94 - Une monnaie privée en France !
Par Jacques Favier le 1 oct. 2019, 22:28 - de la souveraineté - Lien permanent
L'agenda politique sur la monnaie numérique publique, ainsi que ma récente visite du Musée créé par la Banque de France m'ont conduit à de multiples réflexions. Qu'un ministre ne veuille pas de monnaie privée sur notre sol (curieux, d'ailleurs que ce soit précisément ce mot à double sens qui affleure ici) c'est une chose. Que la chose soit impensable en est une autre.
On va parler ici d'une monnaie privée émise justement par ...un ministre, et pas n'importe lequel. Au coeur de l'appareil d'Etat, et en plein centre de la France.
L'idée d'un système de référence unique sur toute l'étendue du royaume est au moins aussi vieille que Charlemagne, qui fixa l'antique système de la livre (à l'origine, mais à l'origine seulement, unité de poids) divisée en 20 sous de 12 deniers chacun. Ensuite l'histoire des monnaies émises et circulant, de l'évolution de leur poids, de leur titre en métal fin et de leur rapport tant entre elles qu'à la monnaie de compte est fort longue et complexe.
Le souverain lui-même faisait travailler des dizaines d'ateliers. Comme le précise l'auteur du Catalogue des Fonds de la Monnaie de Paris (*) : « Leur dissémination en grand nombre sur le territoire (une trentaine au milieu du XVIIIe siècle) répondait à des considérations économiques et/ou stratégiques. Plus de la moitié de ces ateliers a disparu à la veille de la Révolution et au cours de la période révolutionnaire. Pour les autres, le progrès technique, notamment en matière de transport, décida de leur suppression progressive à partir de 1837 (Bayonne, La Rochelle, Limoges, Nantes, Perpignan et Toulouse), puis en 1857 (Lille et Rouen), 1858 (Lyon et Marseille), 1870 (Strasbourg) et enfin 1878 (Bordeaux). A cette date, la Monnaie de Paris devint l’unique atelier national».
Au long de l'ancien régime, ces ateliers purent fort bien être opérés pour le compte du roi par les acteurs les plus divers, y compris privés. A l'occasion, ces ateliers privés ou affermés se révélèrent très capables d'activité proche du « faux monnayage », puisque la tentation était évidemment grande d'émettre un supplément de monnaies en tous points semblables et d'en garder pour soi le seigneuriage c'est à dire la prime par rapport à la valeur du métal. Un problème qui affecte la fausse monnaie elle-même ( voir une scène culte dans Le cave se rebiffe). Bref, vraie ou fausse, la tentation existe de tous temps d'en faire encore un peu, beaucoup, trop... mais ceci est une autre histoire.
A côté des ateliers monétaires royaux, il existait des ateliers pour les monnaies que nous appelons féodales.
Là aussi, à travers l'histoire, il en exista des dizaines, frappant de la monnaie pour de grandes principautés, ou de toutes petites. Car cette émission n'était pas tant liée à l'existence d'une zone économique cohérente qu'à celle d'un droit, d'une souveraineté toujours un peu usurpée, notamment après le démembrement de l'état carolingien. Inutile de dire que nos rois eurent à coeur de restreindre (ou de racheter !) ces droits à chaque occasion possible. Il existait pourtant encore, à la veille de la Révolution une quarantaine de ces principautés souveraines dont ne subsiste aujourd'hui que Monaco. Est-ce à dire que leurs propriétaires se considéraient comme étrangers en France ou étaient tenus pour tels ? Nullement. Certains pouvaient être souverains ailleurs (les Orange, les Matignon à Monaco, certains princes alsaciens...) d'autres étaient des petits seigneurs (dont le fameux roi d' Yvetot) mais la plupart de ces terres d'exception appartenaient à de grandes familles de la Cour de France : Bourbon, Soubise, Rohan, Condé, Conti...
Les Gramont, souverains de Bidache (où ils battirent monnaie sur des bouts de cuir) donnèrent deux maréchaux à la France, comme les La Tour d'Auvergne, qui battaient monnaie à Sedan ; les Grimaldi souverains à Monaco fournirent un amiral et sous les rois, l'empereur ou la république, ses successeurs ont toujours servi dans l'armée française. Battre monnaie n'était donc pas un acte hostile aux intérêts de la couronne et de grands seigneurs le firent, tout en servant le roi.
La monnaie reproduite ici est celle d'un homme, grand maître de l'artillerie et des trésors de France, qui fut aussi l'un de nos plus grands ministres : Sully (1559-1641). Il ne la fit pas frapper comme surintendant des finances (depuis 1598), ni comme duc de Sully (depuis 1606) mais bien comme prince souverain de Boisbelle, un petit « État » enclavé « près Berry » et non en Berry, et qui depuis des siècles jouissait de diverses franchises fort appréciables : point de taille, point de gabelle, point d'obligation militaire ou de corvée. En 1605, Maximilien de Béthune, pas encore duc de Sully mais qui s'était acheté trois ans plus tard la baronnie de Sully-sur-Loire, racheta cette terre et quelques autres dans le coin. On a dit que c'était avec l'idée de créer un refuge pour les protestants. Car, comme son maître Henri IV, il était (et resta) huguenot. Mais on peut aussi penser que le rachat de ces terres en soi plutôt ingrates (pardon à mes lecteurs berrichons) était destinée à tenter en toute liberté (et souveraineté) des expériences économiques tendant à prouver que « pâturages et labourages sont les deux mamelles de la France ».
En tout cas Sully fit renouveler tous ces privilèges par son roi. Puis il entreprit, en 1608, de transformer le village de Boisbelle en une « capitale ». Ce fut la peite ville rebaptisée Henrichemont en l'honneur du roi, et conçue par Salomon de Brosse (l'architecte du Palais du Luxembourg à Paris) suivant un plan carré de 256 toises de côté, avec église catholique, temple protestant, collège, halle, hôtellerie etc. Vu du ciel, encore aujourd'hui c'est beau comme un QR Code :
C'est si beau que son successeur Richelieu se dota lui aussi de sa ville orthogonale (en Indre-et-Loire). On a d'ailleurs décrit le jeu geek Minecraft comme visant à construire « une ville selon Richelieu ».
En 1610, du fait de Ravaillac, Sully perdit la plupart de ses fonctions officielles. Disgracié, il se consacra d'abord à assurer sa sécurité, puis à établir son fils. Celui-ci décédant en 1634, le vieil homme semble être alors retourné vers les rêves de souveraineté qui l'avaient animé un quart de siècle plus tôt et on le vit alors se consacrer durant des années à son petit pays.
Dans sa capitale, Henrichemont, il établit en 1634 un atelier monétaire. En avait-il vraiment le droit ? Il ne semble pas qu'aucun de ses prédécesseurs en aient usé, ce qui peut aussi s'expliquer par le maigre seigneuriage perçu sur de telles émissions. Lui-même aurait envisagé la chose dès 1613, sous forme de concession à un particulier. En 1634, outre l'atelier, il dispose de trois moulins. Quelques rares pièces auraient été frappées dès 1635.
C'est entendu : l'atelier est fort modeste et ne fait pas une concurrence insupportable au Moulin du Louvre et aux autres ateliers royaux ! Mais Sully a tout de même un « général des monnoies », deux gardes, un procureur, un greffier, un graveur, un essayeur. Tout cela fonctionne d'ailleurs expressément « selon les ordonnances de France ». Il sortit en tout cas de cet atelier, en 1636, d'assez beaux doubles tournois, l'une des pièces les plus populaires de l'époque, valant deux deniers, ou le sixième d'un sou tournois.
Une pièce intéressante du fait de son métal : depuis le règne précédent, la pièce était en cuivre pur et non en un mélange douteux d'un peu d'argent et de beaucoup de plomb. Bref le double-tournois, qui était d'un métal qui ne tentait plus de contrefaire l'argent, marqua un tournant : l'apparition d'une monnaie strictement fiduciaire, que l'on assimile trop facilement, en général, au billet de banque.
Remarquons le : qu'un prince local s'amuse à frapper de l'argent, c'est toujours de l'argent. Avec du cuivre, il n'y a que son portrait et sa signature pour conférer de la valeur. Façon de dire qu'il n'exerce pas seulement un droit, mais qu'il manifeste une certaine capacité à inspirer cette fameuse confiance dont on lit partout qu'elle est le seul fondement de la monnaie.
On lit assez clairement au verso : MAX(imilien) D(e) BETHUNE P(rince) S(ouverain) DHENRIC(hemont). Des émissions auront lieu en 1637 et 1641 année de la mort du « souverain ». Son petit fils, Maximilien III lui succède et marque son avènement local d'une frappe en 1642.
Moins réussie ? Je ne sais s'il s'agit ici d'un raté ou ... d'une fausse monnaie. Car Sully qui s'est battu jadis contre les faussaires en France, comme surintendant, dut ensuite faire face, comme ses descendants, à des faussaires sur ses propres terres. L'atelier ferme en 1656. En 1685 la révocation de l'édit de Nantes provoque le départ des protestants encore nombreux dans le petit « État » de Sully. Son lointain descendant cède la principauté en 1766 au roi... qui en abolit tous les privilèges, à la grande fureur des manants, qui rchignent encore en 1789.
L'une des raisons de cet arrêt tient sans doute à ce que, outre l'obligation de tout faire aux titres, poids et alois de la monnaie de France, le roi imposa, vers 1644, que ces monnayages soient faits « sans que pour raison desdites fabrications, le prince de Boisbelle et ses successeurs, leurs fermiers ou commis puissent enlever aucune matière d'or ou d'argent en ce Royaume ». En gros le roi laissait le prince d'Henrichemont battre monnaie sur du métal qu'il n'avait pas. Précaution inutile ? Sans doute, car s'il semble que l'atelier ait émis quelques demi-francs (d'argent), le prince de Sully ne frappait apparemment que du cuivre, ce qui pouvait rendre plus de service à ses gueux que de grosses pièces de grands prix. Cette disposition était surtout un rappel de ce que le droit de battre l'or n'appartenait en fait qu'au roi. Ce dont au fond tout le monde convenait.
La France n'a tenu rigueur à Sully ni de l'échec économique de son ambition territoriale, ni d'avoir ainsi battu monnaie « privée ».
Il a toujours sa statue devant notre Assemblée Nationale. Et cette statue date de... Napoléon, dont on ne rappellera pas lourdement qu'il fut le créateur de la Banque de France. Laquelle ne fut pas plus rancunière puisqu'en 1939 elle fit figurer l'ancien prince monnayeur de Boisbelle et Henrichemont sur une coupure de 100 francs.
Que conclure de ce petit voyage ?
- qu'il n'existe pas de droit exclusif du roi sur la frappe de la monnaie, mais qu'il est bien difficile d'aller contre un si puissant seigneur ?
- qu'il est bien difficile aussi de battre monnaie en un trop petit pays, et que la monnaie de Boisbelle-Henrichemont n'eut pas plus de succès que les Monnaies locales complémentaires dont des rêveurs contemporains attendent encore un miracle ?
- que la monnaie de cuivre, qui passionne les numismates, est toujours curieusement absente des fariboles d'économistes sur la monnaie, alors qu'elle est bigrement intéressante, peut-être parce qu'elle participe d'une forme de service plus que de droit ?
Oui, je me déplace sur le terrain, moi ! Je suis Grand Reporter à la Voie du Bitcoin puisque même les journalistes les mieux rivés aux tabourets des plateaux télé sont devenus Grands Reporters de nos jours...
Pour aller plus loin :
- La liste des ateliers royaux
- Une étude très fouillée publiée en 1876 par une revue historique locale
- l'Histoire de la Principauté souveraine de Boisbelle-Henrichemont, par Hippolyte Boyer (1904) très complète. La Monnaie est abordée à partir de la page 338.
Commentaires
Ma réflexion:
Est-ce qu'une monnaie qui rend service est mieux perçue qu'une monnaie de droit ?
Très inspirant, et enthousiasmant.
Merci Jacques!
Yves-Laurent
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Je reviendrai un de ces jours sur cette question, qui tourne en fait autour de la "monnaie de cuivre" . A bientôt !