13 - Complètement timbré
Par Jacques Favier le 15 févr. 2015, 07:55 - de la nature matérielle de Bitcoin - Lien permanent
La grande critique des milieux mal informés contre le bitcoin est qu'il viole un monopole régalien. Depuis le coup d'éclat de la BNS on hésite à vanter la régulation d'une banque centrale, comme depuis l'affaire de Chypre on hésite à louer la protection européenne.
Il est pourtant un autre monopole régalien que l'on a fait passer à la trappe sans larmes de crocodiles, c'est celui des Postes. Et il n'est pas inutile de réfléchir au sujet de la Poste. En fait, ce monopole n'avait évidemment rien d'immuable. Sous l'empereur Auguste, il y avait certes eu un cursus publicus. Parce que l'empire de Rome ce sont des routes bien droites, que l'on reconnaît encore dans le paysage, et protégées par des légions bien équipées. Qui tient le réseau (de routes) tient la poste et a priori la puissance politique est bien placée pour cela. Mais pas forcément.
Au Moyen âge, on voit ainsi l'Université de Paris créer sa propre poste (1150) et en France c'est seulement en 1477 qu'un monopole royal est affirmé. Mais ailleurs on trouve une puissante Poste qui doit tout à une famille dont elle va fonder la puissance : les Thurn und Taxis. Une histoire édifiante.
À partir du 13e siècle la famille lombarde des Tassi, développe une poste qui s'étend jusqu'à recouvrir au 15e siècle presque tous les territoires des Habsbourgs. Au 16e siècle, anoblis, ils germanisent leur nom en Von Taxis, au 17e ils revendiquent une filiation prestigieuse avec la famille della Torre, au 18e siècle le chef de famille est Prince Von Thurn und Taxis. Ils émettent des timbres jusqu'à la nationalisation des postes par la Prusse, en 1867. Le 12e prince, champion d'Allemagne automobile (2010) pèserait 1,5 milliard et serait le premier propriétaire immobilier du pays
Avec ou sans État, la Poste est toujours une puissance. Comme la Banque avec les Médicis, elle a conduit les descendants des lombards Tassi au premier rang de la noblesse européenne, à deux doigts de la souveraineté.
Dans nombre de pays existe une banque postale. La banque et la poste ont un rapport au transport d'une information et la lettre de change est un hybride. On reverra, avec le système de Samuel Morse (1832) l'apparition en quelques décennies seulement, d'une énorme puissance financière : la Western Union, celle qui a tout à perdre à l'essor du bitcoin... Il semble que chaque mutation dans le transfert d'information privée crée une puissance financière.
Au fond... Poste et Banque, n'est-ce pas un peu la même chose ? En cas de pénurie monétaire, on a vu servir des timbres comme monnaie d'appoint. Et sur les sites de vente en ligne entre particuliers ils ont beaucoup servi avant Paypal, pour les micro-transactions.
Est-ce que la Poste n'imprime pas tout simplement de l'argent? C'est ce que suggère l'amusant dialogue, tiré du roman Timbré dans les Annales du Disque Monde (déjà cité sur ce blog) entre Moite von Lipwig, escroc pendable chargé par le tyran de revitaliser le rudimentaire service de la poste et l'un de ses complices. Moite vient de découvrir que, plutôt que de faire payer la lettre à l'arrivée, on peut tamponner des timbres standards :
-Ils sont drôlement jolis, monsieur Lipwig, dit Yves. Tous ces détails. Comme de petits tableaux. Comment on appelle ces petites lignes ?
-Des hachures croisées. Ça les rend difficile à contrefaire. Et quand la lettre portant le timbre arrive à la poste, tu vois, on prend un des vieux tampons en caoutchouc et on oblitère le timbre pour qu'on ne puisse pas le réutiliser, et le ...
-Oui, parce que c'est comme de l'argent, en fait, le coupa joyeusement Yves.
-Pardon? fit Moite, son thé à mi-chemin des lèvres.
-Comme de l'argent. Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit. Vous allez bien, monsieur Lipwig? C'est que vous avez l'air tout drôle, Monsieur Lipwig?
-Euh... quoi? fit Moite qui fixait le mur en souriant curieusement d'un air absent.
Petit billet de banque, mais billet quand même : exactement ce que pensait Carlo Ponzi quand il mit au point son premier petit traffic... avant de tenter sans grande sagesse de sortir de sa condition de gagne-petit.
Mais celui qui aurait accumulé des timbres postes avant le 1er janvier (et l'incroyable hausse de 15% du tarif) et celui qui aurait acheté des billets de banque suisses avant le coup d'éclat de la BNS auraient-ils fait des plus values d'essences différentes ? Dans le second cas, l'euro s'est dévalorisé par rapport au franc (ironie!). Et dans le premier? C'est tout simple: l'euro s'est dévalorisé par rapport au gramme.
Sur la vignette ne figurent qu'un poids, et l'indication (non contractuelle, ô combien !) d'une vitesse. Le prix est fixé à ce jour par la Poste, demain par la concurrence, après-demain il le sera par des marchés en continu sur internet, bref il sera coté.
Depuis le temps que les meilleurs connaisseurs du bitcoin nous assurent que son usage monétaire, balbutiant et incertain, devrait moins occuper les pensées que les fantastiques promesses d'un protocole de transmission d'information sécurisé et authentifié (une lettre recommandée, si j'osais...) je m'étonne que si peu de réflexions aient été développées sur la comparaison avec le petit timbre poste. Je propose donc d'oublier un peu le billet de banque qui focalise l'attention sur la valeur du bitcoin et de songer un instant au timbre poste qui permet de réfléchir sur son utilité...
Il est évident que la capacité de transporter 20 grammes jusque dans un village de Haute Corse ou une banlieue de Seine-Saint-Denis, cela a une réelle valeur.
Surtout avec date certaine (le cachet de la poste faisant foi) et avec une sécurité qui nous valut jadis une tirade d'anthologie de Michel Audiard (dans un film traitant d'une sombre affaire d'atteinte au monopole régalien sur la monnaie...)
JEAN GABIN CONTRE LA PRIVATISATION DE LA POSTE par edouardo26
Soit direz-vous, on vous voit venir : le bitcoin ne vaudrait guère plus qu'un timbre poste? C'est cela. Sauf que...
Si j'ai bien compris les mirobolantes idées de colored coin, de side chains et d'internet des objets, notre monde va avoir grandement besoin de ce genre de timbre. Beaucoup plus que de timbres-poste, infiniment plus. Si nous les humains nous envoyons 200 milliards d'e-mails par jour (dont 90% de spams, ce qui ferait tout de même 20 milliards de messages réels), songez à ce que cela va être quand les réfrigérateurs, les essuie-glaces, les ascenseurs, les caméras de surveillance et les distributeurs de préservatifs vont se mettre à échanger des informations ! Il y a 10 milliards d'objets connectés à ce jour, il y en aura 100 en 2050.
Il y a tout de même un détail à prendre en compte : point n'est besoin d'user d'un bitcoin tout entier pour envoyer un titre, une garantie, un certificat d'authenticité, une hypothèque, un manuscrit ou la formule d'une molécule tout en disposant d'une date certaine, d'une confidentialité appréciable, d'un temps de transport de l'ordre de 10 secondes. Une nano-particule du "métal orange" suffit. Il est assez idiot de parler du prix du bitcoin, si un petit bout suffit.
C'est déjà la vérité du bitcoin: 96,6 % des adresses (au niveau du block 330.000) correspondaient à des sommes inférieures à 1 m฿. En regard, il n'y a guère plus de 220.000 adresses correspondant à un pied de compte en banque ( 1 à 10 ฿) et 120.000 adresses qui correspondent au niveau d'une petite épargne (10 à 100 ฿). Ceci confirme l'hypothèse selon laquelle le bitcoin sert plus à échanger (de l'information) qu'à conserver (de la valeur).
Le bitcoin est divisible en 100.000.000 petits bouts (des satoshis). Comme il faut tout de même ajouter un TIP à chaque transaction, je pose l'hypothèse que du moins en l'état prévisible du protocole on ne se servira jamais de moins que d'un millionième de bitcoin, soit 21x10 puissance 12 d'unités en question.Si je divise par les 100 milliards d'utilisateurs (humains, transhumains et mécaniques) de 2050, cela fait l'usage de 210 transactions quotidiennes par utilisateurs, pas plus de huit ou neuf par heure, sachant qu'une transaction immobilise la particule de bitcoin durant dix minutes. En bref... rien de trop!
Chacun de ces millionièmes de ฿ aura-t-il la valeur d'un timbre poste ? et quel timbre-poste devrait servir de référence? Le prix du timbre international (impliquant un service dans au moins deux pays, parfois fort éloignés économiquement) devrait être assez unifié : il n'en est curieusement rien comme le révèlent certaines statistiques. Comme toujours le prix américain devrait servir de référence : 1,10$ pour une once (28 grammes) vers le monde entier. Cela paraît cher ? Pourtant il faudrait plutôt prendre en compte le prix d'un courrier recommandé, soit environ 4 fois plus... sans compter que la particule peut resservir (on peut toujours faire diverger un colored coin de sa chaîne) ce qui n'est pas le cas des affranchissements.
Même à un centime le millionième, le bitcoin vaudrait 10.000 euros, Techniquement le centime d'euro ou de dollar n'est certes pas un prix plancher. Mais à ce prix, la capitalisation totale du bitcoin serait de 210 milliards. Soit environ 2 fois celle d'UPS, 4 fois celle de concurrents comme Fedex ou DHL ( donc 1 fois la capitalisation de ces 3 seules entreprises) ou en terme de chiffre d'affaires 5 fois celui d'UPS ou 10 fois celui de Fedex. Bref un prix de 10.000 euros pour ce carnet de timbres qu'est un bitcoin apparaît soudain extrêmement plausible à terme sinon immédiatement raisonnable...
A 4 euros du millionième (soit le prix moyen d'un recommandé) le bitcoin vaudrait 4 millions. Les entreprises payent cependant bien plus cher encore la sécurité de leurs colis: environ 10 dollars en moyenne si on divise le chiffre d'affaires d'UPS par le nombre de simples plis (25% en nombre) et de colis transportés.
Le jeune bitcoin s'attaque, on le voit, à de vieilles puissances. Bien plus que d'anarchie, il est coupable de lèse-majesté ! La Poste (publique et privée) reste une puissance quasi-souveraine. Jadis la voiture jaune et bleue des Thurns et Taxis (notez les couleurs...) sillonnaient l'Europe, aujourd'hui les flottes aériennes des postes privées sillonnent les cieux.
Au total le prix du bitcoin dépendra du nombre de messages (valeurs, smart contracts etc) échangés en 2050 par les humains et les objets et du prix que chaque nouvel entrant acceptera de payer son stock de timbre. J'attends avec impatience les avis d'experts en la matière !
Mais sur le fond, la réflexion s'appuyant sur le timbre poste conduit bel et bien à envisager une valeur (élevée) et surtout à revisiter la distinction déjà éculée entre le bitcoin devise et le bitcoin technologie. Distinction qui suscite (voir lien ci dessous) l'ironie d'Andreas Antonopoulos parce qu'elle relève d'une bien courte vue des choses.
Il a raison, le personnage de Terry Pratchett : Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit.
Pour aller plus loin :
- Antonopoulos: "Bitcoin is a currency, bitcoin is a network, bitcoin is a technology and you can’t separate these things"
- Sur les smart contracts, un intéressant billet du "Bit Idiot" (en anglais...)
et
- le site de la princesse Gloria Von Thurn und Taxis. Ça n'a aucun rapport avec le sujet, mais elle me plait trop !
Commentaires
J'ai apprécié votre billet rafraîchissant. Comme vous le dites "songez à ce que cela va être quand les réfrigérateurs, les essuie-glaces, les ascenseurs, les caméras de surveillance et les distributeurs de préservatifs vont se mettre à échanger des informations ! Il y a 10 milliards d'objets connectés à ce jour, il y en aura 100 en 2050."
Vous le voyez sous l'angle de la quantité (et vous avez raison), moi je le vois sous un autre angle, celui de la vie privée. On ne le dit pas assez, mais Bitcoin est potentiellement un excellent outil de BigBrother - et je suis pourtant un partisan des crypto-monnaies.
N'oublions pas que la blockchain est transparente. Tout se sait, pour toujours. Et si on n'a pas forcément quelque chose à cacher, on a tous quelque chose à protéger. Quelques exemples (tirés de La valeur de la vie privée - https://monero.cc/talks/monerotalks...) :
- ne pas être fliqué par les publicitaires
- éviter que notre femme sache avec qui ou à quoi vous dépensez votre argent
- garder pour soi le montant de son compte en banque, histoire que ça ne jase pas
- éviter que, comme par hasard, le montant du loyer augmenter un mois après votre augmentation de salaire
- ne pas laisser votre employeur savoir que vous êtes syndiqué
- en tant qu'entreprise, ne pas donner à la concurrence des informations lui permettant d'avoir un avantage sur vous (les fournisseurs que vous payez, le montant du salaire de vos employés, vos marges...)
- ne pas vous retrouver accidentellement avec de l'argent sale (c'est arrivé et ça a fait mal: http://www.reddit.com/r/Bitcoin/com...)
Et tout ceci vaut bien sur également pour les contrats, votes... et autres transactions sur la blockchain (car contrat, argent, vote.... tout ceci n'est jamais que des transactions).
C'est aussi ça, la transparence. Alors, c'est quoi, la parade, l'anonymat ? Jeter les cryptos ?
Je ne pense pas. A mon sens, la parade est de pouvoir être transparent quand on le veut et privé quand on le veut. Une blockchain opaque, optionnellement transparente (c'est-à-dire qu'elle n'est pas bavarde par défaut, elle est discrète par défaut). Cette cryptomonnaie existe (et fonctionne parfaitement) et elle s'appelle Monero.
David Latapie
Merci de ce long commentaire. je suis assez de votre avis quant au côté bi-face de la pseudonymité...
JF
La comparaison avec le timbre est très bonne. Elle doit encore faire son chemin dans la mentalité des Bitcoiners (car elle est déjà acquise par d'autres communautés, la plupart des cryptos 2.0).
Les cryptos trouvent leur source de valeur dans leur utilité, tout comme le timbre.
Ludom
Merci de votre commentaire. Ce qui me plait dans la comparaison avec le timbre c'est qu'elle donne à la fois une idée de la valeur de cette utilité, et une idée de ce que cette utilité peut générer comme puissance!
JF
Un article toujours aussi intéressant écrit par notre "philosophe du Bitcoin"...
J'ai tendance à penser que dans une vingtaine ou trentaine d'années, on vous comparera à Voltaire... lui aussi avait eu raison avant tout le monde, et il a bien mérité sa place au Panthéon...
Sinon, à part ça, c'est vrai que la comparaison entre notre glorieux Bitcoin, symbole disruptif d'internet et de la modernité cryptographique et un pov' petit timbre ne m'avait pas sautée aux yeux...
D'ailleurs, c'est une comparaison qui a tendance à m'inquiéter : la philatélie est un hobby qui est en perte de vitesse, avec des initiés (les collectionneurs) qui s'échangent des timbres de collection qu'ils conservent précieusement sans les utiliser (ils ne veulent surtout pas les utilser pour poster un courrier comme on le ferait avec de vulgaires timbres), avec une communauté assez hermétique au monde extérieur à leur univers.
C'est précisément le risque majeur par rapport au Bitcoin : de plus en plus de personnes veulent les conserver car ils considèrent qu'ils sont trop précieux pour être dépensés. Ces personnes, assez égoïstes en réalité, n'ont en fait pas conscience d'appartenir à une communauté : posséder des Bitcoins est un droit, mais celà engendre, dans mon esprit tout du moins, des devoirs et une certaine responsabilité morale.
Conserver ces Bitcoins sans les dépenser ne peut conduire qu'à la perte du Bitcoin, selon la loi de Gresham qui me semble parfaitement applicable ici : " la mauvaise monnaie chasse la bonne ".
(lire aussi un article récent dans les Echos: le bitcoin tarde à s'imposer). Quel sera l'intérêt des commerçants d'accepter les Bitcoins si personne ne veut les dépenser?
Et si, dans l'avenir, les commerçants ne voient aucun intérêt à accepter les Bitcoins, ce ne sera ni une monnaie, ni un moyen de paiement : juste un hobby de geek sans valeur...
Crypto K
Vous me flattez! Quoique assez peu voltairien, j'accepte comme un honneur la comparaison avec le philosophe qui notait qu'une monnaie papier, basée sur la seule confiance dans le gouvernement qui l’imprime, finit toujours par retourner à sa valeur intrinsèque, c’est-à-dire zéro.
Je n'entendais pas parler de la philatélie mais un jour peut-être j'explorerai ce que ce hobby, qui est en quelque sorte un emploi pervers du timbre, pourrait nous apprendre d'utile. Pour le reste, sans être certain que le bitcoin soit (dès aujourd'hui) la bonne monnaie de l'équation de Gresham, je pense que vous pointez vers l'un des problèmes centraux de cette nouvelle devise : comment en accélérer la circulation? De tous temps, les monnaies ont circulé par la contrainte de l'impôt (le roi forçant les riches à sortir ce qu'ils avaient mis sous le matelas). Mais le sens de mon article est bien de dire que l'on aura davantage besoin du bitcoin (ou du satoshi) comme timbre que comme devise...
JF
Quand vous dites que les timbres ont pu servir de "monnaie d'appoint", vous êtes bien bon : nos ministres ont pu être accusés de se payer ainsi des maisons!
L'un d'entre eux a nié... Lire http://www.liberation.fr/politiques/2010/09/25/longuet-nie-avoir-paye-une-maison-en-timbres-de-la-republique_681744
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Vous avez raison ! Mais là, c'est un usage princier... La classe dirigeante s'attribue le bénéfice du "seigneuriage". Il me semble presque certain que la Monnaie de Paris a pu faire de même dans le passé. Ensuite il y a un autre aspect : si on vous donne un timbre ou une pièce de 1€, le cadeau est de 1€. Mais si le timbre a un "défaut", ou si la pièce est "fleur de coin"... le cadeau peut-être beaucoup (beaucoup) plus important. Mais ceci est une autre histoire...
JF