26 - Bitcoin : des espèces qui ne montent pas au nez
Par Jacques Favier le 25 juil. 2015, 18:24 - de la nature matérielle de Bitcoin - Lien permanent
La piste des sardines
J'ai écrit dans un papier sur le Bitcoin, le Grexit et les faiseurs de systèmes qu' en dernier ressort bien des objets standards et fongibles peuvent servir d’étalon voire d’instrument de paiement
. Je faisais profiter mon lecteur du conseil que m'avait jadis donné un vieil homme avisé : en cas de guerre, mon petit, les boites de sardines se bonifient
. Il ajoutait, superbe mais pratique: et ça s’empile facilement
. Il faut en parler aux Grecs.
L'argot est comme une mémoire vivante de ces situations de précarité collective. Que l'on travaille pour des clous, pour des clopes, ou pour des peaux de lapins, c'est toujours pour des objets ayant une utilité intrinsèque, relativement standards et fongibles que l'on travaille. La langue anglaise a d'autres références dont to earn peanuts.
On peut certes payer avec des cacahuètes comme monnaie de singe. Reste un problème que la nature de l'objet ne résout jamais. C'est celui de la confiance non en la cacahuète échangée mais dans le singe partenaire de l'échange...
Les cacahuètes et autres produits d'épicerie
L'autre jour la présidente de l'association des banques grecques, par ailleurs ancienne professeur d'économie aux universités de Yale et de Londres, a lancé un appel aux clients pour qu'ils rapportent leur argent en banque - Banks are absolutely trustworthy - appel qui a fait rire tout le pays.
Parmi les réactions rapportées par la presse, l'une évoque ainsi la chose : les banques ne reverront jamais mon argent, je préfère acheter des tonnes de cacahuètes avec ! La solution (illégale selon Monsieur Sapin) est un peu rudimentaire si on la prend au pied de la lettre. Car la cacahuète, si elle peut servir de moyen de "petit paiement" (bien que non divisible, elle est utile et fongible), ne se conserve pas forcément plus de quelques semaines. Il faudrait prévenir les Grecs.
L'étude de la "grande famine monétaire" qui régna au XVème siècle, et que j'ai déjà abordée ici, est une mine d'idées sur ce qui peut servir de monnaie quand on n'a plus de monnaie. Pratiquement aucune des idées exhumées pour la Grèce n'a pas déjà servi à cette époque. Les tax scrips existent déjà sous le nom de scuxe à Gênes ou de note debiti communis à Milan. La cacahuète n'est pas encore arrivée de son Amérique tropicale... mais le poivre sert couramment, et même dans les contrats qui précisent ou l'équivalent en poivre. Le poivre, lui, se conserve en grains plusieurs années. Il faut le suggérer aux Grecs.
En gros sacs ou en sachets, les épices ont la fluidité (la liquidité pourrait-on dire) et l'anonymat des métaux précieux. Certaines, comme le safran, valent leur poids d'or.
Il reste quelque chose du paiement en poivre et en épices dans notre vocabulaire : payer en espèces, c'est en effet proprement payer en épices.
Est-ce à dire que l'on pourrait ainsi se passer de banque? J'échangeais récemment avec un de mes nouveaux lecteurs, qui m'écrivait : Que l'on ait accepté "durant quelques heures" de la pyrite comme moyen de paiement en lieu et place de l'or nous rappelle bien que, en des temps d'impecuniosité comme d'hyperinflation, la monnaie, au-delà de sa valeur intrinsèque, reste une convention. Et de ce fait, comme il me le signale, il y avait déjà eu, depuis des années, des citoyens grecs développant des monnaies "alternatives", souvent appuyés sur des SEL (Systèmes d'échanges locaux). Notamment une expérience à Volos. Mon lecteur ajoutait que ce système, plus proche il est vrai du troc que d'une monnaie, partage cependant avec le bitcoin la faculté de "désintermédier" les échanges économiques.
Le SEL (une pincée, pas davantage)
C'est là que le bât blesse. Un troc, un SEL, une monnaie locale, tout cela est difficilement scalable comme on dit de nos jours. De telles expériences de désintermédiation sont éphémères, car elles se heurtent à une dure réalité. Cette réalité, c'est la difficulté d'étendre la confiance au delà d'un cercle étroit et de faire respecter les obligations sans contrainte légale.
L'open source permet certes d'imaginer des solutions. Ainsi le système TEM créé en 2012 à Volos devait permettre aux utilisateurs de la monnaie locale d’accéder à la liste complète des acheteurs et des vendeurs ainsi que de noter les autres membres après chaque transaction. Les transactions avaient lieu sous forme de virements d’un compte utilisateur à un autre, comme par chèques, mais pour éviter la fraude et assurer la transparence, les soldes de chaque utilisateur étaient archivés dans une base de données accessible à tous.
La technique a encore progressé depuis 2012. Elle peut considérablement aider le commerce en monnaies locales : il suffit d'implémenter ces monnaies sur des plateformes de paiement avec des applications mobiles. La technique peut aider le commerce en poivre en définissant toute chose durable et fongible comme une quasi-monnaie. Elle peut même aider le troc du poivre contre les sardines par des mécanismes issus des sites de rencontres, couplés à des systèmes de virement et de compensation. Les participants peuvent acquérir une réputation et une crédibilité comme sur les sites de vente en ligne. Mais il faut se rappeler que même les plus puissants de ces sites ont du mal à gérer les conflits, dans lesquels la bonne foi n'est pas toujours évidente. Or ces sites gèrent des montants individuels limités, et ne font pas de crédit.
Aujourd'hui des Grecs rêvent de changer non de monnaie (s'ils le pouvaient ils conserveraient le plus d'euros possible !) mais de banque ou plutôt de système bancaire.
Une plateforme comme Payservices fait parler d'elle sur la télévision grecque car elle prétend permettre non seulement de faire des échanges à la fois en devise officielle et complémentaire, mais de payer de mobile à mobile, ou avec une carte indépendante des réseaux Visa ou Mastercard, tout en permettant un système global et cohérent (et donc le paiement de la TVA). Au passage elle prétend se substituer avec ses tokens dénommés "eurodrachmes" à la BCE comme à la Banque Nationale. Pourquoi pas, dans une logique de collapsus total?
Les paramètres politiques restent cependant bien difficiles à définir : l'État grec aurait-il un rôle, voire un compte administrateur ? accepterait-il en paiement des impôts une monnaie complémentaire "nationale" dont la création lui échapperait ou dont les tokens seraient des tax anticipation scrips ? Cette monnaie serait-elle distribuée per capita ou bien à concurrence des soldes en euros dans les banques qui seraient défaillantes ?
Le chemin est semé d'embûches. L'expérience de Volos date de 2012, et le site internet du TEM paraît abandonné malgré les circonstances récentes. La coopération a été de courte durée. Les tensions internes, les conflits humains l'ont emporté. Les tentatives actuelles auront-elles plus de pérennité ? Il est assez intuitif de comprendre que la force coercitive d'un système doit croître en proportion du niveau des risques. Or il est également intuitif de saisir que la Grèce n'a pas atteint son niveau de déréliction sans une certaine impéritie des pouvoirs publics. Compter sur eux maintenant pour créer une forme d'ordre, c'est blesser les sentiments d'un peuple abandonné, mais aussi nier la simple réalité.
La discorde
En regard, le bitcoin n'a qu'un défaut, me semble-t-il. Il ne peut être donné, distribué comme des jetons en début de partie. Pour la plupart des utilisateurs, les bitcoins utilisés sont des bitcoins acquis. Pour une adoption plus large qu'aujourd'hui, les nouveaux venus devront l'acquérir, et sans doute pour plus cher qu'il ne vaut aujourd'hui. Ce n'est pas un token pour rire (ou pour pleurer).
Mais il a un avantage non négligeable: c'est un système qui fait régner un ordre intrinsèque indépendant de l'ordre politique. Il y a au Musée d'Anvers un magnifique Rubens, qui représente Minerve détruisant la discorde.
Or Minerve (Athéna !) c'est cette forme grecque de Sagesse, ce miracle grec, qui fit dire à Pythagore que tout est nombre. Bitcoin, dont la devise latine est vires in numeris ne rend pas les hommes meilleurs ou plus zélés à tenir leurs engagements.
Bitcoin fait régner l'ordre sans police. Il établit une confiance en lui ( il est pérenne et utile comme le poivre) mais surtout en l'autre. La confiance qu'on lui fait ne vient pas à ce jour de sa valeur (comme pour l'or l'or) mais de la confiance qu'il inspire comme moyen de transaction. Point de discorde en bitcoinie...
Ce qui permet de se passer de César, de sa monnaie (et de ses impôts). Car ce que César pense de la population, tout le monde le sait. Elle est bien gentille la populace, mais les épices lui montent vite au nez. Qu'elle a moins joli que Cléopâtre, laquelle était une princesse grecque...
Pour aller plus loin :
- Mon billet sur l'impossible adoption du bitcoin par l'Etat grec (Monnaie de siège) et ses liens en bas de page.
- Mon billet sur le Cercle des Echos le Bitcoin, le Grexit et les faiseurs de systèmes n'a malheureusement pas été maintenu sur leur site. COnclusion: il ne faut pondre que dans son propre nid !
Commentaires
J'ai compris en vous lisant ce que vous entendiez par "scalable" dans votre précédent mail à propos des SEL et autres monnaies alternatives. Il y aurait donc une sorte de "plafond de verre" au delà duquel les SEL et monnaies locales perdent leur faculté à désintermédier les échanges économiques. Si les SEL ont leur raison d'être sur le plan micro-économique, dans leur volonté "réincarner" les échanges économiques, ou de les "réencastrer" dans les interactions sociales comme dirait Karl Polanyi, les monnaies locales semblent par conséquent perdre leur raison d'être au delà de certaines échelles géographiques, politiques ou économomique.
Ce grief fait aux SEL semble toutefois un peu injuste, la plupart n'ayant il me semble jamais prétendu se substituer aux monnaies "officielles", mais bel et bien constituer des relais locaux.
Dans quelle mesure le bitcoin vous semble dans cette optique plus "scalable"? Peut-être avez vous des lectures à me proposer, un avis à me donner?
Thibaut
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