1 - Ce que les frères Monneron ont vraiment à nous apprendre
Par Jacques Favier le 5 juin 2014, 17:18 - des leçons de l'histoire - Lien permanent
Il y a quelques mois on a vu sur BFM Business l’économiste Jean-Marc Daniel (polytechnicien, professeur à ESCP) présenter le Monneron, cette éphémère monnaie privée française de 1792, comme ''le bitcoin de la révolution'', mais avec quelques assertions dont je ne trouve pas les fondements, et sans tenter d’en tirer de leçons pour l’avenir de la nouvelle star, essentiellement citée en accroche.
Je voudrais donc explorer plus en détail (et pour les seuls lecteurs curieux d'érudition) ce que cette étrange aventure recèle d'enseignements utiles. Les illustrations sont reprises de l'intéressante page consacrée aux monnaies de confiance
par M. Michaël Reynaud sur son site infonumis.
Les Monneron ne sont pas des novateurs
Ce sont quatre frères venus d’Ardèche, Charles-Ange (né en 1735), Jean-Louis (en 1742) et Pierre (en 1747) élus en 1789 députés aux États-Généraux (par l'Ardèche, les Indes orientales et l’île Maurice) et un petit dernier, Augustin Monneron, né en 1756, qui sera élu en 1791 député de Paris à l'Assemblée législative.
Pas de mystère autour des Monneron comme autour de Sakoshi Nakamoto ; pas de communauté de geeks autour d’eux. L’ainé, qui est au moment de la Révolution un homme d’âge mur ayant fait fortune dans le négoce aux Indes (en étant cousin de Dupleix), ou pour le second, négociant fortuné et armateur qui sera à l’Assemblée le défenseur des intérêts coloniaux. Le troisième était un peu plus original car il commença dans l’architecture et fréquenta l’un des frères Montgolfier avant de se singulariser à l’Assemblée par un engagement comme Ami des noirs.
C’est sans doute le benjamin, Augustin, dont les interventions politiques sont les plus originales (notamment sur l’organisation des écoles primaires) et qui invente le monneron, en fondant en 1791, avec la caution de son frère Jean-Louis, une maison qui obtient le droit d’importer des métaux essentiellement pour fournir la marine et accessoirement pour poursuivre une activité développée de longue date : la frappe de médailles politiques. Son frère Pierre s’associe à lui. On va voir que l'aîné doit aussi avoir participé à l'idée, sinon à l'aventure.
La situation, elle, est bel et bien révolutionnaire
La fin de l’ancien régime est marquée par la conjonction de deux facteurs:
- un déficit budgétaire de quelques 160 millions (qui pourrait évoquer quelque chose à nos yeux) largement dû à une totale aliénation aux puissances financières représentées par quelques familles de banquiers et fermiers généraux qui lèvent pour partie à leur profit l'impôt destiné à payer les intérêts de leurs crédits. On verra bien plus tard l'Union Européenne demander conseil à Goldman Sachs...
- une insuffisance chronique de numéraire que nous ne connaissons évidemment plus.
Une banqueroute (plus simple à décider qu’elle ne le serait aujourd’hui pour un Etat) eût pu faire l’affaire, mais trop de créanciers étaient présents à l’Assemblée. Mirabeau parlait comme le FMI. La confiscation des biens du clergé en novembre 1789 fut conçue pour régler le premier problème. Talleyrand en attendait 2 à 3 milliards, près du double de la dette totale de l’Etat. Mais ceci ne réglait ni le déficit à très court terme, ni le problème de l’absence de numéraire. Or celui-ci ne va cesser de s'aggraver : on estime entre 300 et 400 millions les sommes emportées par les émigrés. Et tous les chasseurs de trésors savent que ces années-là furent l'occasion de nombreux enfouissements.
Si le monneron est un nouvel instrument de paiement, l’assignat ne l’est pas moins. Le terme lui-même n’est pas neuf : issu du droit méridional, il désignait un bien immobilisé pour gage d’un paiement à venir. Ce sont les biens du clergé qui sont assignés, le papier n’est qu’un billet d’achat. On remet ces assignats aux créanciers de l’Etat, qui s’en serviront pour se faire payer quand les ventes auront renfloué l’Etat. Ou pour acheter des biens fonciers lors des enchères, à défaut de numéraire.
Finalement, le cours forcé décidé le 17 avril 1790 par un coup de force équivalent à celui de Nixon le 15 août 1971, fit de ces assignats une monnaie. Mais émis en grosses coupures de 200, 300 et 1000 livres ils n’avaient pas du tout été conçus pour améliorer les transactions quotidiennes et accrurent plutôt le problème car à la vue de tout ce papier, le cuivre, l’argent et l’or disparurent, d’autant que la situation politique n’inspirait pas forcément l’optimisme à tout le monde.
En janvier 1791, l’Assemblée décida enfin de frapper la nécessaire petite monnaie de bronze, de 3 deniers (le fameux liard) à 30 sous (une livre et demi). De nouveau on se tourna vers l’Eglise : il fut décidé de fondre les cloches, idée catastrophique qui ne provoqua que lenteur et malfaçons avec un métal gratuit mais malaisé à travailler.
Regardons cette pièce en métal de cloche. Que peut-elle bien dire aux illétrés qui les tiennent au creux de la main ? Que c'est fini. La monarchie n'a pas été régénérée, les caisses sont vides.
Les frères Monneron sont des négociants et des entrepreneurs réactifs. Ils font vite et bien ce que l’Etat fait mal et lentement. Ils ne sont peut-être pas les premiers : dans le passage du Perron à Paris (dans l’axe de la rue Vivienne, vers Palais-Royal) un boutiquier du nom de Givry semble s’être lancé dès 1791, avec des monnaies de «5 sols à échanger contre des assignats» d’abord moulées et qui ne semblent pas avoir beaucoup circulé. Les Monneron ne sont pas non plus les seuls, et il faut noter que l’idée est souvent portée par des négociants comme les frères Clémanson qui étaient marchands de fer à Lyon, ou le Sieur Boyère, qui fonda la Caisse Populaire et qui était un négociant parisien.
Plutôt que de voir à tout prix les Monneron comme les inventeurs d'une nouvelle monnaie, il faut voir que comme les autres négociants, ils ressentent le danger d'une situation sans instrument de micropaiement (pour parler comme aujourd'hui) alors que l'Assemblée en reste aux grands agrégats budgétaires. Il faut savoir qu'avant que Augustin ne batte monnaie, son frère aîné, Charles Ange, propose dès septembre 1791 de faire tout simplement des pettites coupures d'assignats. En proposant un décret en ce sens.
Une idée ancienne, et "anglaise"
Les frères Monneron font faire à partir de la fin de l'année 1791, des jetons de 2 et 5 sols en grande quantité, mais par un atelier anglais. Or ce sous-traitant, Matthew Boulton à Birmingham, fabriquait déjà, grâce à la machine à vapeur de Watt, des trade tokens. En Angleterre, l’usage pour les commerçants de rendre la monnaie avec des jetons maison avait déjà bien plus d’un siècle. On en trouve chez les numismates d’innombrables spécimens, portant des symboles sans plus de majesté qu’un tonneau de bière, une cloche ou les initiales d’un gros marchand. Dans cette nation de commerçants, les tokens ne seront jamais interdits.
Bien loin d'avoir été ruinés par des "faux" anglais à compter de 1793 comme le soutenait M. Daniel, les Monneron ont importé un usage anglais!
Ainsi donc les Monneron continuent en réalité de vendre ce qu’ils vendaient déjà, des médailles de grande qualité, en couplant cela avec une vieille idée anglaise. Les leurs sont bien plus belles que celles des autres maisons qui se sont engouffrés dans la brèche juridique dont on va reparler. Boulton est mieux équipé, il frappe vingt flans à la minute, et il a un excellent mécanicien, un français émigré en Angleterre bien avant la Révolution… parce qu’en France on boudait les innovations qu’il voulait apporter au balancier. Voici enfin le mot innovation mais elle est technique, non juridique. Voici aussi l’expatriation des entrepreneurs…
Quel est le business model des Monneron ?
Leurs 5 sols pèsent 30 grammes de bronze, contre 61g en théorie mais ont fière allure quand les (rares) pièces officielles en fonte de cloche font piètre figure. A tout prendre le peuple préfère des monnerons, que leur qualité rend difficilement imitables, à des bouts de papier. Même s’il n’est pas sûr que les petites gens aient suivi le cours du cuivre au jour le jour, la mention 5 sols sur 30 grammes de bronze, cela vaut toujours mieux que sur 5 grammes de papier, non ? Aux yeux du peuple, la fausse monnaie, ce n’est pas l’unité de compte, immémoriale, sou ou livre, c’est le support, le papier.
Aujourd’hui le support papier n’est pas sans faille, mais il est entré dans les mœurs et (sauf chez les maffieux) ne représente plus qu’une partie assez faible de nos actifs pour ne pas être un sujet d’inquiétude prioritaire. C’est plutôt la vraie valeur du dollar ou de l’euro qui pourrait être le sujet de perplexité.
Il y a deux aspects dans l’offre que représente la mise sur le marché des monnerons. A première vue l’entreprise des Monneron est une offre psychologique d’un support matériel connu pour un produit nouveau, l’assignat, qui est lui-même le support d’une promesse de pouvoir acheter des biens fonciers. Ne voit-on pas la même chose aujourd’hui autour du bitcoin ? Certaines start-up proposent de le loger sur une carte à puce (ce qui est à la fois pratique et rassurant), d’autres sur une sorte de pièce de métal, ce qui est extravagant. Avez-vous noté ce fait sidérant que pas un seul article consacré au bitcoin n’est illustré autrement que par une sorte de
pièce d’or qui n’existe nullement et paraît assez incongrue
Mais l’offre des Monneron, qui permettait aussi à tout un chacun de stocker du métal sous une forme standard, me paraît plus proche des offres de re-monétisation de l’or (notamment les cartes de paiement en unité de compte d’or physiquestocké) que du bitcoin. Osons le mot, elle est un peu réactionnaire.
Et elle a aussi un vice interne que le bitcoin devra maitriser : si la valeur intrinsèque (du cuivre ou du bitcoin) monte à l’excès, ou que l’on pense qu’elle va monter, et que ce soit du fait d’une spéculation ou parce que son utilité matérielle grandit (la guerre pour le cuivre, le nombre de transactions pour le bitcoin), alors la nouvelle monnaie perd tout intérêt comme instrument d’échange (alors même qu’elle a été conçue pour cela). Au demeurant on retrouve des monnerons très usés et d’autres pratiquement sans la moindre trace. Et chacun sait aujourd’hui qu’une part des bitcoins émis n’a jamais circulé.
Quel était le statut des monnerons ?
Les premières médailles sont ornées du motif tout jeune de la Liberté assise (comme le visage du roi en métal de cloche souffre de la comparaison !) et font explicitement référence à l’article V de la Déclaration des Droits de l’homme qui dispose que tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché. Certes la nouvelle Assemblé n’a point songé à interdire de battre monnaie. Mais parmi les privilèges abolis en août 1789, on compte les nombreux monnayages féodaux qui avaient subsisté. On pourrait en conclure que seul peut désormais battre monnaie, le roi, ou la Nation. Il est toujours hasardeux d’exploiter une brèche juridique.
Les premières émissions en 1791 portent donc au côté pile la mention Médaille de confiance de cinq sols à échanger contre des Assignats de 50 L et au dessus.
La mention à échanger laisse entendre que sur présentation d’un sac de monnerons il serait remis au porteur un bel assignat. Dans la pratique, c’est plutôt l’inverse. On n’imagine tout de même pas les gens porter leur or chez les Monneron pour avoir du bronze, aussi joliment frappé soit-il.
En 1792, à la seconde émission, la mention change : Médaille de confiance de cinq sols remboursable en assignats de 50# et au dessus. Il me semble que l’équivoque (remboursable quand ?) est encore plus grande. Comment auront-ils été acquis, ces monnerons ? Tout se passe comme si les frères Monneron les rachetaient, alors qu’ils les vendent.
Une troisième émission, en mai 1792, voit deux innovations significatives : les Monneron émettent des pièces de même valeur nominale mais plus légères, pour une raison que l’on devine aisément mais aussi assorties d’une mention beaucoup moins équivoque: Médaille qui se vend 5 sols à Paris chez Monneron. Il est clair qu’ils ont senti venir le boulet : la disparition du mot confiance supprime le caractère quelque peu souverain de l’opération, tandis que le sens commercial de l’opération est remis à l’endroit : les Monneron vendent des médailles ; c’est bien leur droit.
Il reste une petite rouerie : ces médailles sont toutes frappées en frappe monnaie (pile et face tête-bêche, comme toutes les monnaies françaises depuis Louis XIII et jusqu’en 2002) et non en
frappe médaille (recto et verso dans le même sens). Cela ne nous saute pas aux yeux à nous, mais à l’époque ?
L'interdiction progressive
De toute façon le vent a tourné. Il faut sans doute incriminer la maladresse d’un concurrent. La maison Lefèvre-Lesage frappe aussi des monnaies de confiance à partir du printemps 1792 mais… en argent et qui elles aussi taillent de moitié... au mieux. Là aussi donc, il y a écart entre la valeur affichée (5 sols) et la valeur réelle du poids d’argent. Mais, dira-t-on, la moitié du poids de 5 sols, en bronze ou en argent, cela fait toujours 2 sols et demi: Lefevre & Lesage ne margent pas davantage que les Monneron. Il ne fait pourtant aucun doute que c’est eux qui ont attiré l’attention.
Peut-être pour une raison technique : trop légères, leurs médailles étaient aussi trop irrégulières, ce qui a pu susciter des disputes sur les marchés. Les ménagères étaient peut-être plus regardantes sur le poids réel du métal blanc, voire connaissaient sa valeur de marché. Les autorités ont pu, de surcroît, percevoir la frappe d’argent, et notamment de 20 sols (une livre), comme une transgression symbolique plus grave que celle de bronze.
Quoiqu’il en soit le 9 juin c’est la municipalité de Paris qui interdit leur circulation et saisit le stock ; le 27 août, un décret de l’Assemblée interdit nommément leurs monnaies en notant curieusement qu’ils ont été entraînés par un dangereux exemple… Autrement dit Lefevre & Lesage sont ceux par qui le scandale arrive, mais les Monneron peuvent se sentir visés au premier chef.
Ce sera l’affaire d’une petite semaine, un décret du 3 septembre interdit toute émission privée. Comme souvent, l’action publique est ici à contretemps : les Monneron ont déjà fait faillite. Pourquoi ?
En quelque mois seulement, le volume de bronze traité par les Monneron s’élève à 55 tonnes, ce qui, au prix du cuivre, doit laisser un bénéfice de 225.000 livres. Seulement ces négociants avisés ont un point faible : ils croient en la Révolution qui commencé avec la noble ambition d’assainir les finances du royaume. Et donc ils ont confiance dans les assignats et les thésaurisent, sans doute pour les convertir en biens fonciers. Le petit peuple, plus terre-à-terre, thésaurise le bronze. Bien lui en prend, d’autant que la rumeur de guerre (finalement déclarée en avril 1792) fait monter le métal tandis que l’assignat s’effondre, lentement au début, mais sans rémission. Quant au fournisseur, il exige d’être payé en métal noble.
La faillite, dès mars 1792, intervient avant l’interdiction. Pierre s'enfuit. Augustin reprend une activité de banque, pour pouvoir liquider son stock d’assignats dans d’autres opérations.
Le 3 septembre 1792, un décret de la Convention défend à tout particulier de fabriquer des monnaies de métal. Si leur commercialisation s’arrête, leur circulation dure en fait jusqu'à la fin de 1793 et même au-delà par endroits, jusqu’à ce que l’Etat mette sur le marché des petites pièces de qualité.
La prolifération est en soi une raison possible de l’interdiction. On a déjà cité les transgressions symboliques : l’usage de l’argent par Lesage & Lefevre pour des 5, 10 et 20 sols ou par Dairolant & Cie pour des 40 sols. Enfin la Manufacture de porcelaine de l’anglais Potter (rue Crussol, Paris) fabriqua aussi des médailles d'une valeur de 5 à 20 sols en argent et, circonstance sans doute aggravante, pour payer ses employés. C’est là une tentation à laquelle ne résisteront pas toutes les entreprises de l’univers Bitcoin…
On vit aussi (loin de Paris semble-t-il) des billets de confiance. En ce cas, le support papier n’offre gère de caractère distinctif par rapport aux assignats, sauf à insinuer que son émetteur, privé ou communal, aurait une meilleure signature que l’Etat, chose délicate à afficher.
L’entreprise des Monneron, dans la continuité de leur activité de médaillers et dans les limites du trade token anglais n’aurait peut-être pas suscité la foudre. Mais à laisser faire, c’est à une privatisation de la monnaie sur tous supports et pour tous usages que la République s’exposait.
Les Monneron ont-ils blessé d'autres intérêts que celui de l'Etat ? J'ai dit et redit qu'ils étaient des négociants, cela veut dire qu'ils n'étaient pas ce que l'on appelait alors des financiers. Ceux-ci, fermiers généraux et manieurs d'argent se servaient depuis longtemps du mot confiance et de billets représentants des droits sur les impôts, joliment appelés billets pour le service du roi. J'ai dit que ces gens-là étaient bien présents ou représentés dans les premières Assemblées. En 1792, la Convention ne les a pas encore envoyés à la guillotine où ils finiront tous. Les Monneron venaient, au minimum, piétiner leurs plate-bandes...
Comme on l’a dit, l’entreprise monétaire des frères Monneron était condamnée avant d’être interdite. Le décret du 3 septembre 1792 donna un coup d’épée dans l’eau sans résoudre le problème. La multiplication des interdictions laisse penser que le jeu continua un peu partout et à moindre risque financier pour les émetteurs, c’est à dire sur support papier.
Un décret du 8 mars 1793 en interprétation des décrets des 8 novembre et 19 décembre derniers, fait ainsi un sort à tous les billets de confiance & de secours émis tant par les corps administratifs ou municipaux que par les compagnie ou particuliers. Finalement on n'avait pas besoin de 55 tonnes de métal pour contourner la volonté nationale d'établir un privilège sur la monnaie plus intégral que celui des rois eux-mêmes...
Commentaires
Très bel article ! Une jolie leçon sur notre passé monétaire.
L'expérience des Monneron ne ressemble-t-elle pas davantage à celle du Liberty Dollar? Regardez l'interview de son promoteur, Bernard Von Nothaus
Je découvre qu'en octobre 2014, un autre économiste, Sylvain Fontan, a repris cette idée un peu simpliste du Monneron comme ancêtre du Bitcoin dans un texte publié par La Tribune