98 - Incendiaire ?
Par Jacques Favier le 9 mars 2020, 15:07 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
Bitcoin a été bien plus que montré du doigt pour son (incontestable sinon injustifiable) dépense énergétique, et ceci parfois jusqu'à l'absurde. On attendrait certainement en vain les excuses de Newsweek, pour sa prophétie de fin 2017, largement médiatisée, selon laquelle Bitcoin consommerait en 2020 toute l'énergie produite dans le monde (note 1).
On a même vu alors des représentants de la Banque de France brandir cet argument écologique avec une touchante émotion. C'est largement assez pour qu'il soit légitime de regarder ici le problème d'un peu plus haut.
C'est ce à quoi invite un philosophe déjà largement cité sur mon blog (notes 2 et 3), Mark Alizart, avec son nouveau petit livre, Le coup d'état climatique
Le lecteur commençant toujours par la 4 de couverture, autant le faire ici, puisque le contenu de l'opuscule y est largement résumé : « Il n’y a pas de crise climatique. Il y a une volonté politique pour que le climat soit en crise. Quand des États laissent non seulement brûler leurs forêts, mais qu’ils les mettent eux-mêmes à feu ; quand ils ne se contentent pas de ne pas appliquer les accords de Paris, mais qu’ils les déchirent en public ; quand ils ne se satisfont pas de douter des scientifiques mais qu’ils les intimident, – on ne peut plus simplement dire qu’ils n’en font pas assez pour sauver la planète : manifestement, ils font tout pour qu’elle soit détruite. Car le changement climatique va créer d’innombrables perdants, mais aussi quelques gagnants – quelques individus pariant sur l’effondrement du monde comme on parie, en Bourse, sur des valeurs à la baisse. S’il s’agit de se battre contre la crise climatique, il ne suffit donc pas de le faire en changeant seulement nos comportements individuels. Il faut déjouer le complot « carbofasciste » ourdi contre l’humanité. Comment ? En commençant par penser les conditions d’une révolution dans la pensée politique de l’écologie – une révolution en faveur d’un véritable « écosocialisme ».
Il faudra un œil plus averti, ou un peu de finesse, pour reconnaitre l'image saisissante qui sert seule de bandeau au livre :
Non, ce n'est pas l'incendie de Notre-Dame de Paris dont les lueurs sinistres nous hantent encore, c'est celui du Reichstag, le 27 février 1933, prélude et prétexte à l'arrestation des opposants, à l'instauration d'un état d'urgence et à l'officialisation du droit de légiférer de manière expéditive au profit d'un exécutif entièrement dévoué à un seul homme. Il me semble que cela a le double mérite d'éviter les douteuses ornières où s'embourbent ceux qui, sous prétexte d'annoncer les extinctions massives d'espèces animales (pour commencer) emploient des mots évoquant l'Holocauste, tout en sortant des niaiseries sur les petits gestes citoyens ou la croissance verte, mais aussi des rodomontades pour tribunes officielles. Notre maison ne brûle pas par hasard, ou parce que nous refusons d'acheter des voitures hybrides ou de partir au boulot dès 5 heures du matin en vélo.
Alizart a bien raison de rappeler que « en France, des députés encouragent les intimidations de lanceurs d'alerte (ou que) chaque reculade environnementale est liée aux exigences d'un lobby ». Or, dit très simplement l'auteur, « ni le capital ni le pouvoir ne sont suicidaires » ; ils ne se comportent pas ainsi simplement par lâcheté ou par corruption, en dépit de la crise climatique, mais bien en vue" de celle-ci. Une idée que Greta Thunberg elle-même a évoquée, certes pour l'écarter aussitôt parce qu'elle perçoit le risque comme celui d'un collapsus'' global.
Alizart, lui, pressent plutôt un chaos, se coulant ici dans les mots de Naomi Klein reprenant ceux de Rosa Luxembourg. Un chaos qui n'offre pas que des occasions d'enrichissement, mais ouvre aussi (et l'on en revient à l'image du bandeau) de sombres perspectives de coercition poursuivant un travail, largement entamé, de sape de la démocratie. Les bobos de la Silicon Valley qui rêvent de bulles climatisées en Nouvelle-Zélande sont à cet égard de simples idiots.
L'apologie des énergies fossiles par les divers pouvoirs « populistes » qui auraient jadis assuré que « la terre ne ment pas » n'est peut-être pas une vilenie démagogique mais une recherche perverse du chaos, du moment où « tout doit disparaître », en vue de l'instauration d'un « carbofascisme » pour reprendre le titre d'un célèbre article de Libération (4). Bref, et même si les écologistes ne le comprennent pas, nous sommes en guerre et non en crise.
A ce point-là, il me vient deux suggestions :
- Alizart, plus trotskiste ici plus que gramscien, aurait peut-être dû citer Ugo Palheta, dont les analyses (dans La possibilité du fascisme paru en 2018) me paraissent recouper singulièrement les siennes ;
- Il aurait dû, de même, revenir sur ses propres traces (comme les Dupondt?) en explorant de nouveau ce qu'une forme de cryptocommunisme aurait à apporter comme solution.
Non seulement, comme je l'ai déjà dit, Bitcoin en tant que monnaie finie a quelque chose de plus affine qu'on ne le dit avec un monde désormais enchâssé dans sa finitude, mais en tant que monnaie souveraine d'une communauté métanationale, il peut avoir sa place dans un scénario de guerre climatique. Une monnaie pour les eco-warriors dont Alizart annonce la levée, inspirée de celle des militants d'Act-Up il y a quelques années. La lutte dit-il (en s'inspirant des recommandations de Trotsky) doit s'appuyer sur la technique, et des mouvements comme Extinction Rebellion devraient « passer une alliance tactique avec la technologie »
Bitcoin est une monnaie fondée sur la technique et ce n'est pas la monnaie des gouvernements (ils le font assez clairement sentir). Ne peut-on pas extrapoler à Bitcoin, et à sa consommation, ce qu'Alizart écrit : « Ce n'est pas la consommation, ce sont nos gouvernements et eux-seuls qui se sont rendus coupables de la situation » ?
Alors bien sûr, il ne me viendrait pas à l'idée de classer Bitcoin seul au rayon de ce qu'Alizart décrit, dans un plaidoyer pour l'intégration de la géo-ingénierie verte à l'écologie, comme les « armes susceptibles d'inverser le réchauffement climatique ». Mais Bitcoin n'est plus seul. Je l'ai souvent décrit comme le premier territoire émergé d'un nouveau continent, celui des échanges décentralisés n'offrant plus de place à la prédation par des tiers de recel et confinant la dette à ses usages raisonnables.
Et c'est là que je pense qu'un parallèle intéressant peut être exploré, entre ce que dit Alizart de l'inanité des « philosophies à l'eau de rose du développement personnel » ou des manifestations en faveur de la neutralité carbone (sur la base d'engagements vagues d'acteurs privés et de petits gestes citoyens) et tout ce que l'on voit dans le champ financier :
- l'inanité des litanies sur l'indispensable moralisation du capitalisme, façon Sarkozy en 2008 ;
- la blague d'un marché de crédits carbone quand c'est un véritable impôt sur les externalités financières assorti à un dividende carbone universel qui serait structurant ;
- l'interminable construction d'une finance, durable, solidaire, sociale ou éthique qui ne sera jamais qu'une classe d'actif gérée par les usual suspects pour pouvoir participer aux processions de la « semaine de la finance solidaire » entre un voyage en avion et une coupe de champagne avec un ministre.
Là où Alizart demande que « l'argent public soit investi de manière traçable et massive » sur des techniques variées de géo-ingénierie, des engagements chiffrés de reforestation, de mise en place de permaculture (y compris par réquisition) il me semble que l'on pourrait imaginer de même des objectifs financiers concrets. Outre bien sûr une loi de type Glass-Steagall dont on ne laisserait pas la rédaction aux pyromanes eux-mêmes (5) on pourrait envisager d'exiger que les monnaies d'État le soient véritablement, dans nos poches et dans nos mains.
Il n'est ici nul besoin d'être anarchiste. Ce pourrait être fait sans recours à la technologie d'une blockchain, comme le réclamait l'Initiative Monnaie Pleineen Suisse, pays qui n'est gangrené ni par l'anarchisme ni par le trotskysme, mais où le premier référendum sur ce thème a réuni, malgré un intense lobbying de la puissante finance locale, près d'un quart des suffrages.
Mais ce serait bien plus efficace en exigeant, dans l'esprit d'alliance positive entre la revendication radicale et l'innovation technologique, que la monnaie de l'État soit non seulement une créance directe, mais une valeur tangible, traçable et respectueuse de nos libertés. Que l'initiative lancée en septembre dernier par Bruno Le Maire aille vers un jeton cryptographique fiduciaire, endogène, sur une blockchain dont la puissance publique attribuerait les noeuds (assez largement pour être crédible et sûre) et les rémunèrerait, en jetons fiduciaires et sur la base d'un rendement de type obligataire et non vers un bricolage dont la grande pensée ne consiste qu'à replacer les banques privées, chargées d'une pure mission de surveillance, entre la banque centrale et la population.
Prophétique à plus d'un titre, cet ouvrage imprimé en janvier 2020 cite dans ses toutes dernières pages le virus, sans donner un nom précis, évidemment, parmi les « hasards du temps » au gré desquels vivaient et mourraient nos ancêtres, mais qu'une volonté à la fois prométhéenne et sans hubris doit désormais affronter.
Après avoir cité Prométhée (6) Alizart termine avec Bataille, l'homme de l'Acéphale, et Marx thermodynamicien déjà abordé dans son ouvrage précédent (2), contre «les modèles linéaires de croissance qui ne fonctionnent pas », les injections de liquidité appliquées comme des épandages de pesticides.
La « polyculture monétaire », présente à la dernière page du livre de Mark Alizart me laisse penser que ma lecture n'est pas forcément infondée.
NOTES :
- L'article culte de Newsweek Bitcoin mining on track to consume all of the world's energy by 2020.
- Mon commentaire sur son livre Cryptocommunisme.
- Mon commentaire sur son livre Céleste informatique.
- Jean-Baptiste Fressoz (CNRS) "Bolsonaro, Trump, Duterte... La montée d'un carbo-fascisme ?".
- L'article La loi de séparation bancaire a fait pshiiit ! est assez éloquent. Il existe par ailleurs assez de témoignages tendant à penser que les responsables des banques se sont amusés des minuscules conséquences de cette grande agitation des « autorités ».
- Bitcoin est évidemment prométhéen, voir mon billet sur la boite.