146 - Cocagne : plus on y dort plus on y gagne

J'avais annoncé ce billet en conclusion de celui qui traitait de la propriété et de la souveraineté, de certaines illusions politiques nées d'une soudaine prospérité, de fantasmes où la mémoire féodale offre à une classique revendication libertarienne le motif kitsch d'un fief ou d'un royaume .

Tout autre est le Pays de Cocagne, que nous croyons tous connaître et dans lequel s'emmêlent, dans une innocence un peu enfantine, paresse et gourmandise rêvées avec la semaine des quatre jeudis ou le Palais de Dame Tartine.

En nous penchant sur ce mythe d'abondance cher à nos ancêtres, je crois que nous pouvons apprendre à mettre en questions notre propre activité pour donner forme mythologique à nos formes modernes de prospérité ou d'abondance.

Il est vraiment amusant de remarquer que le Brueghel qui peignit en 1567 le pays de Cocagne qui sert d'illustration de couverture au livre dont je vais parler est le grand-père de celui qui illustra la tulipmania après la crise de 1637.

Cocagne, histoire d'un pays imaginaire de Hilário Franco Júnior, n'est pas un livre particulièrement récent. Publié au Brésil dix ans avant le white paper de Satoshi, il a été traduit du portugais au moment où je passais devant Bitcoin sans le voir. Pourquoi en traiter aujourd'hui ?

La préface du médiéviste Jacques Le Goff (1924-2014) donne quelques raisons :

  • « le thème de la Cocagne (…) est né à l’époque du grand développement de la société médiévale, du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siècle, au moment où les réussites matérielles, sociales, politiques et culturelles aiguisèrent les appétits ».
  • « Contrairement au mythe antique de l’âge d’or, réapparu au XIIIe siècle, la Cocagne n’est pas une utopie tournée vers le passé, c’est une utopie qui se libère de cette prison des sociétés et des individus qu’est le temps sous sa forme de calendrier ».
  • « En ce siècle où l’on met de plus en plus le droit par écrit, lequel pèse toujours plus sur la société (droit romain renaissant, droit canonique en pleine expansion, droit coutumier mis par écrit), la Cocagne (...) est très certainement une unomie, un pays sans loi, mais cette caractéristique est contenue dans la notion d’utopie, c’est-à-dire un pays non seulement sans code, sans répression, mais aussi sans violence et sans désordre. Ne faut-il pas voir dans cela la libre floraison de lois naturelles ? »

Partons donc explorer l'imaginaire d'ancêtres si anciens, si peu boomers que nul ne leur imputera aucune de nos actuelles misères.

Certes, ce n'est pas chose aisée du fait de l'ignorance où nous nous trouvons (sauf quelques médiévistes) des réalités de ce temps. « Du côté de la société imaginaire » rappelle Hilário Franco Júnior « se cache fréquemment la forte présence d’une société concrète à travers l’exagération ou l’inversion de ses valeurs, la négation de ses peurs ou encore la projection de ses désirs ».

Cette mise en perspective de ce que l'on vit et de la façon dont on croit y échapper vaut aussi pour nous, si nous sommes capables d'un regard un tant soit peu réflexif : « L’imaginaire dépasse les imaginations. On n’imagine pas ce que l’on veut, mais ce qu’il est possible d’imaginer (…) le Moyen Âge a fréquemment imaginé des anges, des fantômes et des dragons, non des martiens, des êtres mutants ou des monstres fabriqués par l’homme ».

La définition mérite d'abord attention : « résultat de l’entrecroisement du rythme très lent de la mentalité et de celui plus souple de la culture, l’imaginaire établit des ponts entre les différentes temporalités ».

La terminologie proposée est également précieuse : « La modalité d’imaginaire qui cible son attention sur un passé indéfini pour expliquer le présent est un mythe. Celle qui projette sur l’avenir les expériences historiques – concrètes et idéalisées, passées et présentes – d’un groupe est l’idéologie. Celle qui part du présent pour tenter d’anticiper ou de préparer un futur qui récupère un passé idéalisé est l’utopie. Naturellement les frontières entre ces trois modalités d’imaginaires sont mouvantes ».

D’après Lewis Mumford (The story of utopias, 1922) la République de Platon serait ainsi une utopie de reconstruction, alors que Cocagne serait une utopie d’évasion.

Les premières se fondent sur le principe de réalité tel que défini par Freud : on y valorise l’ordre et la réglementation nécessaires au maintien de la civilisation, l’homme préférant la sécurité au bonheur. Dans les secondes, au contraire, prévaut le principe de plaisir et la quête de satisfactions plus instinctives.

Le mythe comme l’utopie sont, selon Hilário Franco Júnior, des produits du présent, lequel nécessite toujours de bâtir des ponts entre le passé et le futur, pour se penser et se projeter. En ce sens « l’utopie est un mythe projeté dans le futur ». Si tout discours mythique n’est pas une utopie, tout discours utopique repose sur un fonds mythique, bien que, du point de vue de ses défenseurs, il ait un potentiel de concrétisation qui le différencieraient du mythe.

L’important est dès lors de mettre en avant l’idée de projet qui est à l’œuvre dans une utopie.

Selon Raymond Ruyer (l’Utopie et les utopies, 1950) la pensée mythique réalise, dans le champ imaginaire, une dissolution des structures sociales grâce au trait ludique typique de toute utopie. C'est moi qui souligne ludique car j'y retrouve ma conviction que Bitcoin n'est pas une monnaie de casino mais qu'il intègre (entre bien d'autres choses !) une irréductible part de jeu, conviction maintes fois exprimées, dès 2014 dans Monnaie pour rire, pour jouer ou pour changer ? ou en 2020, quand j'écrivais que Bitcoin est à la fois argent du jeu et jeu de l'argent.

Venons-en au texte spécifiquement étudié par l'universitaire brésilien. Il en existe peu de manuscrits : trois en tout, dont le plus complet, en français et datant du dernier tiers du 13ème siècle, est conservé à la BnF :

Ce texte de 188 vers est tellement foisonnant, et le temps de mes lecteurs si chichement compté, que je vais ici me concentrer sur ce qui est proprement monétaire. Ainsi, au vers 108 : là personne n’achète ni ne vend (Nus n’i achate ne ne vent). En fait, là où un idéal de vie comme celui de l’auteur des Proverbes bibliques était de vieillir en travaillant, celui du poète médiéval de se maintenir jeune dans l’oisiveté.

Selon Hilário Franco Júnior, une double abondance, alimentaire et vestimentaire, rend complètement caduque la profusion de monnaie. Le Fabliau de Cocagne imagine une terre où l’offre serait bien supérieure à la demande, et cela malgré la consommation effrénée de ses habitants. Scenario peu crédible sauf sur quelque île paradisiaque, mais qui exprime les critiques de certaines couches sociales du temps à l’égard du productivisme corporatif et de la croissante monétarisation de l’économie occidentale.

Ce qui relève l’abondance de la Cocagne, c’est le fait qu’elle ne dépende pas du travail humain : l’oisiveté y est même la seule activité rémunérée :  plus on y dort, plus on y gagne  dit crânement le vers 28 (qui plus i dort, plus i gaaigne). Leur refus du travail transparaît clairement dans la relation que les habitants du pays béni entretiennent avec l’argent.

Au pays de Cocagne, les monnaies ne sont pas qu’abandonnées, elles sont mortes, définitivement superflues, nettement futiles.  Des bourses pleines de deniers gisent le long des champs . Au contraire de ce que défendait l’économie monétaire revigorée de l’époque, elles ne se reproduisent pas, elles ne sont pas des semences. Elles restent éparpillées, complètement stériles, sur les champs trop féconds. Tandis que l’économie occidentale au Moyen-Âge avait de plus en plus recours à la monnaie, celle de la Cocagne demeure naturelle et autosuffisante. La Cocagne est ce que les anthropologies définissent comme une culture de l’excès.

Et les précieux gneu gneus aristotéliques dans tout cela ?

Des trois fonctions classiquement attribuées à l’argent, aucune n’est valable en Cocagne. Ce qui prête à réfléchir.

  • La première (d'être un instrument de mesure de la valeur des biens et services proposés) n’y est pas applicable parce que les biens et services sont si nombreux qu’ils n’ont aucune valeur marchande, n’importe qui pouvant en jouir à n’importe quel moment. Question : n'est-ce pas ce que l'on a si longtemps et jusqu'ici en vain attendu du progrès ?
  • La deuxième fonction (d'être un instrument d’échange qui bénéficie du consentement général) n’a pas davantage de sens à Cocagne où tous les habitants sont propriétaires des richesses locales et où  chacun prend tout ce que son cœur souhaite , sorte de rêve à la fois collectiviste et consumériste bien éloigné de la sobriété heureuse aujourd'hui tant vantée (généralement pour les autres).
  • La troisième enfin (d'être une réserve de valeur) n’a pas d’utilité : comme les habitants savent que leurs pays sera toujours riche, ils ne se sentent pas encouragés à accumuler ou à épargner. Si l’argent reste par terre, si personne n’en veut, c'est que le futur n'effraye pas. On n'y est pas., ou tout du moins cette frousse du futur est un élément marquant (ou clivant) de notre temps.

La trilogie labor-dolor-sudor, propre à l’idéologie féodale, est remplacée dans le fabliau par abondance-jeunesse-oisiveté.

Parce que le travail implique une hiérarchie sociale, la soumission à des personnes et à des règles, l’inexistence du travail signifie liberté. Par conséquent le non-travail explique et articule d’une certaine manière la plupart des caractéristiques de cette terre, bénie par Dieu et tous ses saints plus que n’importe quelle autre, même si clairement, tout obtenir sans travail est le trait le plus antichrétien de la Cocagne pour un homme de jadis, comme il serait aussi le plus choquant pour les dirigeants de notre pays, avec leurs obsessions comptables et leurs hymnes abrutissants à la valeur travail.

Je ne dis pas que Cocagne soit forcément un exemple à proposer au bitcoineur. Mais, modèle médiéval pour modèle médiéval, utopie anachronique pour utopie irréaliste, il vaut bien le fantasme féodal.

Reste un point troublant dans ce beau livre : on n'y parle fort peu de politique, ni dans les termes du passé, ni dans les nôtres. Tout au plus certaines gloutonneries y paraissent-elles parodier la curie papale. Plus que des révolutionnaires, les habitants de Cocagne sont en réalité des anarchistes radicaux. Ils ne sont pas sujets, fût-ce d'une principauté privée établie par quelque baleine crypto ; ils ne sont pas concitoyens et le mince succès des votes sur la blockchain me semblent à cet égard significatifs.

Les bitcoineurs sont convives (avec un goût prononcé pour la viande!) et amis. Aristote (toujours lui!) le disait bien avant l'auteur anonyme et sans doute picard : si les hommes avaient les uns pour les autres de l'amitié (φιλία / philía) il n'y aurait nul besoin de politique. C'est décidément, pour moi, Bruegel l'Ancien qui les peint le mieux.

Pour aller plus loin, on pourra relire :

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