62 - Céleste Monnaie ?
Par Jacques Favier le 13 mai 2017, 14:15 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
Parler à la fois d'informatique et de philosophie est une chose. L'informatique, nous dit le philosophe Mark Alizart, n'est jamais en effet, que l'aboutissement de tout le travail de formalisation de la pensée que la philosophie a entrepris dès l'aube de son histoire, de L'Oragnon d'Aristote à la Logique de Hegel.
Mêler le Cloud et le Ciel (celui des Idées en l'occurrence, ou celui de l'Esprit) en est une autre, qui n'est pas pour me déplaire. J'avais jadis trouvé dans la maison de Victor Hugo des mots latins sur lesquels je reviendrai (in libro / ad cælum) et qui me paraissaient établir un lien.
L'informatique est la philosophie faite science, ou plutôt la preuve que la philosophie contient un élément décisif d'effectivité. La méfiance qu'entretiennent pourtant les acteurs de ces deux disciplines ne n'expliquerait que par des éléments de conjoncture historique aujourd'hui dépassés. Alizart explore le moment où refait surface la présentation de l'ordinateur (le mot désigne une qualité que les théologiens médiévaux attribuaient à Dieu) comme image, voire réalité de Dieu - une idée présente aux débuts de l'informatique. Il est temps, dit-il, qu'une philosophie qu'il appelle une ontologie digitale vienne soutenir cette vieille intuition.
Partant de la Pascaline (ci-dessus) et passant par la double invention (anglaise) de l'ordinateur par Babbage et Turin, Alizart en extrait l'idée que l'informatique s'est justement développée contre la mécanisation de la pensée, que l'ordinateur n'est pas une machine à calculer, ou alors que c'est une machine à calculer réflexive non-linéaire, et, en ce sens, que ce n'est pas du tout une machine, c'est un organisme. C'est pourquoi l'ordinateur ne cesse d'aller vers la nature.
Le célèbre test de Turing s'inscrit ici, souvent mal compris. Le problème n'est pas de savoir si la machine pense. Il s'agit de comprendre que le Soi est une propriété générique de l'Être. C'est la vie qui imite l'informatique, laquelle n'est pas une invention de l'homme mais une propriété du vivant. Il y a des lignes de code dans la nature.
Aussi l'informatique confirme-t-elle ce dont on a toujours eu la prescience : il y a de la pensée dans l'Être, ce qui nous met bien plus près des présocratiques comme Parménide que des hyper-cartésiens.
Mais plus important encore - à mes yeux du moins - loin d'être un outil à notre disposition, une chose, une machine, l'informatique est un milieu, notre milieu, l'informatique céleste qui donne le titre à l'ouvrage d'Alizart. Comme dans les romans d'Isaac Asimov ou d'autres, l'informatique est une sorte de Verbe fait chair qui préside à une fusion de l'organique et de l'inorganique dans le numérique.
Si l'ontologie inachevée de Whitehead a exercé une influence notable sur Deleuze, un philosophe qui a lui-même influencé la cyberculture, Alizart nous propose un arrêt préliminaire chez Hegel : Il ne doit rien au hasard si c'est la même année 1830, alors que Babbage inventait ce qui deviendrait le premier ordinateur, que le philosophe allemand a tiré sa révérence, satisfait d'avoir élaboré une nouvelle «science de la raison» (...) Ce sont les limites de la pensée mécaniste qui les ont tous deux mis en mouvement.
Hegel fut moqué pour avoir dit que la réalité était constituée d'idées. Alizart traduit : elle est constituée d'informations. Ainsi, dit-il, comprendre que Hegel parle d'informatique, c'est comprendre et l'informatique, et Hegel. Après Coperninc, avant Darwin et Freud, Hegl inflige une blessure narcissique à l'Homme : il est remplacé au centre du monde par un Système qui n'a pour seule activité que de se reproduire et se penser. Au commencement, pour le philosophe allemand, il y a une brique d'information mais cette brique est aussi bien la machine qui traite l'information.
C'est à cet endroit, page 80 (et je n'exclus pas que mon idée soit idiote ou démente) que je me suis dit qu'au commencement, c'était Genesis et que cela renvoyait exactement à ce que nous écrivons, Adli Takkal Bataille et moi dans notre Bitcoin, la monnaie acéphale (page 55) :
Sans vouloir s’embourber dans un débat digne de celui de l’œuf et de la poule, il faut absolument intégrer que c’est l’action de générer des jetons qui a provoqué l’apparition du genesis block, le premier de la blockchain, mais que le protocole et le code exécuté existaient avant même la première écriture. Cela permet de comprendre que la blockchain est une production du protocole Bitcoin, et qu’après seulement ce dernier s’en est aussi servi de support à ses unités de compte, les bitcoins.
Bref, voilà une monnaie qui décidément ne se décrit que platoniquement (une monnaie in libro mais aussi ad cœlum) et dont on pourrait presque dire, en empruntant les mots de Mark Alizart que tout le Système va consister à voir cette machine, qui est à la fois forme et contenu, machine et programme, nombre et traitement de nombres, bref contradiction vivante, réflexivité pure, croître jusqu'à rendre raison de sa contradiction native.
Un peu plus loin Alizart abordant le Concept chez Hegel se demande soudain pourquoi user du mot Concept pour traiter de ce qui est le plus réel, le moins abstrait ? Là aussi, je songe à Bitcoin, saisi par la pensée comme unité de compte (virtuelle bien loin de l'usage que fait Deleuze de ce mot) quand le bon sens veut sentir la monnaie entre le pouce et l'index. Cette étrangeté tombe sitôt qu'on se rappelle que la plus haute réalité, c'est l'unité de la pensée et de l'Être, autrement dit, l'information.
Nombreux sont les moments où l'hypothétique lecteur-bitcoineur lèvera le nez en songeant à de possibles rapprochements. Ainsi du bruit qui préside au développement des formes, à la création d'information. Nombreuses aussi les figures mythiques (Ulysse) ou historiques (Vinci) qui m'ont servi dans ce blog ou dans mes conférences et que je retrouve chez Alizart.
La «fin de l'histoire» qui préoccupe un peu les philosophes et les historiens procure également l'occasion d'un rapprochement.
Je cite Alizart : le temps ne cesse pas de couler, simplement il n'est plus un temps subi, imposé de l'extérieur, il n'est plus la marque du désordre et de l'entropie, il est un temps voulu, créé, qui inverse l'entropie : le temps produit par le calcul; nécessaire à la synchronisation des opérations du Système... et je renvoie mon propre lecteur à ce que j'ai écrit dans mon billet précédent.
Pour qui réfléchit à ce qu'annonce l'IoT, certaines pages consacrées à la deuxième cybernétique et à l'écologie synthétique sont du plus vif intérêt, même si elles décevront (peut-être!) les tenants de la cyberculture, les adeptes du Ghost. Alizart nous le dit : parce que le Système tend à se rapprocher de l'essence de toute personne en général c'est à dire du «trou» qui la fonde, «le Système n'a pas vocation à remplacer l'homme, mais l'homme et le Système ont vocation à faire ensemble "Événement" à l'horizon de leur vérité».
Et soudain, en page 153, après que sur le terreau géologique du tas de ferraille et de silicium, Alizart a abordé la phase végétale de développement du réseau, surgit le mot que j'attendais (seule raison, peut-être, de ma tenacité) : « le contenu du réseau est identique au réseau. Aussi bien, cette information est réellement vie. Elle prend la forme de ces virus et de ces automates cellulaires qui prolifèrent sur Internet. Le protocole blockchain peut aussi être compris comme une sorte de colonie symbiotique».
Que voilà une chose dont les thuriféraires de la «technologie blockchain» n'ont pas eu le quart de l'intuition !
Dans la phase animale, enfin, surgit le robot, avec qui notre hybridation a déjà commencé de telle sorte que l'homme est cette synthèse même sans qu'il y ait à imaginer un transhumanisme. Que deviennent l'homme et le monde ? L'informatisation permet d'amélirer la projection horizontale des esprits vers d'autres esprits. Pour décrire l'effet de l'informatisation, Alizart emploie deux mots dont les bitcoineurs usent eux-mêmes souvent : fluidifier, horizontaliser. Enfin elle fait muter le langage lui-même, le monde symbolique qu'il constitue et dans lequel l'Esprit a trouvé sa demeure, ces fictions où il vagabonde, enfin délivré de tout. Ce monde devient effectivement un monde : le virtuel. On peut regretter le dernier mot, il n'empêche que la description d'Alizart colle à notre perception et appelle furieusement la monnaie réglant les échanges de ce monde-là.
La réalité qu'Alizart appelle donc virtuelle est, selon lui, proprement le monde de l'Esprit.
Alors enfin, en page 166, apparait le mot Bitcoin. Mark Alizart m'a prétendu n'en avoir pas une connaissance approfondie. Je trouve pourtant qu'il le situe à la place qui lui revient : Au milieu de ces Esprits, mixtes de machines, de cerveaux et d'Êtres, apparaitraient les idées, mais comme des formes concrètes, comme des idées vivantes, des idées virus, des idées machines, à l'instar de ce qui se passe dans le végétal. Le bitcoin, cette monnaie à la fois réelle et virtuelle, enchâssée dans la colonie symbiotique du protocole Blockchain, est déjà une des formes vivantes du symbolique.
Un pas plus loin : la collection de ces idées serait l'Idée elle-même, faite effective, le Soi du Système. Est-ce délire de ma part, ou bien n'y at-til pas quelque chose qui évoque «l'Internet de la monnaie», pour parler comme Antonopoulos, par opposition à une simple monnaie de l'Internet ?
J'arrête sur cette question mon compte-rendu, à quelques pages seulement de la fin de cet ouvrage passionnant qui s'achève, je n'en dirai pas davantage, par un retour à Hegel mais aussi à Teilhard et à Paul. Il faut, pour avancer dans le monde qui nous attend, vivre selon l'Esprit.
Pour aller plus loin :
- Un entretien publié sur le site Un Philosophe : l'informatique est notre nouvelle ontologie.
- Un article traitant d'art, et sur lequel Alizart appelle l'attention : L'ordre des lucioles qui interroge «la manière dont les objets qui constituent notre monde se connectent, se synchronisent, s’influencent réciproquement».