14 - Gainsbarre se goure

Je ne vais pas parler ici du bitcoin sinon en filigrane. Poursuivant mon décapage des poncifs repris en boucle contre cette nouvelle monnaie, j'ai abordé (dans le billet 13) sa prétendue absence de réalité financière. Je crois avoir montré qu'elle résidait dans son utilité peut-être plus proche de celle d'un timbre que de celle d'un billet.

Autre grief plus basique encore, son absence de réalité tangible est souvent avancée, critique qui s’accompagne généralement du geste élégant par lequel le pouce avant droit du primate financier effleure rapidement la pulpe de son index. Et comme, effectivement, le bitcoin n'est guère tangible, il m'est venu à l'esprit de me demander si le cash l'était davantage. Qu'est-ce qu'on palpe avec le cash, et qui manquerait au bitcoin?

A l’heure où les Etats les plus solides émettent des emprunts à taux négatifs tandis que l’Union Européenne, entre pillage et rançon, organise et légalise des ponctions directes sur les comptes en banque (lire l'utile avertissement de Philippe Herlin dans les liens en bas de ce billet), il ne serait pas illogique de conserver son pécule en billets de banque. Et c’est bien ce que font un grand nombre de particulier, d’autant que leur détention comme leur dépense bénéficient d’une appréciable discrétion.

Quelle est la vraie nature de ce billet de banque, qui au bout de 4 à 5 générations (pas davantage, en fait) a plus ou moins remplacé l’or dans les représentations spontanées de la richesse financière ? Peut-être la découvre-t-on, comme celle du diamant (billet 12), en le brûlant ?

gainsbourg

Pour avoir vu un soir de mars 1984 Serge Gainsbourg brûler un Pascal sur TF1 en affirmant qu’il savait bien que son comportement était illégal, bien des gens ont ancré dans leurs esprits comme quelque chose d’acquis qu’il était non seulement absurde mais aussi criminel de se chauffer ainsi, parce qu’en brûlant le papier on attenterait aussi à un petit supplément de je ne sais quoi, tenant à la majesté de l’Etat, à l’économie nationale, au lien de solidarité sociale…

Cette infraction faisait en effet l’objet d’une incrimination dans l’ancien article 439 du Code pénal de 1810 : quiconque aura volontairement brûlé ou détruit, d’une manière quelconque, des registres, minutes ou actes originaux de l’autorité publique, des titres, billets, lettres de change, effets de commerce ou de banque, contenant ou opérant obligation, disposition ou décharge (…) sera puni d'un emprisonnement de deux à cinq ans et d'une amende de 500 F à 8.000 F. Ceci fut repris dans l’ordonnance du 4 décembre 1944 : si les pièces détruites sont des actes de l’autorité publique, ou des effets de commerce ou de banque, la peine sera la réclusion criminelle à temps de cinq a dix ans.

Mais en vérité, en 1984, les choses avaient bien changé. Dans un arrêt du 4 juin 1975, la Chambre Criminelle de la Cour de cassation avait estimé que les billets de banque, simples signes monétaires qui ne contiennent ni n’opèrent actuellement obligation, disposition ou décharge, ne rentrent pas dans la catégorie des pièces dont l’incendie ou la destruction volontaire sont réprimés par l’article 439.

Le texte de 1810 a disparu plus tard, abrogé par l’article 372 de la loi du 16 décembre 1992. Restait la question est de savoir si un tel acte relevait de la destruction du bien d’autrui mais il fut tranché que billet appartient quand même à son porteur. Clamer le contraire eût sans doute ébranlé l'opinion.

billets déchirés

Dans la pratique, les porteurs auraient plutôt tendance à prendre soin des billets, soit pour les présenter en état décent aux honnêtes commerçants où ils ont leur pratique, soit pour les garder pour leurs vieux jours, comme si la valeur dormait dans son lit de papier comme une Belle au Bois dormant.

Sleeping beauty

Une loi (n° 73-7) du 3 janvier 1973 disposait (article 33) que la banque centrale était tenue d’assurer sans condition, ni limitation, l’échange à ses guichets contre d’autres types de billets ayant cours légal des billets dont le cours légal avait été supprimé : il suffisait donc de changer les draps de temps en temps, et la valeur continuait de reposer.

On dit partout que l’on a une monnaie fondée sur de la dette. A-t-on jamais vu qu’une partie puisse éteindre sa dette rien qu’en changeant son papier à lettre ?

Il suffisait pourtant d’y penser ! Une loi de 1993 limita le délai d'échange des billets français n’ayant plus cours légal à 10 ans. Cette pratique était loin d’être unanimement partagée en Europe. En Allemagne, Autriche, Espagne, la durée des périodes de remboursement étaient illimitée. Et sur les dix-sept pays partageant la monnaie commune, huit pays seulement ont opté pour la mise en œuvre d’une date limite d’échange des billets de monnaie nationale aux guichets de leur banque centrale.

une nouvelle monnaie, le zéro

Dans la pratique, Serge Gainsbourg, qui n'a pu présenter son billet brûlé, a enrichi l’Etat, mais il fut loin d’être le seul. Au 17 février 2012, le volume non porté à l’échange s’est élevé à près de 55 millions de petits morceaux de papiers agrémentés de valeurs faciales différentes. Pour un montant de plus de 726 millions d’euros dont on ne manqua point de se féliciter, comme si ce n’était pas une forme de vol. Sans dire que ce solde non présenté à ses guichets de types de billets retirés de la circulation ce que l’on appelle un culot d’émission avait en réalité, sur l’ensemble des dernières émissions en cours, porté sur près de 1,9 milliard d’euros, dûment enregistrés en profit par l’Etat sur plusieurs années (cf étude BDF citée en fin d'article, page 84).

On a avancé alors le prétexte que, dans la pratique, les billets échangés après 10 ans étaient très peu nombreux, leur valeur numismatique étant généralement supérieure à la valeur faciale. Du culot, c’est le mot …et certains n’en manquent pas, qui ont envie de remettre cela : un analyste de la Bank of America, Athanasios Vamvakidis estimait en avril 2013 que la BCE devrait démonétiser les coupures de 500 euros.

Leur réputation frauduleuse (certainement justifiée, à cette réserve près que ce ne sont pas les maffieux et les terroristes qui les impriment, du moins pas pour l’essentiel !) permettrait une des ces opérations d’habillage moralisant dont raffolent les gouvernements sans morale. Les Espagnols appelaient « Ben Laden » ces grosses coupures dont l’existence est certaine et l’ombre omniprésente, mais que nul honnête homme ne voit jamais.

incendie de 500

Il n’en faudra pas plus pour s’autoriser à commettre un vrai exploit à la « Seal Team Six » contre la grosse coupure ! On gagnerait sur les coupures perdues, sur celles qui préfèreraient se cacher, voire sur celles que l'on jugerait "de trop" comme l'explique joliment M. Vamvakidis. Après quoi on réitèrera l'exploit contre les coupures de 200, parce que le forfait sera entré dans les mœurs…

J’en reviens à ma question : a-t-on jamais vu qu’une partie puisse éteindre sa dette rien qu’en changeant son papier à lettre ?

  • à dire vrai, non...mise à part la foncière malhonnêteté de la Banque et de son élite on voit mal le fondement de la chose;
  • mais... s’agit-il vraiment d’une dette, comme on les fabulistes de la monnaie le répètent après vous avoir narré la fable du troc en introduction de leur cours magistral ?

Que les banques commerciales créent ex nihilo de la monnaie (secondaire) IOU ne me semble pas conférer cette nature IOU à vos billets de banque préférés. Lorsque vous retirez de l’argent liquide à la tirette, le compte de votre banque commerciale à la banque centrale est débité d’un certain montant, et votre banque obtient des billets pour ce même montant. C’est ainsi que la BCE devrait augmenter le montant des billets en circulation dans l’économie. A moins que ce ne soit vous (tiens, enfin un rôle dans l’histoire ! ) qui forciez la BCE à augmenter le montant des billets en circulation dans l’économie ? Eh bien, sans doute… car pour ne pas diminuer le montant des réserves dans le système bancaire ( chose importante pour la politique monétaire !) la BCE évite plutôt cette diminution des réserves par une plus forte injection de liquidités.

Evidemment cela ne s'écrit pas ainsi. Parce que si les banques commerciales créent ex nihilo la monnaie secondaire, avouer que de la monnaie primaire est elle aussi créée ex nihilo pour vous servir quand vous allez à la tirette achèverait sans doute le système. Pourquoi ma banque m'en tient compte, si l'Institut d'émission les crée pour moi?

On ne peut s’empêcher de penser ici à Eric Cantona qui avait trouvé un truc simple pour tout faire sauter. Il est clair que si le montant des retraits en liquide est limité (à des sommes fixes sans rapport avec vos avoirs ni avec le bilan des banques) ce n’est pas seulement par des considérations de police, d’assurance, ou de logistique.

la vraie valeur du billet de banque

Le billet de banque n’est même pas un assignat, car le papier de l'assignat porte une promesse de remboursement gagée sur un actif réel. Mais, pour les raisons que j'ai dites, je ne crois pas que ce soit non plus une dette. Ce serait, à tout bien considérer, une monnaie de cuir ou de carton. Cette curiosité numismatique sera l'objet d'un prochain billet.

Les juristes sont d'accord: le billet est bien à vous. Comme du papier. La BCE revendique seulement le droit de propriété sur… l’image! Cela ne gêne guère les artistes grecs. Certes ils n'ont pas les moyens de Gainsbourg, mais ils se souviennent que le papier, qui est une médiocre combustible, est un excellent support graphique.

The end?

Pour aller plus loin :

Commentaires

1. Le 5 mars 2015, 19:54 par Mat

Et si le vrai changement de paradigme était là : on ne palpera plus, on swipera ! ...

Mat

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Vaste question. L'Homme pense parce qu'il a une main? C'est ce qu'affirmait Anaxagore, mais Aristote retourna la formule en affirmant que c'était au contraire parce qu'il est intelligent que l'homme a des mains. Son argument étant que sinon il ne saurait pas s'en servir... et la nature ne donne rien inutilement. Mais de cette main l'homme semble faire ce qu'il veut. Le pouce qui ne servait à mon père qu'à frapper la "barre d'espace" sert tout autrement à qui détient un Blackberry.

J'aurais tendance à penser comme cet Anaxagore de Clazomènes, (500-428 av. JC). Au delà de sa formule sur la main, il introduisit le concept du νοῦς (ce qui se prononce « nousse ») : l'intelligence organisatrice et directrice du monde. Le monde, pour ce philosophe pré-socratique vivant 23 siècles avant Lavoisier serait formé de substances diverses qui n'auraient ni naissance ni fin mais qui s'agenceraient seulement par leurs combinaisons et leurs séparations. Pour lui, être et matière ne se produisent donc, ni ne se créent, mais se transforment. 

Comme je l'ai déjà effleuré dans le billet en marge des mystères sacrés, le bitcoin n'est pas, comme les monnaies fiat, "du côté d'Aristote".

JF

2. Le 27 avr. 2015, 06:59 par Jacques Favier

Le thème continue d'agiter les banques les moins dissidentes: curieux de voir JP Morgan dans la ligne de Silvio Gesell...

lire l'article de Peter Coy The death of Cash dans Bloomberg Business du 23 avril 2015.