93 - Une si belle Banque

J'ai été invité (autant l'avouer) par un ami travaillant à la Banque de France (autant l'avouer, aussi) à visiter Citéco, à savoir l'ancienne succursale installée dans le 17ème dans le magnifique Hôtel parisien du banquier Gaillard (1821-1902), bâtiment somptueusement restauré puis transformé en un musée finement décrit par l'un de ses promoteurs, Marc-Olivier Strauss-Kahn, comme un château Poudlard de l'éducation économique. Rien de ce qui est lié à la banque ou à la monnaie ne pouvant laisser indifférent ceux qui réfléchissent autour de Bitcoin, j'ai accepté avec grand plaisir et vous fait partager ici mes impressions.

place du général catroux

Autant dire tout de suite que, malgré quelques contacts initiés il y a plusieurs années, les monnaies cryptographiques sont aussi inconnues en ce lieu que si elles n'avaient jamais existé. Ceci posé, l'intérêt de la visite est triple : découvrir la munificence de la haute bourgeoisie du 19ème siècle, admirer des collections de pièces, de billets et d'objets divers liés à l'histoire de la monnaie, juger le parcours pédagogique proposé.

Le monument est un « château dans Paris » librement inspiré de bien des sites connus, à commencer par Blois. Mais il y a, sous ses voûtes, quelque chose de la crypte de Moulinsart aussi. L'ensemble est incroyablement impressionnant, et pourtant il n'est jamais, me semble-t-il, de « mauvais goût ».

l'entrée

Sans doute est-ce dû à une forme de mesure dans la démesure, et même, osons le mot, d'humour, chez l'ancien maître des lieux. La visite est d'autant plus intéressante qu'on la fait soi-même avec un brin de malice.

le mauvais richeEst-ce tout à fait par hasard que la taque de cheminée représente le « mauvais riche » de l'Évangile, celui qui fait bonne chère quand le pauvre meurt à sa porte ?

Est-ce par hasard si certaines petites figures sculptées peuvent être vues comme de malicieux rappels des châtiments de l'usure ou de la gourmandise ? On en vient à se demander si toutes les pleureuses ne rappellent pas aussi au visiteur que, si la Fortune est aveugle, la science économique est souvent dans le même et triste état.

aveugle

Les collections sont fort intéressantes. Je ne critiquerai au passage que le mélange, fort commun, des monnaies primitives (coquillages...) et des monnaies symboliques (bracelets...) parce que les deux types se réfèrent à deux usages bien distincts (payer ou honorer quelqu'un) et que la confusion des deux types d'instrument fut pour nos lointains ancêtres un scandale moral qui reste l'un des germes de l'impureté fondamentalement attribuée à la monnaie.

Des chef d'oeuvre de la numismatique sont présentés. Peut-être aurait-il fallu une petite note plus pédagogique, pour situer ces pièces d'or qui, elles aussi, ont une histoire, souvent piquante. Ainsi :

  • L'écu d'or de saint Louis en 1263, manifestation politique (« régalienne » comme disent les ministres de la République!) de la volonté du monarque de ne pas laisser à Florence ou Venise (des cités marchandes aux droits souverains douteux, suivez mon regard) la frappe de l'or. Mais bourde économique : le royaume n'ayant pas d'excédent commercial sur Alexandrie et autres places du marché de l'or, cette frappe fut vite interrompue.
  • Le premier « franc » de 1360, souvent présenté à tort comme frappé pour payer la rançon du roi Jean II, lequel est en revanche, et sans doute mal intentionnellement, présenté non comme un roi sur son trône mais comme un chevalier galopant dans le « mauvais sens ».
  • Le premier « Louis » de 1640, chef d'œuvre numismatique et coup de génie monétaire : cette frappe réalisée avec des presses inspirées de celles d'Augsbourg montre que l'impact des technologies sur la monnaie ne date pas d'hier ; mais cette nouvelle monnaie réalisée au poids et au titre des pistoles espagnoles réalisait de facto une union monétaire avec le trop riche voisin. J'avais mentionné cet épisode dans mon billet sur le Moulin du Louvre.

une machine infernale ?Je dois bien vouer que les collections de monnaies en papier m'excitent moins (le bitcoineur n'aime que la monnaie pleine!) mais il y a là aussi des trésors de toutes sortes. Petit moment d'effroi devant la presse à assignats : au fond, ne ressemble-t-elle pas à l'autre tragédie de la Révolution, je veux dire à la guillotine ?

Venons-en au parcours pédagogique. Il offre du bon et du beaucoup moins bon. Techniquement c'est très bien fait, et, avec moult jeux et animations, cela devrait plaire aux groupes scolaires qui constitueront le gros des visiteurs. Le fil conducteur est clair : une justification du monde tel qu'il est (depuis peu, en fait, ce qui jure un peu avec l'antiquité des collections!) et une légitimation de la circulation sans frein des marchandises, présentée comme créatrice de richesse.

tout faire soi-même ?Bien sûr on ne saurait « tout faire soi même » comme une animation met le visiteur au défi d'en tenter l'expérience, en partant du minerai pour arriver au grille-pain, qui évidemment s'avère alors infaisable et ruineux ! On s'en serait douté ! Ce qui gène c'est que les externalités négatives (pollution, chômage) ne sont guère évoquées, et que la question de l'échelle, de la zone optimale (pourquoi serait-elle à tous égards mondiale?) n'est jamais posée. Signalons quand même la présence de Gaël Giraud, qui jette un peu d'ombre sur ce tableau idyllique.

Beaucoup de choses sont donc « simplifiées », ce qui peut se comprendre, mais (presque) toujours dans le même sens : la valorisation de l'échange, du commerce international, de la spécialisation des Nations sur la base de douteux avantages compétitifs. En réalité, toutes les animations pédagogiques n'ont heureusement pas été réalisées par les mêmes équipes ou entreprises. Ainsi celle montrant la « création monétaire » m'est elle-apparue réussie, claire, honnête, tandis que celle sur « le circuit économique » m'a semblé un fatras de niaiseries approximatives. Mais après tout, cela peut aussi permettre aux profs d'économies qui y promèneront leurs classes de faire œuvre critique !

Et les cryptomonnaies ? Comme je l'ai dit, le Musée (qui ne parle guère non plus de la crise de 2008) les évoque autant que s'il avait été entièrement pensé et réalisé en 2007... Et ce n'est pas bien malin, car l'actualité pourrait vite mettre en relief ce « creux » tout à fait délibéré (alors que Bitcoin était présenté au British Museum dès 2014...) et qui insulte un peu l'avenir. Pour l'instant Citéco a sa page Facebook, avec près de 2000 adeptes. Va-t-on la fermer en réponse à la menace ou au lèse-majesté que constituerait, si j'ai bien compris, le projet Libra ?

Alors je me suis fait mes propres clins d'œil. J'ai ainsi admiré ce « french wallet » primitif qu'était la serviette d'encaisseur, aujourd'hui objet de collection fort prisé. J'ai souri devant l'animation proposant aux enfants de « faire eux-mêmes leur billet de banque », orné bien sûr en médaillon de leur petit portrait, grâce à une sorte de photomaton-à-bifton. Dans combien d'années l'animation : S'il te plait, demanda le Petit Prince, dessine moi une crypto... ?

the french wallet

Et puis comme j'étais de belle humeur, je n'ai point fait le scandaleux avant le déjeuner avec mon hôte. Une photo souvenir, quand même, avec le fondateur de la Maison...

l'Homme de Brumaire

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