48 - La blockchain : l'Illusion et son Architecte

En écrivant sur la blockchain, il y a quelques jours, mon billet précédent, j'ai eu une sorte d'illumination dont j'ai décidé de faire un récit particulier, parce qu'il s'agit d'un thème spécifique, religieux.

Mon illumination me renvoyait en effet à une scène très frappante, celle qui suit immédiatement l'illumination du Bouddha. Pour illustrer ce billet, j'emprunterai beaucoup au film de Bernardo Bertolucci Little Buddha (1993).

la nuit où tout devient claire

Ce n'est pas la première fois que les sujets religieux viennent me fournir des clés de compréhension. J'ai déjà noté que le discours sur la blockchain tel qu'on le tient dans les grandes institutions représente ce que les historiens du christianisme appellent l'instant constantinien. Penser que, trouvée dans une crèche libertarienne la blockchain pourrait être l'instrument providentiel destiné à sauver les institutions financières fait songer à ce qu'on a vu en 313 quand Constantin se proclama chrétien, c'est à dire fidèle de celui que ses prédécesseurs avaient considéré comme l'icône d'une bande d'anarchistes. L'Empire se fit chrétien, le christianisme se fit impérial. Et comme le disait un millénaire et demi plus tard l'empereur Napoléon, il ne représenta plus le mystère de l'incarnation mais le mystère de l'ordre social.

Le thème de la tentation est récurrent dans la pensée religieuse. On peut penser à celle de saint Antoine à qui le diable fait miroiter bien des plaisirs, ou à celle du Christ lui-même à qui Satan (le Prince de ce Monde) propose tous les royaumes de la terre contre une petite génuflexion.

Il est particulièrement riche dans le canon bouddhiste ancien. Assis sous l'arbre de Bodhgaya (un pipal dit-on, qui tient de l'épisode son nom savant de ficus religiosa), celui qui n'est encore que Siddharta Gautama va, dans les derniers moments de combat spirituel, repousser plusieurs assauts de Mara.

Mara, c'est la Mort et c'est le Malin, c'est l'orgueil et l'illusion (lire ici). Sentant sa proie lui échapper, Mara va séduire d'abord, menacer ensuite : il envoie ses filles lascives et désirables, et puisque cela ne suffit pas, il déchaîne sa violence guerrière et symbolique.

Voici les deux scènes magnifiquement illustrées par des petites sculptures du Gandhara, un art qui me touche énormément.

Mara, ses charmes et ses menaces

En quoi cela nous concerne-t-il ?

ll me semble que ce sont deux choses que peuvent parfaitement comprendre tous ceux qui tentent d'échapper à un ''Système", qu'il s'agisse d'un système de gouvernement, de contrôle social, de représentation mentale, de production ou de répartition. Ceux qui entendent s'en libérer doivent subir d'abord les séductions de la publicité, du spectacle et du plaisir, voir leur révolte et leur transgression transmuées en objets de consommation. Puis, si cela ne suffit pas, viennent l'intimidation, le contrôle par la peur intériorisée, le spectacle de la violence. Est-ce que je me fais bien comprendre?

Mais le récit du canon bouddhiste ne s'arrête pas là. Siddharta reste impassible. Il sait que tout cela est une illusion. Alors, il voit se dresser devant lui non pas l'Ennemi, mais sa propre image autrement dit son propre εἴδωλον - simulacre, fantôme, idole...

illusion

Voici les paroles que le lama Khyentse Rinpoche, consultant de Bertolucci, a mis sur les lèvres du Vainqueur, et sur celle de son image (qui parle ici en premier) :

- “You who go where no one else will dare, will you be my god?”
- “Architect, finally I have met you. You will not rebuild your house again.”
- “But I am your house and you live in me.”
- “Oh lord of my own ego, you are pure illusion. You do not exist. The Earth is my witness.”

Ces paroles, ce sont d'authentiques paroles du Bouddha, rapportées à la stance 154 du Dhammapada :

" Ô architecte de l'édifice, je t'ai découvert !
Tu ne rebâtiras plus l'édifice.
Tes poutres sont toutes brisées."

Voici les mots auxquels je songeais en écrivant l'autre jour au sujet de la "technologie blockchain" et de ses promesses.

La blockchain est un discours, elle ressemble comme un miroir au programme du Bitcoin, elle se dresse face à lui au moment même où il vient de renverser l'illusion selon laquelle deux êtres ne peuvent échanger sans qu'un tiers se place entre eux.

Mais ce discours (tenu par des orateurs aux visages multiples) n'a jamais qu'un but. Il s'agit de reconstruire la maison que Satoshi vient de renverser : je suis ta maison, je suis la technologie derrière le bitcoin.

Si l'illusion que nous rencontrons a toujours, d'abord, notre propre visage, c'est parce qu'elle passe par chacun de nous. Que d'entreprises visant, d'une façon ou d'une autre, à re-centraliser ! Que de recherches uniquement tournées vers la création de nouveaux intermédiaires ou la défense des anciens !

Comme il est dur de changer ...

L'arbre (selon la tradition) de la Bodhi à Bodhgaya

Pour aller plus loin (ou se distraire) :

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