87 - L'étalon Bitcoin
Par Jacques Favier le 1 avr. 2019, 08:45 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
Il est bien difficile de publier un compte-rendu de lecture d’un ouvrage qui a, lors de sa publication en 2018, reçu de tels éloges de certains de nos amis*, tout heureux d'avoir enfin un économiste pour clamer que Bitcoin était de la vraie monnaie et même l'étalon futur des vraies monnaies. C'est plus difficile encore d’exprimer des réserves quand l’éditeur de la traduction française vous en a gentiment adressé un exemplaire pour revue.
L’excellente préface du délicieux Nassim Taleb, avec son ironie de dandy sur les experts, m’encourage cependant à me laisser aller, ni plus ni moins autorisé que tout un chacun. Au passage, saluons sa belle définition de Bitcoin comme « police d’assurance contre un futur orwellien ».
« L’Histoire » nous dit dès son prologue S. Ammous « quand elle est examinée attentivement, peut prédire l’avenir ». Voilà le premier caillou sur lequel je bute. Éclairer le présent, projeter même une lumière sur le futur, suggérer des schémas, pressentir des risques… oui. Prédire l’avenir, aucun historien ne dira cela. En outre S. Ammous n’est pas historien, il le confesse lui-même juste après : il est économiste ayant suivi une formation d’ingénieur. Il va pourtant livrer en ouverture 70 pages d’analyse historique qu’il nous faut tenter de juger sans trop d’a priori.
Rendons lui cet hommage qu’il nous épargne la description pittoresque du troc préhistorique, renvoyé à sa fonction théorique dans un village « hypothétique », avec des occurrences historiques sporadiques et marginales. Il reste quand même ce que j’appellerais volontiers un « déficit de régalité » dans des assertions comme « en principe, rien n’indique ce qui doit ou ne doit pas être utilisé comme monnaie ». En principe, justement c’est le Prince qui dit cela, rapport aux impôts qui sont tout de même assez communs dans l’histoire pour n’être pas évacués de la réflexion.
Dans le fond je suis même assez intéressé par sa grille de lecture, par son utilisation du rapport stock-à-flux non pour prédire le cours mais pour dire ce qu’est une monnaie dure. La chose colle bien avec le topo sur les pierres de Yap (on ne s’en lasse donc jamais ?) et elle donne une intéressante réponse à la question, parfois acrimonieusement débattue, de l’infériorité du métal argent sur le métal or.
Et donc, après un détour par Rome et Byzance, j’attendais l’auteur quelque part vers le Pérou, pensant que ce que les Espagnols ont, durant des décennies, importé du Nouveau Monde donnerait du fil à retordre à son ratio stock-à-flux. Pas une ligne sur la chose. Le fait qu’on saute pour ainsi dire du florin de 1252 au système de Newton en 1717 montre l’usage que l’économiste fait en réalité de l’histoire : du bois d’étayage pour ses thèses, ici en l'occurrence celles de Ludwig von Mises et quelques autres. Je rejoins Frances Coppola* sur bien d'autres faiblesses de son analyse historique.
Tout n’est pas faux, loin de là, dans la démonstration. Mais le récit des conséquences désastreuses depuis 1914 de la prise de contrôle des États sur les monnaies sent parfois l’esprit de système. Que la monnaie de papier (la suppression de la convertibilité) ait permis une guerre plus longue que prévue est évident ; qu’elle en soit l’unique cause force le trait, d’autant que les fraternisations de Noël 1914, bien émouvantes au cinéma, ne sauraient être abusivement extrapolées. Les guerres dites napoléoniennes furent longues aussi, mais si la Banque d’Angleterre avait (déjà alors) suspendu la convertibilité de ses billets, la Banque de France n’en fit rien…
Quand on aborde l’entre deux guerres, le réquisitoire contre les politiques keynésiennes (indépendamment de ce que l’on peut en penser) paraît expéditif, parfois un peu complotiste (« les livres d’histoire ont occulté le fait que… ») voire naïf (« rien de cela, bien entendu, ne se serait produit avec une monnaie dure… ») dans sa mise en cause du « déluge keynesien » pour à peu près toutes les catastrophes du siècle, ce qui finit par saper la défense des mérites de l’étalon-or et diminuer l’ampleur du choc de 1971. La mauvaise monnaie finit par être citée comme l’une des causes du délitement de la famille…
On en revient à une définition de la monnaie dure, non pas du fait de telle ou telle caractéristique intrinsèque, mais du fait de l’absence de contrôle de quiconque au-delà de son propriétaire. Bref à von Mises. Soit. Disons que le Bitcoin ayant les deux qualités, chacun mettra l’une ou l’autre en tête de liste. Ce qui m’ennuie c’est qu’en ce cas « la monnaie dure est librement choisie par le marché pour sa cessibilité », ce qui fait peu de cas de la tradition et des rapports de force politiques. Que les individus fassent ici intervenir une préférence temporelle (le ratio de valorisation du présent par rapport au futur) n’empêche pas qu’ils payent des impôts et vivent en société, en tenant compte de ces deux contraintes dans le « concours de beauté » de Celui dont on doit apparemment taire le nom. La psychologie sous-jacente, décrite comme pratiquement universelle, concourt évidemment à asseoir les mêmes thèses. La rationalité de l’individu semble ignorer la folie publicitaire dont l’invasion est (comme celle des impôts, soit dit en passant) un marqueur de notre post-modernité et qui joue elle aussi un rôle fatal dans la « frénésie de consommation ».
Tout cela, au fond, est-il bien indispensable pour arriver à la conclusion que l’inflation ronge l’épargne (des petites gens : la réflexion mériterait d’être faite) et encourage l’emprunt idiot ?
Je serais assez enclin à partager les charges de S. Ammous contre la dette, mais je les trouve plus convaincantes chez Graeber. On a envie de taquiner, de demander pourquoi les économistes libéraux ne proposent pas la non-déductibilité des intérêts dans les LBO, ou la fin de l’intégration fiscale. Et pourquoi ils ne mettent l’explosion des dettes privées qu’au seul et unique compte des facilités monétaires, hors toute distorsion du taux historique de partage de la valeur ajoutée.
Qu’il soit préférable d’épargner (souci de riche) des pièces d’or plutôt que des billets ou des unités de compte chez le banquier est une chose ; extrapoler cela au medium monétaire (notamment en soulignant la faiblesse de l’argent par rapport à l'or) fait cependant bon marché du fait que l’érosion monétaire, dramatiquement aggravée par le papier, est un phénomène universel. Les normes (poids, aloi, valeur fiscale) fixées par Auguste, par Constantin ou par Charlemagne n’ont jamais tenu que quelques décennies. Et sans monnaie d’argent il eut été pratiquement impossible de payer un repas ou une chemise. Les contraintes propres aux micro-paiements ne datent pas d’aujourd’hui !
On regrettera au passage quelques attaques personnelles contre la mémoire de Keynes qui signent une certaine incapacité à rentrer dans le dur de la critique. Celui-ci était issu d’une famille d’universitaires, il n’a pas « joui de la fortune considérable de sa famille sans avoir à travailler réellement ». Prétendre qu’il n’avait pas fait d’études économiques (il en fit, avec le néo-classique Alfred Marshall, à Cambridge) n’apporte aucun argument concret. Enfin qu’il ait été un hédoniste bisexuel l’inscrit peut-être dans les mœurs d’un milieu donné, cela n’en fait pas un pédophile. Niall Ferguson, professeur d'histoire de la finance à Harvard qui avait déjà usé de cet argument douteux a dû présenter des excuses pour cela en 2013.
Dans un genre moins graveleux, les rapports (intéressants) entre la nature de la monnaie et la vie de l’art auraient gagné à ne pas s’encombrer de jugements expéditifs sur les « sons animaliers » attribués à tel ou tel artiste contemporain. On est en plein lieu commun réactionnaire. Quant aux concertos brandebourgeois (que moi aussi je préfère aux variétés contemporaines) je ne vois pas qu’ils aient eu besoin d’être « financés » : la dédicace au margrave de Brandebourg est une flagornerie toute classique, pour obtenir quelques prébendes financées par la fiscalité de l’état prussien naissant !
À la polémique sur les artistes « barbouilleurs paresseux et dénués de talent » contemporains de la monnaie de pur signe, on préfèrera les réflexions de Jean-Joseph Goux (préfacier de notre Acéphale) dans ses ouvrages Frivolité de la Valeur, L’Art et l’argent etc.
A mi-livre, on est toujours fort loin du Bitcoin, en pleines polémiques contre le socialisme, l’économie planifiée ou la manipulation des taux d’intérêts, à grands renforts de citations d’économistes. La monnaie digitale (une faute du traducteur) apparaît en titre du chapitre VIII, en page 175. Tout ce qui précède conduit à une présentation plus idéologique que scientifique. S. Ammous a raison de souligner que l’ajustement de la difficulté est « peut-être l’aspect le plus ingénieux », et sa présentation souligne opportunément plusieurs faits saillants, même les moins intuitifs : ainsi le fait que la monnaie n’est pas déplacée. Comme nous l’avons fait dans nos ouvrages, et en citant avec raison Ralph Merkle, il souligne le caractère « vivant » de Bitcoin. De même pour son caractère « émergent ».
À quoi sert Bitcoin ? La question, bienvenue en page 203, ouvre hélas sur un nouveau méandre visant à établir que la seule ressource rare est le temps humain. Chose à laquelle on assentirait volontiers, surtout l’âge venant, s’il ne vous venait vite le soupçon que ce principe général charrie comme en contrebande un discours négationniste, qui fait bon marché, justement, de la distinction entre un stock et un flux (« les réserves prouvées existantes de chaque ressource ont même augmenté… ») et qui est idéologiquement marqué. Certes, en creusant et en polluant toujours davantage, on « en » trouvera encore, et tout cela durera bien autant que nous. Mais pour le dire sans fard, si j’apprends que le dernier Burger King est enfoui sous le Château de Versailles et qu’il suffit de faire sauter celui-ci pour me permettre de bouffer celui-là, ça risque de me couper la faim. La ressource limitée et précieuse, ici, c'est le château. Le monde est fragile, ce qu'oublient ceux qui passent trop de temps dans leurs théories.
Julian Simon, le père du « cornucopianisme » n’a pas prouvé l’existence de la corne d’abondance (cornu copiae) ni soigné « l’hystérie environnementaliste » ; il a juste cédé à l’esprit de système en s’appuyant sur des sophismes et en les extrapolant vers l’infini. Ce débat sur les ressources naturelles est oiseux. En réalité même l'or n'est pas une ressource naturelle, car on n'a jamais payé en minerai. En lingot ou en pièces, travaillé et frappé de marques diverses, l'or est un artefact. Les pierres de Yap étaient des artefacts. Bitcoin est un artefact. A l'exception des cauris, les monnaies sont des artefacts. Et parmi les artefacts, certains sont reproductibles quasiment à l'infini, d'autre non. Il y aura (peut-être) du Coca-Cola pour tout le monde, certainement pas de la Romanée-Conti.
Ces contre-exemples permettent d'ailleurs de réfléchir sur Bitcoin. L'art, je l'ai déjà dit et répété, est dans la nature de Bitcoin, ce dont S. Ammous ne disconviendrait sans doute pas. D'autre part Bitcoin peut être présenté, métaphoriquement, comme une part close et cadastrée du cyberespace. On objectera donc à MM. Simon et Ammous que l'espace est également une ressource limitée, ce que l'on comprend très bien d'ailleurs dans le métro ou chez l'agent immobilier.
Tout cela est-il bien indispensable pour annoncer que le bitcoin est une ressource strictement limitée ?
J’en doute. Les toiles de Van Gogh sont strictement limitées en nombre. Tokenisés, elles offriraient une belle réserve de valeur. Mais il reste à démontrer pourquoi ladite réserve doit être non pas raisonnablement mais strictement limitée ? D’autant que le nombre de bitcoins, si l’on veut redescendre un instant sur terre, n’est pas strictement limité mais inévitablement décroissant, du fait des pertes de clés, des applications non maintenues etc. Enfin le nombre limité de bitcoin, paramètre ici valorisé de façon exclusive, ne dit rien du maintien indispensable d’un consensus social autour de son utilité, de sa valeur, de l’intérêt de le maintenir en vie. Après tant de méandres hyper politiques, on s’étonne que ceci ne soit pas évoqué. Que Bitcoin permette une expérience originale de souveraineté individuelle ne donne pas d’assurance automatique sur ce point. S. Ammous constate que Bitcoin « jouit pour le moment d’un niveau d’adoption très bas » et il est bien obligé d’admettre que la suite relève du pari. Il souligne que les États ont pu de facto interdire les règlements en or : imaginer que l’on puisse faire des transactions en bitcoin significatives, non spéculatives, bref courantes, fait le pari soit d’une tolérance des autorités, soit de la croissance du réseau des personnes (et des commerçants) se débrouillant pour participer au système. Bref un pari politique pour lequel il faudra, à mon avis, dépasser le cercle des lecteurs de von Mises et de Rothbard.
Je rejoins S. Ammous dans sa vision d’un étalon bitcoin mondial. Je ne dirais cependant pas comme lui international, parce que la commodité de la chose ne sera peut-être pas suffisante pour renverser l’aversion des banques centrales. L’efficacité n’est pas toujours la mesure de toute chose. Je pense donc que mondial peut ici s’entendre comme inter-blockchainal parce que je persiste à penser que Bitcoin est internet-natif et qu’il est d’abord destiné au cyberespace. Mais le citation d’Hal Finney en 2010 montre opportunément que l’idée d’un étalon bitcoin pour les banques centrales possède une tradition ancienne et autorisée ! Dans ce cadre, S. Ammous a raison de rappeler malicieusement que les banques centrales ont au moins une raison d’acquérir du bitcoin, et qu’il s’agit de se prémunir contre son succès. Nous avons émis cette idée dans notre Acéphale en 2017.
On peut réellement regretter que le dernier chapitre soit, justement, le dernier, parce que c’est là que sont enfin abordées les questions que se posent, en réalité, presque tous ceux qui ont suffisamment entendu parler de Bitcoin pour entreprendre la démarche de lire un livre à son sujet. Je sais d’expérience que l’élaboration d’un plan est, sur un sujet nouveau, à la fois technique, politique, anthropologique et économique un véritable casse-tête. Je recommanderais volontiers à celui qui, pour découvrir Bitcoin, aurait fait le choix de cet ouvrage, de commencer par ces 50 pages, pour revenir ensuite, s’il a été séduit, intéressé ou intrigué sur tout le reste, qui une analyse idéologique que nombre de nos amis partagent, mais que l’on peut récuser sans cesser de s’intéresser à Bitcoin.
Si ces dernières pages passent parfois de façon un peu rapide sur certains aspects, on y trouve d’intéressantes remarques, notamment sur l’attaque de Bitcoin par le matériel ou les infrastructures, sur l’asymétrie fondamentale entre Bitcoin et les milliers d’altcoins, ou encore sur les limites du messianisme des adeptes de la technologie blockchain. Le débat environnemental est un peu prestement évacué, sans doute par cornucopianisme conséquent, alors qu'il peut consituer une limite politique à l'acceptation de Bitcoin. Tout cela aurait pu être développé plus utilement, à mon sens, que bien des arguments purement théoriques et quelques tirades peu raisonnables.
D'autres compte-rendu du même ouvrage :
- Par Gregory Guittard qui dans le Journal du Coin juge qu'Ammous « vise juste et frappe fort »
- Par Sosthène de Rodiencourt dans Contrepoints (plus nuancé)
- Par Frances Coppola, avec une critique très fine de la présentation de l'or comme "le plus rare des métaux", ce qui, effectivement, est faux.
- Par Juice sur Medium (très critique, notamment sur les attaques ad hominem contre Keynes)