56 - Bitcoin et Big Brother
Par Jacques Favier le 12 févr. 2017, 15:30 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
Professeur à l'Université libre de Bruxelles, Hugues Bersini vient de publier un petit ouvrage intitulé Big Brother is driving you qu'il présente comme de brèves réflexions d'un informaticien obtus sur la société à venir.
Alors que la réflexion sur la blockchain s'articule de plus en plus sur son rôle d'administrateur de confiance, et sur les avantages ou inconvénients d'une confiance de nature algorithmique, il est intéressant d'écouter ce qu'ont à dire les meilleurs connaisseurs des algorithmes.
Après celui de Cardon (déjà cité dans mon billet sur Fouché) le livre de Bersini est donc une lecture à recommander.
Ce scientifique fécond (plus de 300 articles), spécialiste reconnu de l'IA et des algos, de la logique floue et du comportement de systèmes complexes, pionnier dans l'exploitation des métaphores biologiques etc... nous dit que seule l'informatique sera capable d'apporter les solutions qui s'imposent avec la complexification du monde et la multiplication des menaces écologiques, économiques et sociétales. La virtualisation de toute information, la multiplication des modes de connexion, la transformation de tout objet en ordinateur rendent, écrit-il, possible la prise en charge totalement automatisée des biens publics. Bientôt des transports en commun impossibles à frauder optimiseront le trafic pour un coût écologique minimum, tandis que des senseurs intelligents s'assureront d'une consommation énergétique sobre, que les contrats financiers et autres ne souffriront plus d'aucune défection et que les algorithmes prédictifs préviendront toute activité criminelle. Voilà pour le constat, assorti d'une prédiction : nous y consentirons.
''Face à l'urgence, nous accepterons de confier notre société aux mains d'un big brother "bienveillant". L'interdit le deviendra vraiment et la privation remplacera la punition. Mais le souhaitons-nous vraiment ?''
A cette question, je ne pense pas qu'il réponde vraiment, et d'une certaine façon la question est plutôt de savoir si nous avons vraiment intérêt à pousser jusqu'aux dernières conséquences cette logique.
Une équivoque qu'il explicite de façon amusante : En Sicile, il est d’usage courant de transformer les feux de signalisation en de simples recommandations. Si de telles actions illégales sont rendues impossibles par la rigidité coercitive de nos algorithmes, il devient quasiment impossible de parvenir à en détecter les bugs. Et nos sociétés, dès lors, de se scléroser dans une intemporalité glaçante. L'algorithmique est-elle un autoritarisme comme un autre ?
Ces critiques sont recevables et méritent toutes l’attention. Elles plaident pour un compromis subtil entre une algorithmique toujours souple et des espaces de délibération morale uniquement réservés aux humains.
Parfois, le lecteur pourra trouver que la morale de l'auteur ne manque pas non plus de souplesse, ou aura du mal à approuver, au chapitre 11, l'idée qu'il est sans doute grand temps de reconsidérer quelque peu notre obsession de la vie privée.
Certes il écrit dans un pays qui n'est pas en état d'urgence, mais il me semble que le professeur Bersini ne perçoit qu'un possible processus vertueux (et, oui, pourquoi protéger les secrets des coupables?) et non l'évident processus totalitaire (à la fin tout le monde étant coupable, tout le monde craint, se censure et rase les murs). Je crains, pour ma part, que l'État post-démocratique n'ait retrouvé le postulat médiéval (tout homme est marqué par le Mal) sans garantir ni le secret de la confession ni le pardon des péchés...
Mais l'ouvrage se lit assez facilement et donne le plaisir que procure toujours la conversation stimulante d'un être non seulement savant mais cultivé. Pas si obtus que cela, le professseur bruxellois, certes un chouïa technocrate, mais philosophe souvent.
Le bitcoin, dans ce livre qui ne lui est pas consacré, n'arrive qu'au chapitre 8, avec une présentation fort classique, même si elle met bien en valeur sa nature de "bien commun", parfois oubliée. Mais c'est un peu partout, au détour de considérations qui ne le concernent pas au premier chef, que le bitcoineur trouvera de quoi alimenter sa propre réflexion.
Sur un point, Hugues Bersini est proche d'Andreas Antonopoulos. L'américain d'origine grecque parle d'inversion des infrastructures : comme les premiers automobilistes mal à l'aise sur des routes conçues pour le transport à cheval, le bitcoineur doit commencer son chemin dans un monde encore régi par le système financier du 20ème siècle.
Les photos du début du 20ème siècle suggèrent en effet que la cohabitation a dû être rude !
Le bruxellois d'origine italienne dit cela à sa façon, notant que les trains connaissent encore des collisions frontales qu'ignore le métro : la destruction créatrice de Schumpeter a beaucoup de mal à s’attaquer aux infrastructures publiques de la dimension d’un chemin de fer. Il est par exemple évident que les modes plus récents furent bien plus simples à automatiser que leurs prédécesseurs, car pensés et conçus alors que les automatismes et l’intelligence artificielle pointaient leur nez dans les laboratoires. Il en est ainsi des lignes de métro modernes et de l’automatisation de l’avion au regard du train.
On peut ici songer aux impératifs et problématiques de sécurité, si radicalement différents concernant les avoirs en bitcoin et en monnaie fiat.
On ne peut non plus s'empêcher de songer aux possibilités qu'offre Bitcoin en lisant le chapitre 4 « Qui paye la casse ? ». On y trouve d'abord une réflexion classique sur le problème de la responsabilité d’un logiciel et de la conclusion d’une société de plus en plus « assurantielle » où toute notion de responsabilité humaine s’évanouit au profit de la seule solidarité et du dédommagement.
Puis Bersini livre une intéressante piste de réflexion : si on ne peut juger une machine (qui n’a pas de responsabilité car pas de personnalité juridique) c’est aussi qu’on ne peut juger un « calcul inconscient » comme le sont ceux qu'effectue l'intelligence artificielle : le responsable ne peut rendre compte de son méfait car toute introspection lui est devenue impossible , ni lui, ni aucun de ses nombreux programmeurs. L’ingénieur est hors circuit, incapable même d’expliquer la défaillance. Autant dire, me semble-t-il, que de telles décisions ont intérêt à s'inscrire dans un univers propre, doté, certes, d'un filet assurantiel... mais aussi d'un système transactionnel de type cryptographique, indépendant de la détention par les parties d'une personnalité juridique.
Je l'ai dit, le chapitre 11 ("Si vous n'avez rien à cacher") me parait pour le moins discutable. Le suivant ("les braves Internautes n'aiment pas qu'on suivent une autre route qu'eux") consacré à la police par réputation et aux lépreux du Web, réintroduit le bitcoin donné comme exemple de la robustesse d'un système décentralisé, auquel n'ont pas (encore?) accédé les systèmes de notation désintermédiés mis en place par les Airbnb et autres sites de mise en relation.
Personnellement, je n'aurais pas écrit que le bitcoin existe par la désintermédiation des banques en établissant un strict parallélisme avec les sites de partage de voitures qui existent par la désintermédiation des taxis d'antan. Car c'est peut-être ne voir dans Bitcoin qu'un protocole d'échange, sans prêter attention à ce que son token a de spécifique.
Je ne suis pas certain non plus de partager l'opinion selon laquelle on a égalemnt vu avec le bitcoin comment son composant stratégique le plus important, la "chaine de blocs", rend cet édifice monétaire pratiquement incorruptible.
Est-ce la blockchain qui rend le bitcoin incorruptible, ou le coût du minage (et ainsi la préciosité du bitcoin) qui rend la blockchain incorruptible? Vertige de poule et d'oeuf...
Sans entrer en débat sur les thèses principales du livre, il reste à l'historien un regret : le livre ne dit rien de la façon dont ce nouveau monde va (lui aussi) vieillir, du destin de ces archives sur le temps long. Les papiers jaunissaient, les films aussi. Les langues, les graphies évoluaient. Qu'en sera-t-il ? Les lois et les moeurs changent (les unes de façon discrète, les autres de façon continue, me semble-t-il), comment les algos épouseront-ils la dérive des unes et des autres ? Les big data conserveront-elles la trace de comportement et de transactions devenues illicites, dans un monde où chaque matin apportera son lot d'interdits nouveaux?
Commentaires
Merci beaucoup de ces critiques tout à fait pertinentes. Le bitcoin est en effet un des chapitres, mais pas le point focal de l'essai qui se concentre plutôt sur la gouvernance algorithmique se pointant à l'horizon et cherche à questionner en prenant des positions assez radicales. En effet, je pousse chaque fois le bouchon assez loin pour susciter la réacion, notamment en matière de vie privée. Il s'agissait en effet d'un résumé d'une conférence d'où la brièveté et le style assez direct et sans fioritures de l'écriture.
La gouvernance algorithmique me plaît bien car elle amène un sujet qui devrait, depuis longtemps, exister : le tirage au sort. Un système informatique s'occupe donc de désigner des citoyens au hasard pour diriger un pays. Cet aspect amènera automatiquement les désignés à concevoir des choses qui perdureront bien après leurs décisions de tiré-au-sort et le fait de faire des micro-programmes pour des tâches tout-à-fait logiques mais qui sont encore gérées par des humains (gestionnaires).
Or, sur quoi peut-on s'appuyer aujourd'hui comme fondement inaltérable pour un programme automatique vérifiable ?
- la base de temps qu'en Bitcoin.
- le réseau P2P que sont les exemples comme KAD (ed2k) et Torrent (via DHT).
Comme on le voit déjà en Asie, les connaissances et les niveaux de réflexions atteindront un nouveau stade de la population. Reste donc à utiliser une monnaie globale pour supprimer toutes les menaces potentielles et rétablir une juste équité (et non-équilibre comme tentent maintenant de le faire les banques centrales) entre les différentes nations toutes spécialisées ou pas dans un domaine qui leur est cher et dont ils contrôlent les aléas à force d'expérience décanales.
Qui n'a jamais rêvé que son frigo scanne ses courses, récupère tous les QR-Code puis envoie à notre téléphone les commandes à faire puis fasse une livraison payée en bitcoins ?
C'est pour un exemple qui pourrait, dans des pays, pouvoir stabiliser la production de denrées au DETRIMENT de la spéculation sur le marché.
Car après tout, l'agriculteur veut surtout pouvoir vendre sa récolte (et pas la détruire pour les quotas) ... et les années où ça va pas, il aura donc une réserve financière puisse que le système sera équitable (et non-équilibré par la magie des quotas ... qui ne fonctionnent pas actuellement).
Mon rêve : Scanner le QR-Code tatoué sur une vache dans une prairie et connaître son petit nom (florette ?) et sa date de naissance ... et le suivi de son alimentation renseigné par l'agriculteur au fur-et-à-mesure de ses achats ou récoltes.
Puis commander un morceau de la vache que j'aurai vu quand elle arrivera à l’abattoir ... peu importe le prix et la date : on a toujours besoin de manger ? Et on peut surtout offrir la viande à quelqu'un de sa famille en lui prouvant l'origine.
Un marché équitable et traçable.
Je m'égare ... (?)
Merci pour ce billet qui se lit avec plaisir. Tout en faisant connaître l'ouvrage du Pr. Bersini, vous soulevez des questions sociétales que les technologies émergentes sont souvent portées à occulter. Quand bien même le légiste avancerait à la vitesse du technicien, serait-ce pour rendre la technologie plus balisée et juste, ou pour lui adjoindre le joug supplémentaire du droit?
Bien cordialement
M.Faher