42 - L'Art est-il dans la nature du Bitcoin?

Tétradrachme de ClazonèmeS'il y a un art de la monnaie ce n'est pas celui des banquiers mais celui des artisans, des graveurs de monnaies.

Au commencement, les monetae figuraient le visage des dieux, des héros et des rois. Une monnaie n'était pas moins sacrée qu'une statue dans un temple ; le caractère précieux du métal et la beauté plastique de l'œuvre se combinaient en l'une comme en l'autre.

Qu'elles soient perses, grecques ou ... gauloises, les monnaies antiques nous frappent toujours par leur hiératique beauté.

monnaies antiques

Et des siècles plus tard, les guerres entre rois étaient aussi des concours de beauté : sur leurs trônes, sur leurs nefs, sur leurs chevaux, rois de France et d'Angleterre faisaient assaut de majesté par de vraies oeuvres d'art.

guerre de cent ans

Il reste quelque chose de ce lien antique. Oscar Wilde l'avait déjà remarqué : «Quand les banquiers se réunissent pour dîner, ils parlent d’art. Quand les artistes se réunissent pour dîner, ils parlent d’argent».

Des étranges relations entre les gens d'argent et les gens d'art, quels enseignements pouvons-nous tirer pour Bitcoin, la plus immatérielle des monnaies ?

Les œuvres d'art constituent depuis longtemps une classe d'actifs. Le goût des hommes d'affaires n'est pas forcément mauvais. Les choix des Médicis, jadis, ceux d'un industriel de l'acier d'origine populaire comme Frick il y a un siècle, ou plus récemment ceux d'un industriel du textile troyen comme Pierre Lévy rappellent que le goût, le flair, l'audace même et l'absence de conformisme ou d'académisme peuvent aussi faire de redoutables d'hommes d'affaires des collectionneurs avisés.

Collections Frick (supra) et Lévy

L'oeuvre d'art est un "or artistique". Elle a une valeur intrinsèque, qui résiste à l'inflation. Mais elle doit être "vraie". L'art comme classe d'actifs ne s'étend qu'aux seuls objets tangibles : peinture, gravure, sculpture. Passé la période couverte par le droit de l'auteur et de ses ayants-droit, personne n'a entendu parler de posséder (surtout de manière exclusive) Une petite musique de nuit ou Les Fleurs du Mal. Ce n'est pas désintérêt. Pour qu'une création ait valeur marchande, il faut qu'elle soit exclusive sinon unique, exactement comme une pièce de monnaie. Il faut qu'elle soit "vraie".

Un vrai Picasso se possède, mais comment possèderait-on un vrai Mozart ?

Il y eut une exception : le fameux Miserere d'Allegri, composé en 1683 pour le pape Urbain VIII. Sa copie et même sa transcription durant une audition étaient punies d'excommunication car cette propriété du pontife, uniquement interprétée dans sa chapelle, se devait d'être exclusive. Elle le resta (plus ou moins, car des transcriptions aussi fautives que furtives circulaient) jusqu'au prodige du jeune Mozart qui, à l'âge de 14 ans, aurait retranscrit chez lui sans une seule erreur l'intégralité du morceau (un peu moins d'un quart d'heure) après l'avoir entendu une seule fois, en 1770.

Dirait-on aujourd'hui que le petit prodige a hacké le fichier d'Allegri? Il n'a pas recopié la partition, il a pratiquement réécrit le morceau, non avec ses yeux, pas même avec ses oreilles, mais avec sa mémoire !

un cave artisteOn vole très au-dessus des douteux exploits des faux-monnayeurs que seule la prudence conduit à s'appliquer, ce qui fait que la fausse monnaie, pas moins que la vraie, requiert une main d'artiste, une paluche qui vaut de l'or, une main raphaëlienne comme disait le Dabe.

Or justement, de telles mains existent, et c'est bien pourquoi la fausse monnaie n'a pas attendu le scanner pour courir la rue.

Pour éliminer la "fausse" monnaie, une idée monétaire originale et artistique serait que tout billet soit forcément lui-même un original, radicalement différent des autres et non pas différencié par un numéro de série dont nul ne se soucie et qui n'assure qu'une traçabilité fort médiocre.

Je voudrais ici parler d'une expérience peu connue en France, et qui à vrai dire n'a guère marché et ne pouvait pas marcher : l'Artmoney danois. Un beau jour de 1997, un peintre fauché a proposé dans un café de Copenhague de peindre lui-même le billet. Artmoney était né, et des milliers de billets différents ont été dessinés ou peints, tous de format 12x18, assortis au dos de l'œuvre de mentions obligatoires et tous d'une valeur nominale de 200 couronnes. Oui, l'histoire se passe bien dans LE pays qui a dit non au merveilleux euro. Est-ce un hasard ?

Dans les premières années de ce siècle, des "billets" ont été acceptés en paiement, essentiellement pour quelques 20% des consommations dans les bars branchés de Christianshavn. L'expérience semble s'essouffler même si les billets seraient toujours acceptés dans 150 commerces dans le monde, dont 121 au Danemark et 2 en France.

J'ai bien sûr acquis quelques "billets". Comme la très grande majorité des clients, ce fut toutefois seulement pour leur valeur de collection. On peut sourire, mais j'ai toujours pensé que les fameuses "monnaies locales complémentaires" n'avaient guère d'autre destin dans la pratique. La valeur de collection se combine cependant, dans le cas d'Artmoney, à une valeur intrinsèque, liée au travail du peintre: de l'or artistique, en somme...

J'ai encadré celui-ci, parce qu'il résume assez bien la philosophie du système...

artmoney

Pourquoi cela n'a-t-il pas mieux marché ? Ne haussons pas les épaules : créer de la monnaie ex nihilo, les artistes de Copenhague ne furent pas les seuls à y songer, la BCE ou les banques commerciales le font aussi, et sans avoir le talent ou la courtoisie de s'imposer une création artistique pour cela...

En tout cas il y a ici un concept que nous retrouvons dans le système bitcoin : l'unicité, l'originalité de chaque unité, et... beaucoup de travail !

Une autre idée, bien plus féconde, qu'eurent en premier les artistes et les collectionneurs c'est de rendre chaque oeuvre traçable.

la vente ContiLe meilleur moyen de savoir si vous avez un vrai Titien, un vrai Rembrandt... c'est de connaître son histoire depuis l'atelier.

Les catalogues de Musées (au moins 200 pour le seul Musée du Louvre depuis 1793) s'avèrent ici moins utiles que les catalogues des collections privées puisque leurs pièces sont encore susceptibles d'être mise en vente. Ces catalogues existent depuis le 17ème siècle.

Mais il faut surtout citer les catalogues des grandes ventes, des successions de collectionneurs (comme la vente à la mort du prince de Conti en 1777), les catalogues des ventes aux enchères conservés depuis le 18ème siècle...

Tous ces catalogues forment autant de blocks validés, certifiés (les commissaires priseurs sont officiers ministériels), même si leur chaînage laisse évidemment à désirer.

Souvent la "cote" d'un artiste se soutient d'autant mieux que sont disponibles ses archives et que la recension exhaustive de ses oeuvres et l'informatisation des données le concernant et de tout ce qui permet d'entretenir un catalogue raisonné sont avancées. Ainsi l'incapacité où se trouvent les experts de savoir ce qui est vraiment de Salvador Dali (la rumeur voulant qu'il ait même laissé quantité de papier blanc déjà signé de sa main) affecte quand même durement sa cote. L'auteur des montres molles a dû songer aux monnaies fondantes !

De même, pour en rester aux surréalistes, la cote de Roberto Matta souffre de l'absence d'un catalogue raisonné. Au contraire, celle de Wifredo Lam bénéficie clairement de l'important effort entrepris par son épouse et ses héritiers qui ont établi un catalogue raisonné de son oeuvre.

Lam, pour les réfugiés espagnols

Lam, mort en 1982, a son site; mort 20 ans plus tard, Matta n'en a pas.

A partir de 1959, un artiste découvreur comme Hans Hartung, créateur du mouvement de l'abstraction lyrique, tint lui-même de son vivant un vaste catalogue de ses propres oeuvres et entreprit de les rendre traçables. Aujourd'hui, une fondation gère archives, catalogues, réseaux d'experts. Elle est en mesure de délivrer des certificats d'authenticité mais aussi de faire saisir de (rares) faux. De telles entreprises, grandement facilitées par l'essor de l'informatique, font aujourd'hui référence.

L'apparition des registres de type blockchain donne tout naturellement une nouvelle jeunesse à de telles entreprises. Si des artistes ont été parmi les premiers à accepter le bitcoin tant comme source d'inspiration (lire dans Coindesk ) qu'en paiement (voir des sites comme art4bitcoin, cointemporary)], on voit aujourd'hui une entreprise comme la start-up berlinoise ascribe offrir des solutions nouvelles pour les artistes, qu'il s'agisse de signer des oeuvres d'art numériques, d'en éditer des certificats d'authentification, d'en maintenir un catalogue, de les tracer, de les partager ou encore de gérer des éditions en séries limitées.

Ceci me paraît, à l'orée d'une ère fondamentalement différente - parce que les aventures ont et auront lieu dans un espace numérique - infiniment plus prometteur que les bricolages consistant à implémenter sur la blockchain (donc dans le cyber-espace) des objets conceptuellement issus du titre-papier (en France : cadastre napoléonien ou loi sur les sociétés de la fin du 19ème).

J'avais noté que, dans l'art des choses idéales, l'adoption par les artistes, vers la fin du 15ème siècle, des mathématiques de la perspective avait été concomitante de la taille du diamant, créatrice de richesses nouvelles et fabuleuses. Il faut toujours suivre les artistes...



Pour aller plus loin :

  • le site pour investir avec émotion de Michel Santi, ancien trader et amateur d'art, que je remercie par ailleurs vivement de son accueil et de ses utiles indications.
  • un article de l'Usine digitale sur l'apport de la blockchain à l'authentification
  • Une vidéo sur l'histoire d'Artmoney qui insiste sur la dimension communautaire de la monnaie

Commentaires

1. Le 1 mars 2016, 10h32 par Cyril Grunspan

Merci pour ce très bel article. Le bitcoin est presque une oeuvre d'art.

2. Le 2 mars 2016, 04h38 par Morgan Phuc

Excellent article qui éclaire la notion de "preuve de travail" auprès de celui qui a plus l'âme d'un artiste que d'un mathématicien !

Morgan

Mon intention était d'approfondir cela, notamment après le dernier post de Pierre Noizat sur son propre blog. En tout cas, je vois plus de rapprochements que d'oppositions entre le travail de l'artiste et celui du mathématicien. Quant au travail de hashage, il s'approche pour moi de celui de polissage du diamant. L'incitation é relire le billet sur le travail du diamant allait dans ce sens. ... A suivre ! JF

3. Le 2 mars 2016, 06h47 par albert seandhils

Comme d'habitude, cela se lit d'une traite, et on en ressort grandi. Avec en prime le numéro 42, ce qui ne gâche rien !

Rien ne vous échappe ! JF

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