statut. Mais ne nous y trompons pas : quand Oresme dit que la monnaie est affaire de marchands il parle de bonne monnaie. Il aurait peut-être approuvé l’indépendance de la BCE, certainement pas le Quantitative Easing car la monnaie ne se peut faire par alkemie.

Pour Oresme, la confiance est confiance dans la valeur autant que dans l’échange. Aujourd’hui on confond les deux choses, assez frauduleusement.

Je dois donc revenir sur la présentation qui est généralement faite de la confiance comme naturellement suscitée et entretenue par une institution tierce et centralisée. Je crois que c’est simplement faux. Les hommes se font d’abord confiance l’un à l’autre, entre frères, amis, voisins. La première forme de monnaie-dette chacun la connait : au café on ne partage pas, on dit « je te revaudrai ça ». Je suis de ceux qui pensent que la monnaie n’a pas d’origine précise et qu’elle est, comme le langage lui-même, (confère l’expression sur parole) un élément constitutif de notre humanité.

Il suffit de rappeler que les mots confiance et confidence ont les mêmes racines latines pour voir que la confiance est chose intime. La confiance (au delà du premier cercle) est historiquement de nature ethnique ou religieuse. Voyez le rôle que les liens familiaux et religieux jouent traditionnellement dans certaines communautés de marchands (lombards, juifs, ismaéliens, gujaratis) et sur certains marchés comme celui du diamant.

Or la puissance publique n’est pas de nature intime, ethnique ou religieuse. L’idée qu’elle soit le fondement de la confiance dans la monnaie est, au mieux, une mythologie destinée à faire de nécessité vertu.

Les pères du papier

L’assignat qui annonce la terreur (laquelle avait manqué au système de Law) n’a aucun fondement républicain. Il tient bien plus du despotisme de Catherine II, qui s’inspirait d’Ivan Possochkov, un économiste du temps de Pierre-le-Grand qui disait crument que la matière dont la pièce est faite importe peu et que la volonté de l’empereur serait d’attribuer la même valeur à un morceau de cuir ou à une feuille de papier, elle suffirait.

La confiance dans cette monnaie d'État est sans cesse invoquée. Mais du fait de son cours forcé elle est parfaitement invérifiable et souvent fort mince. Toute personne qui a fait un an d’études d’histoire sait que le petit épargnant finit toujours grugé. Nos concitoyens ont lu que les banques étaient fragiles, ils soupçonnent que les garanties des dépôts sont illusoires, et ils ont entendu un ministre plutôt pondéré leur dire que la France est en faillite. Les plus informés ont compris ce que chypriation et résolution bancaire veulent dire.

Chez le percepteur, Jan Massys, 1539

Ce qui donne son efficacité, sa valeur, à la monnaie officielle ce n’est pas du tout ma confiance ou celle de l’épicier, comme le dit la bibliothèque rose de l’économie, c’est le percepteur qui exige cette monnaie et l’accepte au nominal. Le fisc (autant et plus que le commerce) est la raison d’être et le vrai fondement de la monnaie régalienne. Contre le moine Oresme, c’est donc Jésus qui a raison quand il parle du « denier de César ».

un percepteur romain

Quand l’évangile écrit Ἀπόδοτε οὖν τὰ Καίσαρος Καίσαρι, comprenons qu’il faut payer ses impôts à l’Etat mais placer sa confiance dans la société.

Cependant, en matière d’agencement de la société face aux Etats, nous sommes moins dans un « moment social » ( dans lequel Oresme nous parlerait de l’autonomisation des échanges par rapport au prince) que dans un « moment mathématique », où l'on découvre comme le fit Galilée en d'autres domaines, qu'il est possible de se passer de quelques mythes.

Galileo Galilei peint par Le TintoretLe moment Galilée apporte sa part de désenchantement pour les nostalgiques, d’exaltation pour les imaginatifs.

Au delà du hype ludique et communautaire, au delà de l'émerveillement technologique, il y a aussi ici un projet politique, difficile à présenter simplement surtout à des non-américains. Le slogan « no borders no banks » manque probablement de tact. Le cœur du projet, c’est je crois la liberté du cyberespace. Liberté au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance.

Désormais, et c’est une déflagration, la confiance est écrite en langage mathématique.


Pour aller plus loin :

  • Sur Oresme : une présentation du Traité des Monnaies (1355)
  • Étant de ceux qui pensent que les premières monnaies furent sans doute les femmes (ce que suggère me semble-t-il David Graeber) je trouve particulièrement succulente cette phrase d'Oresme : Si comme donc la communaulté ne peult octroyer au prince qu’il ait la puissance et auctorité d’abbuser des femmes de ses cytoiens a sa voulunté, et desquelles qu’il luy plaira, pareillement elle ne luy peult donner privilleige de faire à sa voulunté des monnoies.
  • Télécharger une traduction du Traité des monnaies en pages 47 à 92 de l'ouvrage réalisé par une équipe conduite par Jean-Michel Servet et mis en ligne par l'Institut de Coppet.
  • La citation complète de Possochkov : Ce qui fait la valeur d'une pièce de monnaie, ce n'est pas l'or, l'argent, le cuivre, la matière plus ou moins précieuse qui a été employée pour la confectionner; non, rien de tout cela ne fait que cette pièce de monnaie soit reçue en échange d'un boisseau de blé ou d'une pièce de drap. Ce qui fait cela, c'est l'image de l'empereur frappée sur le métal, c'est la volonté de l'emperuer exprimée par cette image, d'attribuer à ce morceau de métal une efficacité telle qu'on l'accepte sans hésiter en retour des choses ayant une valeur réelle, servant aux usages réels de la vie. Et dès lors, la matière dont cette pièce est faite importe peu. La volonté de l'empereur serait d'attribuer la même valeur à un morceau de cuir , à une feuille de papier, elle suffirait, et il en serait ainsi.

Commentaires

1. Le 26 mars 2016, 10h06 par Sosthène

Très intéressant, j'aurais aimé être là pour voir la tête de l'assistance au moment où tu as parlé de la chyprisation (ou chyprage ?).

Eh bien quand j'ai évoqué le mot de Fillon, j'ai vu le président Launay sourire. JF

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