135 - Reliques

(Pour Gilles et quelques autres...)

Le mot  relique  traverse le ciel de l'économie tel une météore, sous la plume souvent très littéraire de JM Keynes. Sa première mention est je crois dans le Tract on Monetary Reform publié en 1923. La formule (lui) plut et 21 ans plus tard, Lord Keynes la citait avec une fausse modestie remarquable devant la Chambre des Lords. L'expression barbarous relic avait d'abord visé l'étalon-or ; en 1944 il semble que c'était l'or lui-même qui était renvoyé vers un passé volontairement imprécis.

Quelque complexes qu'aient été les rapports de Keynes avec la religion (et sans s'appesantir non plus sur la morgue du britannique évoquant les barbares) il sourd dans cet usage péjoratif de la relique comme un mépris dont on ne sait s'il faut l'attribuer au protestant ou à l'intellectuel.

Dans le monde du Bitcoin, on rabâche un peu la vieille histoire de Luther qui a libéré les consciences de l'emprise de Rome, moderne Babylone où le pape vendait des remises de peines dans l'autre monde. En dénonçant ce trafic centralisé (à Rome) il aurait mis en place un schéma que l'on compare ensuite à celui de Satoshi.

Mais si les  Indulgences  firent scandales, c'est largement parce qu'elles étaient mal enracinées. La vraie religion populaire, durant des siècles, ce fut bien plutôt celle des reliques. Et cette histoire là n'est pas moins intéressante que l'autre.

Sur les indulgences, je crois que tout a été dit.

Je ne vais pas traiter ici le sujet déjà très fouillé de l'analogie entre la proposition de Satoshi le 31 octobre 2008 et celles qui s'inaugurèrent sur la porte de l'église de la Toussaint de Wittemberg, le même jour de l'année, 491 ans plus tôt. On relira à ce sujet la traduction française du rapport d’Adamant Research, de Tuur Demeester, accessible ici dans sa version originale. Je ne souscris pas à toutes ses assertions !

On lira aussi les deux études publiées fin 2022 par Thomas Mang sur le site bitcoin.fr et là non plus je ne souscris pas forcément à tout :


Mon sentiment est que les reliques ont peut-être plus à nous apprendre que les célèbres Indulgences.

Il convient de commencer par rappeler que le protecteur de Luther (sans lequel cet impertinent petit moine augustin aurait vu sa carrière raccourcie) Frédéric III de Saxe dit le Sage était, lui, grand collectionneur de reliques des saints les plus divers. Et que s'il avait quelque chose à reprocher au pape, c'était moins de trafiquer avec l'autre monde que de détourner vers Rome des sommes que les pèlerins en quête de salut auraient plus utilement (à ses yeux) dépensés en Saxe en venant y demander des faveurs au Ciel devant ses plus de 19.000 reliques à lui, dont il monnayait évidemment l'accès...

Ce qui m'intéresse dans les reliques, c'est ce qu'elles nous apprennent de la valeur.

Je m'inspire de plusieurs recherches sur ce sujet, dont celles du philosophe Thierry Lenain et celles de la sociologue Nathalie Heinich. Je ne fais guère ici que les mentionner, et y renvoyer mon lecteur courageux, qui en tirera le plus grand profit !

En 2004, à l'occasion d'un colloque organisé au Louvre et dont les Actes ont été publiés sous le titre De main de maître ; l'artiste et le faux Thierry Lenain plaçait la genèse de la critique d'authenticité en art, non dans l'art antique (aussi indifférent à cet enjeu que l'art contemporain y est hyper-sensible) mais dans le culte médiéval des reliques. Après avoir rappelé les lourds enjeux économiques et financiers de ce  culte  et la proximité entre le monde qui créait des pièces d'orfèvrerie et celui qui fabriquait les précieux reliquaires, il notait que  c'est peut-être en tant que choses falsifiables que les reliques chrétiennes s'apparentent de la façon la pus troublante à l'œuvre d'art telle que nous la connaissons depuis la Renaissance italienne, et surtout, depuis le développement de la critique d'attribution au XIX° siècle .

Les reliques sont  les tout premiers objets précieux dont la valeur intrinsèque ait dépendu de leur authenticité . Certes ladite authenticité provient-elle souvent d'un document officiel d'une autorité (pape, évêque) mais elle peut aussi provenir d'une tradition entretenue localement. Ce n'est pas l'essentiel en ce qui nous concerne. Plus important est que  cette valeur d'authenticité ne s'attache plus à la seule substance de l'objet mais bien à son statut de chose individuelle relatif à son origine . Tout le monde me voit venir, j'espère !

Avec humour, on notera que l'expertise nécessaire à l'authentification et à l'attribution correcte des reliques se voyait constamment confrontée aux ruses de falsificateurs très au fait des méthodes et critères en usage parmi les experts : de fausses reliques ont été fabriquées à base d'amiante ... pour résister à l'ordalie par le feu ! Si nombre de faussaires étaient simplement mus par l'appât du gain, on trouvait aussi des exemples de faux réalisés par ou pour les légitimes détenteurs de l'original (pour le prêter, ou pour tromper les voleurs, etc). Avec un humour plus grinçant encore on évoquera les cas nombreux où deux sanctuaires se disputaient le privilège de détenir l'original d'une relique unique.

Trésor ou emblème ? Durant trois siècles la monnaie de Besançon fut ornée de la main bénissante de saint Étienne

Après Erasme dans son Pèlerinage (dialogue datant de 1500) Calvin s'illustra en 1543 ici dans la satire d'un système qui ne pouvait évidemment que faillir, sinon par  double dépense  du moins par une sorte de double écriture de la légende, ou si l'on veut de fork de certaines reliques et par une effrayante production de reliques improbables ou absurdes, véritables shitcoins sacrés. Railleries fort convenues, au demeurant. Là aussi, on rappelle moins souvent que des prédicateurs catholiques célèbres, comme Bernardin de Sienne au 15ème siècle ou même Guilbert de Nogent dès le 12ème avaient aussi copieusement ironisé tant sur la croyance populaire que sur les sacrés scams qui l'entretenaient et l'exploitaient.

Pour un esprit cultivé du Moyen-Âge, la fausseté d'une relique ne pouvait avoir aucune conséquence théologique et la seule authenticité qui comptait était bien sûr celle de la prière.

Quant aux juges, ils refusaient de connaître les litiges entre les détenteurs de deux crânes d'un même saint, pour éviter le scandale officiellement, et sans doute en l'absence de toute véritable preuve. Au fond, ce qui comptait c'était la confiance que l'on mettait dans un objet sacré, indépendamment de sa valeur intrinsèque. Un schéma fragile...

La relique, le fétiche et l'œuvre d'art.

Nathalie Heinich en 1993 distinguait certains objets de la masse des choses fongibles, utilitaires et périssables par leurs régimes particuliers : précisément les reliques, les fétiches et les œuvres d’art. Elle en déduisait ceci : « il existe des gradations sur l’échelle des états, de sorte que les êtres peuvent être “plus ou moins” des personnes, selon leur nature et selon les circonstances. C’est ainsi que les humains sont plutôt plus des personnes que des choses et, parmi celles-ci, les tableaux de maîtres le sont plutôt plus que les chaises, sauf basculements toujours possibles ».

Je laisse mon lecteur extrapoler et réfléchir au débat sur la  valeur intrinsèque  d'un bout de Bitcoin (ou d'un shitcoin).

Si la  valeur  des reliques pouvait difficilement résister au progrès des lumières et traverser les siècles (sauf en ce qui concerne les précieux reliquaires eux-mêmes) celle des chefs d'œuvre de l'art y réussit. La valeur d'un chef d'œuvre (indépendamment de critères strictement esthétiques) intègre toujours une part tenant à son authenticité, c'est à dire à l'exactitude de son attribution, laquelle s'appuie sur ce que j'ai décrit autrefois comme l'un des ancêtres de la blockchain, à savoir la chaîne ininterrompue d'actes de ventes, de catalogues de ventes et d'inventaire de musées qui permettent de tracer une œuvre parfois sur des siècles. J'incite mon lecteur à relire tout ce que j'ai écrit pour répondre à cette question que je crois fondamentale :  l'Art est-il dans la nature de Bitcoin ? 

Dans la perspective tracée ici, Bitcoin serait donc une sorte de fétiche, comme nous l'avons écrit avec Philippe Ratte dans Objective Thune. Mais il est surtout une relique. Et pas n'importe laquelle.

Loin d'être une  relique barbare , Bitcoin serait la perfection de la relique : un morceau de la vraie blockchain enchâssé dans le précieux (car coûteux) travail d'orfèvrerie des mineurs et ainsi conservé dans le temps.

(Un fragment du Vrai Bitcoin serait conservé par des moines maximalistes bretons qui vendent même des preuves de pèlerinage inscrites par eux dans la blockchain ; cette pratique, quoique canoniquement valide, est considérée comme archaïque par d'autres monastères cryptos)

Pour aller plus loin :

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