16 - Je suis Bernard, j'en reviens à l'Histoire
Par Jacques Favier le 16 avr. 2015, 19:08 - des leçons de l'histoire - Lien permanent
Vous souvenez-vous encore du tant célébré esprit du 11 janvier ?
On citait le 11 janvier et non le 7, et vous avez sans doute pensé que la tuerie n'était, dans ce monde d'impur spectacle, que le prétexte à la mise en scène de nos émotions. Mais cet esprit est en train de s'objectiver bien loin de nos émotions, par un projet de loi liberticide qui, à défaut d'être le premier du genre, marquera tout de même une étape particulièrement abjecte dans l'effondrement veulement consenti du rêve de nos pères de 1789 entre les mains de gens qui osent encore invoquer nos valeurs.
Vos claviers, vos téléphones, bientôt votre pacemaker seront détournés, instrumentalisés ou débranchés à tout moment (sous le contrôle d'un juge) en attendant la fouille au corps (pour votre sécurité) dedans, dehors, de jour et de nuit.
Mais quelles leçons tireront de toutes ces écoutes les petites cervelles cachées derrière les grandes oreilles ? Quel courage toute cette puissance insufflera-t-elle dans leurs petites glandes, pour changer quoique ce soit à leur propre faillite?
Pour moi, je fais mon travail du deuil en relisant Bernard Maris dont les stocks s'écoulent évidemment bien mieux qu'avant. Je ne trouve rien sur le bitcoin chez cet homme qui siégeait au Conseil Général de la Banque de France mais ne croyait plus aux bienfaits de l'euro. Mais ce que j'y trouve me concerne directement.
L'Histoire
C'est le thème, dans un petit livre bien stimulant adressé aux économistes, du chapitre intitulé quand les papes abjurent. Sous ce titre digne d'un roman de cape et d'épée, Maris plaide pour une prise en compte de l'histoire non pour étayer les grandes théories, mais le plus souvent pour les réduire en poussière. Il y voit un retour aux sources de l'économie politique.
Il cite Maurice Allais qui écrivait qu'à l'étude de l'Histoire, à l'analyse approfondie des erreurs passées, on n'a eu que trop tendance à substituer de simples affirmations, trop souvent appuyées sur de purs sophismes, sur des modèles mathématiques irréalistes et sur des analyses superficielles des circonstances du moment.
Il dit (ou fait dire, je ne saurais dire, moi-même) à John Hicks, que la seule économie possible est l'Histoire et que la notion de loi économique n'a pas de sens. Il retrouve chez Pareto l'aveu que l'économie n'est qu'une vaine tentative de raconter de la psychologie, un peu comme l'un des pères de l'école néoclassique Alfred Marshall disant à Keynes sur le tard If I had to live my life over again, I should have devoted it to psychology.
Seulement explorer et comprendre l'histoire est un art, non une science dure (ou qui rendrait dur). Et Clio, la muse de l'Histoire, est soeur de celle de la Tragédie. On voit l'Histoire et la Tragédie entourant le poète Virgile sur une mosaïque romaine du musée du Bardo (l'esrpit du 18 mars y conduit mes pensées!) .
Mais les économistes préfèrent largement à l'histoire la mathématique (dût-elle les emmener à la faillite comme Merton et Scholes) et, généralement bien nourris, semblent totalement incapables de sentir le tragique des choses, si l'on met à part un Robert Solow, père de la grande formule "la prison est l'allocation chômage américaine" .
J'avoue que, même sollicitées, peut-être isolées de leur contexte (je n'ai pas eu le temps de vérifier) j'éprouve une grande satisfaction à lire les rappels à l'Histoire que Maris retrouve chez les grands économistes.
Trop souvent en effet, et pas seulement sur les blogs, les posts ou les petits messages sur Facebook, on trouve de sidérantes affirmations dogmatiques - l'argent est ceci (suit une banalité) ou la monnaie est cela (suit une demi-vérité). Des pauvretés qu'on ne tolèrerait pas à mon fils qui est en licence d'histoire. Mais, pour être honnête, ceci ne se rencontre pas seulement chez les adversaires du bitcoin...
Si l'on veut avoir une petite chance de réfléchir de façon un peu fine sur le bitcoin, il faudra aussi aller chercher chez des universitaires, quelques idées un peu différentes.
Se demander aussi, comme le fait Massimo Amato (université Bocconi) en se fondant sur une enquête courant d'Aristote jusqu'à la cybernétique si la monnaie n'était pas d’abord et avant tout une institution ; si, œuvre de l’homme, elle ne l’obligeait pas à se rapporter à quelque chose qui échapperait de façon secrète à sa volonté de contrôle. Et enfin si l’énigme qui fonde la monnaie n'était pas, en raison même de sa négation, la cause profonde des crises qui à intervalles toujours plus réduits bouleversent nos sociétés ?
Voilà, c'était ma séquence pub pour les économistes-historiens (voir liens en bas de page)...
J'en reviens à Maris. L'intérêt de ses livres va évidemment bien au-delà. Il y avait chez cet homme une liberté revigorante. C'est aussi de cela qu'ont besoin les inventeurs, dans un monde (et un pays, le nôtre en particulier) qui commence par vouloir réguler avant de comprendre et où tant de directives et de règlements emploient un ton de souveraineté quand l'ignorance suinte par tous les pores.
Les lois politiques de tel ou tel pays sont les lois et il faut les respecter. Mais elles changent.
En revanche les lois, les dogmes et les axiomes énoncés par tel ou tel penseur, expert ou professeur sont tout autre chose. Et c'est à un professeur de mathématiques que l'on doit la meilleure réponse à leur faire : "Who cares for you?” said Alice, (she had grown to her full size by this time.) “You’re nothing but a pack of cards!”
S'il y a une leçon de l'histoire, c'est que les murailles de papier ne sont pas moins que celles de pierre susceptibles d'être contournées, sapées et mises à bas.
Pour aller plus loin
- Pour un examen critique du projet de loi sur le renseignement, lire ici
- Sur l'initiative "Ni Pigeons Ni Espions"
- Pour apprendre un jeu amusant : construire et gérer une prison
- Sur le risque de voir les Powers-That-Be imposer politiquement une centralisation du bitcoin ou intimider les mineurs ( et sur quelques autres risques) voir l'opinion de Peter Todd
- Sur la "lettre ouverte aux gourous de l'économie"
- Sur l'oeuvre de Massimo Amato, une note assez complète (mais il faut lire le livre en entier...)
Commentaires
J'ai bien aimé l'expression : "les petites cervelles cachées derrière les grandes oreilles". Oui, car c'est bien ça le problème ; moi qui fréquente les niais de l'univers informatique du matin au soir, je suis toujours épaté de voir comment la narrative officielle fait croire (ou fait semblant de croire, ou croit pour de bon, tout cela revenant au même) que, par des procédés algorithmiques, on peut maîtriser le monde et la populace. Cette présentation est en elle-même un acte de propagande, c'est-à-dire de foutage de gueule. Pour toute personne qui travaille (je ne dis pas pour un expert, vous noterez !), il apparaît clairement que la bêtise gouverne de façon absolue le monde du travail, où que l'on se trouve (universalité de la chose...).
Imaginer que des bureaucrates soient capables de comprendre quoi que ce soit parce qu'ils ont collé des algos quelque part est simplement risible. Il suffit de voir comment marche un call center ou le site d'une banque ou un ministère : ça déconne à plein tube. Tapez 1, je n'ai pas compris, on a perdu votre dossier, les trains sont plus gros que les quais, le terroriste était connu des services, le criminel était fiché, les caisses de retraite sont débordées, le projet sera terminé la semaine prochaine"...
On n'est plus dans le bluff technologique, Ubu est une brute cartésienne, à côté. De ma chaise, j'imagine les glandeurs de ministère en train d'analyser mes mails. Comme ils sont au 29 heures (officiellement, en réalité, en dessous de zéro) et qu'ils ne savent pas lire, il va falloir qu'ils se défoncent.