19 - Fausse monnaie et vraie finance, entre Genève et Neufchâtel

"Si vous voyez un banquier suisse sauter d'une fenêtre, sautez derrière lui, il y a sûrement de l'argent à gagner..."

Le mot serait de Voltaire, en tout cas Jean Ziegler le lui attribua jadis. Sans discuter l'authenticité de la citation, on notera qu'il y a mieux à faire au travers d'une fenêtre que de sauter : regarder. En latin cela se dit speculare.

En préparant un billet que je viens de consacrer sur le Cercle des Échos au "Réduit suisse" du bitcoin, je me suis penché sur quelques faits anciens concernant cet étonnant pays voisin.

Un chose me frappe, qui ne sera pas approfondie aujourd'hui, c'est la relative modestie des monnayages suisses anciens. A l'époque médiévale et moderne, la Suisse ou plutôt les Suisses vivent avec des monnayages féodaux, ecclésiastiques ou cantonaux de billon ou d'argent. Rien de comparable aux belles monnaies royales de France, d'Espagne ou d'Angleterre, ni même aux monnaies de grandes villes commerçantes des Pays-Bas ou d'Italie.

pièce de 1802

A l'aube de l'époque contemporaine, les premières monnaies "républicaines" sont encore bien modestes. De façon stupéfiante, on verra même en 1830 Vaudois ou Bernois se servir, en la contremarquant, d'une pièce française datant du temps des rois !

écu français marqué

le chapeau du bailliEn bref, ces Suisses moqués par Voltaire n'avaient point le culte de la belle et grosse monnaie.

Paradoxe?

Non, la Suisse fut longtemps un pays pauvre. Mais c'est aussi le signe d'une déconnexion helvétique entre la puissance régalienne et la figure du politique. Le mot de couronne désigne encore plusieurs monnaies nationales en Europe, même dans des états républicains, et y servit même à l'époque communiste ! Or point de roi et point de "Couronne" en Suisse, où le récit national se fonde sur le refus de la révérence due au souverain.

En revanche, l'histoire suisse rappelle que la finance c'est speculare d'abord au sens d'observer, comprendre, imaginer...

les demoisellesAinsi à la veille de la Révolution de 1789, la royauté française est mortellement débitrice et obligée des banquiers de Genève, mais aussi de Lausanne ou de Neufchâtel. Pour de nombreuses raisons, dont une cocasse : le roi émettait des obligations viagères, sans savoir construire des tables de mortalité. Mais les banquiers genevois possédaient le recueil de statistiques mortuaires établies par le médecin suisse Louis Odier à Genève. Ils faisaient donc souscrire les obligations viagères par des syndicats de ce que leur population offrait de plus rentable en matière de belle longévité : les fameuses "demoiselles de Genève", joliment appelées les "Immortelles".

Qu'une partie des banquiers suisses aient été des protestants français réfugiés après la Révocation de l'Edit de Nantes ajoute encore à l'ironie de la situation...

qu'y a-t-il sous la perruque?Conclusion défrisante pour un roi portant perruque poudrée et arborant une prétention désuète à l'absolutisme : Primo, rien ne sert de régner avec l'arrogance à la française si votre prétention à la régulation conduit à l'exil des gens malins dont on aurait en réalité le plus grand besoin.

Secundo, rien ne sert d'accumuler des données (il y avait des registres d'état civil en France) si on ne sait pas les traiter, parce qu'on ne se pose pas les bonnes questions. Ce qui me ramène une fois déplus à la question qui plait tant à mes lecteurs au sujet des big-data : y a-t-il une cervelle sous les perruques poudrées de nos princes et entre les grandes oreilles de leurs flics ?

Gouverner, aujourd'hui comme hier, est-ce encore et toujours se tenir derrière pour surveiller et punir ? Ou bien est-ce que ce sera enfin un jour se tenir devant pour comprendre et guider ?

On ne peut penser à la Suisse et à sa tradition politique sans songer au "Citoyen de Genève." Ma flânerie littéraire me l'a fait soudain redécouvrir sous un angle imprévu.

La première mention de la monnaie dans ses Confessions - où le terme revient bien moins souvent que celui d'argent concerne en effet... la fausse monnaie! Le petit Jean-Jacques, apprenti graveur, est tout occupé à se graver des médailles destinées à lui servir, ainsi qu'à ses camarades, d'ordre de chevalerie (curieuse idée pour le futur auteur du Contrat social...) et il se fait surprendre dans ce travail de contrebande par son maître qui le roue de coups, disant qu'il s'exerce à faire de la fausse monnaie, parce que nos médailles avaient les armes de la République. Ce détail savoureux (Confessions I, Livre I, ed. Pléiade page 31) me mit en appétit, et je poursuivis ma recherche.

Jean JacquesOn trouve bien des choses chez Rousseau sur l'argent, qu'il n'aime pas. Deux phrases, Donnez de l'argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d'esclave... (dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes ) ou ce n'est pas à prix d'argent que le vrai plaisir s'achète (dans le premier dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques) résument assez bien sa pensée.

Mais la fausse monnaie ( qui me passionne!) revient chez le Citoyen de Genève, dans les Rêveries du Promeneur Solitaire, et ici de façon bien plus philosophique que dans ses jeux d'enfants : Je me souviens d’avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c’est cacher une vérité que l’on doit manifester. Il suit bien de cette définition que taire une vérité qu’on n’est pas obligé de dire n’est pas mentir ; mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas ? Selon la définition, l’on ne saurait dire qu’il ment. Car s’il donne de la fausse monnaie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas. (début de la Quatrième Promenade, ed. Pléiade p. 1026).

Que veut dire Rousseau, dans ce subtil passage d'une rêverie consacrée au mensonge ? Ma propre "rêverie" m'a conduit à un texte bien curieux ! Taire une vérité qu'on n'est pas obligée de dire, n'est-ce pas cela que réclament toutes les personnes qu'excèdent les exorbitantes prétentions de l'Etat à se voir communiquer nos faits, dits, écrits, premenades, pensées en un mot. Allons plus loin : celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire ne pratique-t-il pas une forme de cryptage ?

Au premier temps du minage, Bitcoin n'a-t-il pu apparaître comme une machine qui donne de la fausse monnaie à un homme auquel il ne doit rien ?

rêverie

Je ne résiste pas au plaisir (un peu snob) de reproduire ces mêmes lignes, extraites d'un manuscrit précieusement conservé par... la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel. A trois kilomètres du tout nouveau siège de Bity et guère plus loin de celui du groupe Metalor, l'un des leaders mondiaux de l'industrie de l'or ! Voisinage qui me paraît hautement significatif.

Que tirer de ces troublantes coïncidences, sinon que ce petit pays n'est pas seulement celui du secret bancaire, mais aussi de l'imagination financière, et que le bitcoin devrait y trouver bien mieux qu'un refuge, un écosystème favorable. Ce que j'écris par ailleurs.

Quant au Citoyen de Genève, qui n'aimait pas l'argent, les banquiers lui préfèrent généralement Voltaire et sa tolérance propice aux bonnes affaires. Il n'est donc pas de ceux dont l'effigie orne les pièces et les billets. On ne la trouve finalement que sur une fausse monnaie ! Jean-Jacques apparait sur un Monneron, qu'un économiste un peu superficiel traitera bien plus tard de Bitcoin de la Révolution. Ironie de l'histoire !

Rousseau sur un Monneron