140 - Sur le Software de David Golumbia

La sortie du livre No Crypto de Nastasia Hadjadji (dont j'ai rendu compte ici) a remis en selle, dans les controverses entre bitcoineurs, le livre de David Golumbia The Politics of Bitcoin : Software As Right-Wing Extremism.

M'étant d'abord contenté de rapporter les comptes-rendus expéditifs qui m'en avaient été présentés, j'ai pensé qu'à défaut de m'infliger la lecture et le compte-rendu d'un nouvel ouvrage assimilant la crypto à l'extrême-droite, je pourrais présenter ici un compte-rendu rédigé à l'époque de sa publication, soit en 2017, par un économiste qui a produit de nombreux articles sur Bitcoin.

L'analyse qu'en avait fait William Luther, Associate Professor of Economics à la Florida Atlantic University et Director, Sound Money Project à l’American Institute for Economic Research m'a paru intéressante à plus d'un titre, et devrait être méditée tant sur l'aile gauche de la bataille – où l'on pousse des cris d'orfraie bien mal inspirés – que sur l'aille droite où l'on en voit qui semblent vouloir tout faire pour donner raison à leurs détracteurs.

L'original est en ligne, on trouvera ci-dessous sa traduction.

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Beaucoup de gens considèrent le bitcoin comme un bout de code intelligent, un mécanisme de paiement alternatif ou une preuve de concept pour la technologie blockchain sous-jacente.

David Golumbia, lui, y voit de l'extrémisme d'extrême-droite. Dans son nouveau livre, The Politics of Bitcoin, Golumbia affirme que Bitcoin a été conçu pour « satisfaire des besoins qui n'ont de sens que dans le contexte de la politique de droite » (p. 12) ; que « les enthousiastes de Bitcoin reprennent presque mot pour mot des textes d'écrivains (d'extrême droite) » (p. 21) ; et qu'en tant que tel, « Bitcoin sert (...) à répandre et à enraciner solidement » l'idéologie d'extrême droite (p. 25).

En tant qu'économiste monétaire, je suis d'accord avec une grande partie de ce qu'écrit Golumbia. Il dénonce à juste titre « le populisme raciste et l'opposition conspiratrice envers la Réserve fédérale » (p.19). Malgré les origines sur l'île au nom inquiétant de Jekyll de la Fed, il ne s'agit pas d'un groupe occulte qui profiterait aux juifs et aux familles de banquiers anglais au détriment de tous les autres. Golumbia a raison de décrire la fréquente évocation de la perte de pouvoir d'achat du dollar depuis l'origine de la Fed comme un récit « extrêmement trompeur, car ne tenant pas compte de facteurs essentiels tels que les taux de salaire, le taux d'intérêt sur l'épargne et le taux de change, ainsi que de la possibilité d'investir ce dollar sur les marchés financiers ou dans l'industrie » (p. 16). Dans la mesure où les enthousiastes de Bitcoin perpétuent ces points de vue, ce sont des imbéciles. Mais l'idée générale avancée par Golumbia, à savoir que Bitcoin est un produit d'extrême-droite, s'effondre dès que l'on en gratte un peu la surface.

Tout d'abord, l'idée qu'il existe une idéologie de droite uniforme est presque certainement erronée. La gauche et la droite américaines modernes sont des coalitions. Toutes deux se composent de nombreuses écoles de pensée politique distinctes, même si elles chevauchent. Et, bien que les membres d'une même coalition partagent des penseurs historiques communs, il n'est pas rare que certains membres de la gauche partagent également des penseurs historiques avec certains membres de la droite. En d'autres termes, il n'existe pas d'idéologie uniforme de droite ou de gauche et les ensembles d'idéologies de droite et de gauche se chevauchent.

L'une des principales factions de la gauche américaine moderne, par exemple, peut avoir des racines qui vont jusqu’aux progressistes de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle et jusqu’à des penseurs libéraux tels que John Stuart Mill. Mais Mill n'en a pas moins exercé une influence intellectuelle sur les libéraux classiques du début au milieu du 20ème siècle et sur les libertariens du milieu du 20ème siècle et du début du 21ème siècle. Il est donc étrange de se référer aux « principaux penseurs de droite tels que Friedrich August von Hayek », comme le fait Golumbia (p. 7). En effet, s'il est vrai que de nombreux membres de la droite américaine moderne citent Hayek en termes favorables, la philosophie politique de Hayek est fondamentalement en désaccord avec plusieurs idées de la droite.

En effet, Hayek se considérait comme un libéral, travaillant dans la tradition de Mill et d'autres. Il s'est prononcé contre les lois criminalisant l'homosexualité, en faveur d'un revenu de base universel et, au cas où il y aurait des doutes sur ses appréhensions à l'égard de la droite, en faveur de l'égalité des chances. Il a écrit un essai intitulé « Pourquoi je ne suis pas un conservateur ».

La simplification à outrance construisant une idéologie unique de la droite conduit à d'autres confusions, tant en ce qui concerne l'idéologie qu’en ce qui touche à la qualité des arguments proposés par les différents penseurs. Voyez comment l’analyse de Golumbia sur Milton Friedman (pp. 17-19), un économiste libéral classique très respecté, lauréat du prix Nobel de l'économie, se trouve immédiatement suivie d'une analyse d’Eustace Mullins (pp. 19-21), un négationniste antisémite qui a popularisé des théories complotistes sur la Réserve fédérale. Cette juxtaposition suggère que les deux points de vue seraient intimement liés. En réalité, Friedman a largement soutenu la banque centrale. Il comptait parmi les critiques les plus virulents de l'étalon-or, citant son coût élevé en ressources naturelles et ses longues périodes d'ajustement, et pensait qu'une banque centrale pourrait mieux atténuer les fluctuations macro-économiques indésirables. Quoi que l'on pense des positions de Friedman, c'est faire preuve d'une grande ignorance ou être intentionnellement injuste que de suggérer qu'il était un complice de Mullins. Friedman était un économiste sophistiqué. Mullins était un charlatan.

Ironiquement, c'est Golumbia - et non Friedman - dont la position se rapproche le plus de celle de Mullins. Il perpétue le mythe de la Fed en tant qu'institution privée et semble totalement ignorer son rôle de régulateur :

 Après tout, la Réserve fédérale, comme les extrémistes de droite ne se lassent pas de le rappeler, ne fait pas partie du gouvernement ; l'OSHA, l'EPA, la SEC et d'autres agences en font partie. La Fed n'a pas de pouvoir d'exécution direct, alors que les agences de régulation en ont généralement  (p. 37).

Or en vérité, la Fed est une institution publique. Les sept membres de son Conseil des Gouverneurs - dont le président et le vice-président - sont nommés par le Président des États-Unis et confirmés par le Sénat. Le président est tenu, par la loi, de faire rapport au Congrès deux fois par an sur les objectifs de la politique monétaire de la Fed. La Fed remet la quasi-totalité de ses bénéfices, ou seigneuriage, au Trésor. Et sa division de la supervision et de la réglementation bancaires supervise les holdings bancaires américaines, les organisations bancaires étrangères opérant aux Etats-Unis et les banques membres du Système de Réserve Fédérale. En effet, son rôle de régulateur s'est considérablement élargi ces dernières années avec l'adoption de la loi Dodd-Frank qui l'a désignée comme l'autorité de régulation responsable de la mise en œuvre et de l'exécution des tests de résistance prudentielle pour les banques. La Fed est peut-être une institution souhaitable. C’est peut-être une institution indésirable. Mais la Fed est, sans aucun doute, une institution publique.

La classification faite par Golumbia du monétarisme de Friedman comme étant d'extrême-droite est également mal inspirée (p. 18). Le monétarisme n'est pas - et n'était pas - une position d'extrême-droite. Il s'agissait, à l'origine, des idées d'un économiste progressiste de gauche nommé Irving Fisher. À la suite de Fisher, Friedman a soutenu que (1) le taux d'intérêt nominal était la somme du taux d'intérêt réel, tel qu'il est observé sur le marché des fonds prétables, et du taux d'inflation attendu - une idée que Golumbia cite favorablement ailleurs dans le livre (p. 16) - et que (2) un taux de croissance de la monnaie plus élevé, ceteris paribus, entraîne un taux d'inflation plus élevé. Les (anciens) opposants keynésiens à Friedman soutenaient, à l'époque, que les taux d'intérêt nominaux étaient déterminés par la préférence pour la liquidité et que la banque centrale pouvait choisir n'importe quel taux d'inflation à partir d'un choix de politiques pour atteindre le taux de chômage souhaité, tel que décrit par une courbe de Phillips à long terme. Aujourd'hui, le point de vue standard des néo-keynésiens - un point de vue partagé par la plupart des économistes de gauche et de droite - commence par reconnaître la validité approximative de la position de Fisher-Friedman à long terme.

Plutôt que de reconnaître le consensus qui s’est établi autour de cette position de Fisher-Friedman, Golumbia attribue « aux prix à la consommation, aux prix des matières premières et des actifs, à la productivité et à d'autres aspects du travail » le mérite d'être des causes plus « conventionnelles » de l'inflation (p. 22). Il est absurde de suggérer que les prix à la consommation, ceux des marchandises et des actifs soient à l'origine de l'inflation. L'inflation est définie comme une augmentation de l'indice des prix. Elle ne peut donc pas être causée par une augmentation des prix. Une autre cause doit être à l'origine de la hausse des prix observée (c'est-à-dire de l'inflation).

La confusion qui entoure l'explication de Golumbia sur le lien entre la croissance de la monnaie et l'inflation provient de la non-reconnaissance de la clause ceteris paribus mentionnée plus haut. Friedman comprenait certainement que les changements dans le taux de productivité et, par conséquent, dans la croissance de la production, se traduiraient par une trajectoire plus ou moins élevée des prix. Mais de tels changements, selon Friedman, auraient tendance à être temporaires, c'est-à-dire qu'ils modifieraient le niveau des prix mais pas leur taux de croissance à long terme (c'est-à-dire l'inflation). De la même manière, Friedman savait que les changements dans la demande de détention de monnaie auraient pour effet d'augmenter le taux d'inflation. Mais, comme il prenait en considération des monnaies nationales bien établies, avec de larges bases d'utilisateurs, il pensait que les changements dans la demande de monnaie seraient relativement faibles, en particulier si les autorités monétaires géraient l'offre de la manière la plus responsable possible.

Les erreurs précédemment mentionnées sont aggravées lorsque Golumbia se tourne vers Bitcoin. En décrivant le mécanisme d'offre au cœur de Bitcoin, il déclare que « les développeurs pensent que le nombre total de pièces en circulation a un impact sur la valeur de la monnaie » (p. 29). Il a certainement raison de dire que ce point de vue « est un argument économique plutôt qu'informatique ». Mais il ne pourrait pas se tromper davantage qu’en la décrivant comme une position « avec laquelle peu d'économistes sont d'accord ». Au contraire, c'est une position avec laquelle peu d'économistes seraient en désaccord ! Certes, les économistes reconnaissent aujourd'hui que des facteurs autres que l'offre affectent le pouvoir d'achat d'un bien. Et pour les crypto-monnaies naissantes comme le bitcoin, qui – contrairement aux monnaies nationales établies considérées par Friedman – disposent d'un nombre d'utilisateurs relativement faible, les changements dans la demande de détention et les changements correspondants dans le pouvoir d'achat peuvent être très importants. Mais reconnaître d'autres facteurs n'implique pas que l'offre de monnaie n'a pas d'importance. Elle l'est très certainement.

Golumbia décrit à juste titre la volatilité de la valeur d'échange du bitcoin comme son « obstacle fondamental et le plus intéressant » à une large acceptation (p. 52). Et il a raison de rejeter les affirmations des défenseurs de Bitcoin selon lesquelles la crypto-monnaie est « à l'abri de l'inflation » (p. 30). Mais il va trop loin en affirmant que cette volatilité empêche le bitcoin d'être considéré comme une monnaie. Sa conclusion ne tient que si l'on confond la définition de la monnaie (c'est-à-dire un moyen d'échange communément accepté) avec les fonctions courantes d'une monnaie (c'est-à-dire le moyen d'échange, la réserve de valeur et l'unité de compte). De plus, cette définition n'est pas le résultat d'une redéfinition du terme monnaie par les défenseurs du bitcoin qui feraient en sorte que seul le rôle de moyen d'échange compte, comme l'affirme Golumbia (p. 51). Il s'agit de la définition standard proposée par les économistes. Considérons, par exemple, la revue Money de la Federal Reserve Bank of Dallas (Everyday Economics, septembre 2013, p. 1), qui est utilisée pour enseigner aux élèves du secondaire, et qui est aussi un outil de travail pour les économistes et qui commence par définir l'argent comme « tout ce qui est largement accepté comme forme de paiement pour l’achat des biens et des services ou pour le remboursement des dettes », c'est-à-dire un moyen d'échange communément accepté. Ou encore, la Banque fédérale de réserve de Philadelphie, qui a publié un document intitulé Functions and Characteristics of Money : A Lesson to Accompany The Federal Reserve and You (2013, p. 1), laquelle demande aux enseignants de collège et de lycée de « 1) définir l'argent comme tout ce qui est largement accepté comme paiement final pour les biens et les services. 2) expliquer comment la monnaie agit en tant que moyen d'échange, unité de compte et réserve de valeur ». Distinguer la définition de la monnaie de ses fonctions courantes n'est pas un complot infâme des crypto-anarchistes. C'est le point de vue conventionnel des économistes monétaires, repris par les institutions monétaires nationales.

Dans la mesure où il existe un complot infâme visant à redéfinir la monnaie, il s'agit d'un complot fomenté par Golumbia. Il affirme que « la majorité des experts en théorie économique définissent simplement l'argent comme une monnaie émise par un gouvernement souverain » (p. 54).

Ce point de vue, connu sous le nom de Théorie Monétaire Moderne, n'est moderne ni dans le sens où elle serait nouvelle, ni dans le sens où elle serait largement partagée par les économistes monétaires aujourd'hui. La doctrine du chartalisme remonte à Georg Friedrich Knapp, dont la Théorie de l'État de la monnaie a été publiée en allemand en 1905 et traduite en anglais en 1924.

Les partisans contemporains de la Théorie Monétaire dite moderne sont principalement regroupés dans quelques départements d'économie hétérodoxe (par exemple, l'Université du Missouri-Kansas City, dans le Bard College). On peut bien affirmer que la Théorie Monétaire Moderne est supérieure à l'approche standard, comme le font certains économistes hétérodoxes, mais ce n'est certainement pas l'approche standard, comme le suggère Golumbia.

Bitcoin est une technologie innovante qui permet aux utilisateurs de transférer des créances de valeur rapidement et en toute sécurité sur internet, sans dépendre d'un tiers de confiance. Dans la mesure où les gens de droite trouvent cette technologie souhaitable, elle peut bien être soutenue par une rhétorique de droite ou utilisée pour promouvoir des objectifs de droite.

Mais pas exclusivement. Les gens de gauche peuvent soutenir Bitcoin avec leur propre rhétorique et peuvent utiliser le bitcoin pour promouvoir leurs propres objectifs. L'affirmation de Golumbia, selon laquelle bitcoin est un logiciel d'extrême droite, ne tient pas la route. Elle découle d'une compréhension superficielle de l'histoire des idées et de l'économie moderne. Il reste à voir si le bitcoin sera largement accepté. Il est presque certain que le point de vue de Golumbia ne le sera pas.

William Luther
Collège Kenyon

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