119 - Enfumage
Par Jacques Favier le 13 janv. 2022, 19:09 - des autres monnaies - Lien permanent
Sur un plateau de télévision, pour tout bitcoineur qui pourrait expliquer, il y a face à lui quelqu'un qui est là pour critiquer. Il y a des champions de l'exercice. L'un des plus actifs ces temps-ci se présente comme économiste et comme tout économiste, quand il est à court d'argument, il raconte des histoires, partant comme tous les siens de l'idée que les expériences historiques peuvent servir à tout et hors de tout contexte.
Pour démontrer que Bitcoin n'est pas une monnaie, ce qui comme on le lui a répondu est largement une conversation de salon, il a des flèches de toutes sortes dans son carquois. Une monnaie, nous a-t-il expliqué chez François Taddeï, ça met généralement très peu de temps à s'installer
. Généralisation dont je vois bien mal le fondement et sur laquelle il embraye par exemple si vous prenez la situation de Berlin après guerre, dans une ville ruinée, bon il fallait un moyen d'échange ...c'est la cigarette qui avait été élue par la population comme moyen d'échange, élue pas au sens strict, au sens de l'utilisation, et ça avait mis deux semaines à s'installer.
.
Cet argument fumeux n'a pas été improvisé en panique sur le plateau, il a déjà été présenté dans une tribune du Monde : En 1945, dans le Berlin ruiné d'après guerre, la cigarette n'avait pas mis deux semaines à s'étendre à quasiment toutes les transactions possibles
.
L'exemple cité est tellement farfelu (la courbe d'adoption de Bitcoin suit assez fidèlement celle d'Internet, lointain descendant d'Arpanet) qu'il peut sembler oiseux de le regarder de près, mais l'exercice s'avère instructif.
Loin de nous infliger, comme on le fait pour tuer Bitcoin, l'argument des trois fonctions d'Aristote, il n'est plus question ici que d'instrument de transaction. On veut bien croire que ce soit cette fonction qui soit la plus urgente à satisfaire et que l'adoption de la cigarette dans ces conditions ait pu être plus rapide que celle de Bitcoin. Nous voilà plus érudits et doté d'un utile savoir. Sauf sur un point : les Allemands ne fabricant plus rien et surtout pas des cigarettes, cette étrange monnaie n'a pas été élue par la population (genre monnaie locale) mais importée par l'occupant.
Faisons un peu d'histoire, et demandons-nous d'abord, où notre économiste a pu aller dénicher ça ? Faisons comme tout le monde : l'appel à un ami savant (à Mountain View, CA).
On lit cela en effet : A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la monnaie allemande, le Reichsmark, fut déconsidérée et ne fut plus utilisée. C'est une économie à base de troc qui vit le jour, et la monnaie d'échange la plus utilisée fut alors la cigarette américaine. Elle permit une certaine stabilité des prix avant d'être remplacée en 1948 par le Deutschmark
. Diable, c'est une monnaie qui accompagne du troc? durant trois ans ? Cependant on lit cette fine analyse sur le site secouchermoinsbete.fr qu'on ne réputera pas forcément être de qualité universitaire. Notons quand même que ledit site donne trois références, ce qui n'est pas rien. Poursuivons.
- La première référence est à un site spécialisé sur l'or qui fait un bref historique sans références particulières. Notons qu'il dit surtout que
peu avant la chute du troisième Reich, les échanges dans les camps de concentration nazis se basaient sur la cigarette comme valeur de référence. Le fait que le tabac n'était pas rationné et qu'il pouvait être facilement dissimulé était la principale motivation de ce choix
. Donc on n'est plus après la défaite mais avant... et on comprend mal pourquoi dans les camps des nazis les cigarettes n'auraient pas été rationnées. On y reviendra.
- La seconde référence est à l'article Wikipedia sur l'Allemagne depuis 1945 qui contient cette assertion :
L'Allemagne de l'après-guerre connaît une importante inflation, si bien que la cigarette blonde américaine fait figure d'étalon monétaire
avec un renvoi à un livre peu spécialisé dans les monnaies parallèles, à savoir celui de Marc Nouschi, La démocratie aux États-Unis et en Europe (1918-1989). Il semble y avoir (en page 244 dudit livre que je n'ai pas) une remarque sur l'apport massif d'américaines par les GIs. Mai alors s'agit-il bien d'un étalon ?
- La troisième référence est au site archive.tabacco.org qui ne semble plus en ligne.
Si l'on regarde maintenant dans la vraie littérature historique, c'est à dire dans des livres écrits par des historiens, on trouve cela principalement chez Anthony Beevor et Frederick Taylor. Le reste de ce que l'on trouve en ligne est littérature d'économistes.
Le premier écrit que à Berlin, tout se comptait en Zigarettenwährung, c'est-à-dire en monnaie-cigarettes
ce qui fait plutôt référence à l'étalon qu'à l'instrument, mais il ajoute à la phrase suivante de sorte que quand les soldats américains arrivèrent avec des réserves inépuisables de cartons ils n'eurent pas besoin de recourir au viol
. Tiens donc...
Le second parle des soldats et fonctionnaires alliés qui, riches de cigarettes, pouvaient s'offrir des femmes allemandes, au tarif en usage de cinq cigarettes qu'il décrit comme une monnaie d'échanges officieuse
. Mais ensuite, il attribue plutôt à la cigarette une fonction d'étalon en 1948 dans un contexte où les Russes, qui occupent la moitié de la ville, font tourner la planche à billets de vieux Reichmark qui reste (incroyablement) la monnaie officielle de toute l'Allemagne occupée.
Bref ce à quoi l'économiste renvoie comme exemple presque standard d'élection d'une monnaie par la population n'est qu'un enchevêtrement de faits divers douloureux : occupation de l'Allemagne, situation obsidionale à Berlin, destruction de l'État, des usines, des immeubles et des familles, famine, trocs, marchés noirs, viols massifs des femmes par les soviétiques (deux millions de femmes ?) et même par nos amis américains
.
Alors certes, il semble bien que la cigarette, instrument de débrouille plus que monnaie, ait servi lors de l'effondrement de mai 45, comme lors de la crise qui va mener au début du blocus en juin 48. Mais les Russes, même en quadrillant le terrain, auraient-ils fait tourner durant trois ans une planche imprimant des billets totalement dénués de cours ?
Revenons à la monnaie
Même pour en rester à des expériences douloureuses et évidemment non extrapolables, les cigarettes peuvent effectivement avoir servi de monnaie presque unique, non pas à Berlin après guerre mais dans les camps nazis avant. Et là il existe une intéressante documentation avec l'article The Economic Organization of a P.O.W. Camp publié en novembre 1945 par R.A. Radford, jeune anglais né en 1919 à Nottingham, et capturé en Lybie par les forces de l'Axe. On le lira en anglais ici et les moins courageux en résumé français là.
Bien sûr l'article de Radford n'apprendra rien sur le Bitcoin, monnaie intangible, non alimentaire, non fumable et évoluant non e état de siège mais dans un monde numérique très ouvert. Mais il y a quand même des éléments de réflexion sur le stock to flow et même sur la malédiction de l'étalon
.
J'en profite pour un petit aparté numismatique : à ma connaissance la seule effigie de monarque clopant est celle de Napoléon III accusé après 1870 d'avoir provoqué le désastre de Sedan, et l'emprisonnement de 80.000 prisonniers.
La cigarette est-elle sur cette monnaie satirique une allusion personnelle (oui, il fumait, mais plutôt le cigare) ou une allusion au seul passe-temps du prisonnier ? Je l'ignore.
Notons pour conclure que si les cigarettes n'étaient pas fabriquées par les Allemands occupés en 45 mais bien apportées par les soldats vainqueurs, elles n'étaient pas davantage élaborées par les prisonniers eux-mêmes dans les camps nazis mais y étaient envoyées par les familles dans les paquets et par les États (vaincus) au titre de leur grotesque propagande. État vaincu ou État vainqueur la cigarette finalement est une monnaie régalienne !
Commentaires
Pas grand chose de plus sur archive.tabacco.org :
"1945 : ALLEMAGNE : Les cigarettes sont la monnaie non officielle. Valeur : 50 centimes pièce"
Source :
https://web.archive.org/web/2012070...