39 - Du Kraken et de l'imaginaire Bitcoin
Par Jacques Favier le 22 janv. 2016, 11:53 - de la nature philosophique de Bitcoin - Lien permanent
L’une des principales plateformes de bitcoin, la première en euros, s’appelle Kraken. Elle vient de croquer deux plateformes américaines, Coinsetter et Cavirtex. Pour illustrer la brève qui annonçait la nouvelle, le site bitcoin.fr n'a pas choisi le logo épuré de Kraken, mais une représentation à l'ancienne figurant sur l'étiquette d' une marque de rhum.
C’est que le Kraken évoque un parfum d'aventures, de piraterie, de terreur, une longue tradition de textes légendaires ou romanesques, de gravures étranges et de scènes cinématographiques impressionnantes ! Commençons par le choix de ce nom par les créateurs de la plateforme qui était une allusion à une réplique culte d’un film déjà ancien (1981) mais ayant connu un remake en 3D en 2010, Le clash des Titans.
L'emphase un peu ridicule de Zeus lorsqu'il déclame Release the Kraken en avait fait, involontairement, un sujet de plaisanteries diverses sur Internet.
Dans ce film, le monstre n'a curieusement que quatre tentacules, ce qui explique aussi le logo de la plateforme, alors que la plupart des innombrables krakens se promenant en liberté sur le net, comme logos de dizaines de sociétés, en ont au moins 8 comme l'animal nommé ocotpussy par les anglo-saxons, si ce n'est plus encore.
J'ai cherché un peu partout, et d'abord dans Le chant du Kraken, petite étude passionnante publiée en septembre par l'historien de l'art Pierre Pigot, ce que le Kraken pouvait venir faire ici, ou du moins ce qu'il pouvait signifier. Et d'abord d’où vient-il ?
De loin! Les Grecs se méfiaient de la pieuvre qu'ils savaient intelligente et rusée. Elle figure pourtant entre -525 et -490 sur une pièce de la cité d'Érétrie, dans l'île d'Eubée. Les historiens voient dans ce symbole une affirmation d'indépendance insulaire dans un contexte de révolte contre les Perses.
En apparence elle n'est pas encore le monstre effrayant qui lance ses tentacules à l'assaut des vaisseaux. Mais Homère ne parlait-il pas déjà du Kraken, sous le nom de Scylla, un monstre affreux… six cous géants, six têtes effroyables ont chacune en sa gueule trois rangs de dents serrées ? Ne parlait-il pas du Kraken sous le nom de Méduse, cette fille des mers qui, pour avoir profané un temple d’Athéna se vit gratifiée de serpents se tordant autour de sa tête ?
Ces monstres invisibles, pourquoi leur donnait-on déjà la forme d’un poulpe (du grec poly-pous, qui a plusieurs pieds) ? Parce qu’il y a des poulpes monstrueux : au premier siècle, Pline l’Ancien évoque un polypus qui logeait près de Gibraltar. Sa tête aurait eu un volume de 600 litres et ses bras mesuraient près de 9 mètres. Monstrueux, ils sont puissants : le polype de Pline ne put être mis à mort que par plusieurs hommes armés de harpons.
Mais il y a autre chose, que Pline savait déjà : les poulpes sont des chasseurs intelligents. Nous savons aujourd’hui qu’ils peuvent faire usage d’outil, et sans doute mémoriser voire apprendre.
Le célèbre Paul en savait apparemment assez long sur le foot, à défaut de pouvoir deviner l'évolution des crypto-devises.
Monstrueux, puissant, intelligent, suis-je en train de suggérer une comparaison avec le bitcoin?
Une mosaïque de Pompeï résume tout ce que nos anciens savaient de la mer riche en poissons et des deux terreurs qui y règnent : le crustacé dont la carapace ne peut qu’évoquer la cuirasse des légionnaires, et le tentaculaire en quoi peut-être voyaient-ils les désordres et les ruses de la barbarie. Quelque chose de non-romain, dit Pigot.
Déjà, c’est le céphalopode monstrueux qui l’emporte, et il n’a pas encore atteint la taille d’un monstre ou d’un démon.
Si l’existence du Kraken n’est pas un article de science, ce n’est pas non plus un dogme. Pourtant les premières mentions s’en trouvent sous des plumes d’hommes de Dieu. Olaüs Magnus, un archevêque suédois du début du 14ème siècle, semble avoir rencontré des témoins qui avaient assez vu le monstre pour en faire des descriptions qui inspireront Konrad Gesner dans cette plus ancienne image (1558). Que dit Olaus ? Les hommes en éprouvent une très grande crainte et, s’ils les fixent un moment, ils en demeurent stupides de frayeur…un seul de ces monstres marins peut aisément faire sombrer plusieurs grands navires…
Puis un évêque norvégien, Erik Pontoppidan, en 1753 dans son Histoire naturelle de la Norvège rapporta surtout des histoires de pêcheurs : le Kraken se tient dans l’eau à 150 mètres du rivage vers lequel il remonte en cas de pêche surabondante. Il cite aussi un médecin, Olaüs Wormius qui serait le premier à avoir parlé d'une ressemblance avec une petite île. On aperçoit, dit Pontoppidan, comme de petites îles ici et là puis le dos entier apparaît, d’une circonférence de l’ordre de 2.400 mètres. Le seul que l'on ait trouvé, en 1680, sur un rivage norvégien, n'avait en vérité frappé les esprits que par la puanteur de sa décomposition. Mais Pontoppidan est le premier à manier une comparaison féconde: celles des tentacules qui se déploient et se dressent levées du monstre semblables à des mâts armés de leurs vergues.
En 1802 le français Pierre Dénys de Montford lui consacra une belle part de son livre sur les mollusques. Il passa pour un fantaisiste et nul savant n’en parla plus durant un demi-siècle. Mais c'est sa gravure qui allait fixer les traits du Kraken pour près de deux siècles auprès des poètes et des rêveurs, au premier rang desquels il faut citer Tennyson et Hugo. La voici dans une version amusante, animée. Elle a vraiment eu un destin extraordinaire.
Alfred, baron Tennyson (1809-1892) écrit en 1830 ''The Kraken'', dont voici le début de la magnifique traduction de Lionel-Edouard Martin :
Au dessous des remous des gouffres supérieurs,
Loin, loin, parmi les fonds, dans la mer abyssale,
Dort de son vieux sommeil, sans rêve ni veilleur,
Le Kraken ...
Hugo ne le nomme pas Kraken, mais ses Travailleurs de la Mer, écrits en exil à Guernesey, popularisent un vieux mots de patois anglo-normand qui va passer en français: la pieuvre ... étant entendu que la sienne est comme toute idée sortant de sa tête: géante.
Dans la longue description de Hugo, qui mêle fascination et dégoût, une phrase ramasse en 5 mots tout l'effroi: chose épouvantable, c'est mou.
Hugo introduit donc le thème du combat. Jules Verne le reprend en 1870. Son Capitaine Nemo toise le monstre, l'affronte, le massacre. Il a beau être prince indien, il agit bel et bien en occidental du siècle scientifique.
A la fin du siècle, la pieuvre géante a tellement envahi les imaginations qu'elle est devenue comme un symbole de l'Ocean lui même. Voyez cela rue Saint-Jacques.
Mais pratiquement au même moment, un tout jeune homme qui signe Lautréamont entame, avec ses chants de Maldoror, un voyage poétique où ce n'est plus le poulpe qui prend l'homme mais l'homme qui se glisse dans le poulpe au regard de soie.
Pierre Pigot voit au travers de ces variations littéraires un mécanisme de compensation : tout ce que notre imaginaire actuel charrie sur les divers écrans , comme monstre et comme désastre croit avec ce qu'il nomme la pétrification scientifique du monde. Alors que la froide lumière de la science veut régner, les forces souterraines comprimées, étouffées sous le poids de cette transparence atroce bandent leurs pinces et leurs tentacules.
Quand le bitcoin est si fier d'une confiance entièrement mathématique, l'image du Kraken n'évoque-t-il pas ce qui reste en nous de défiance?
Revenons donc au bitcoin. Cette fausse monnaie n'inspire-t-elle pas (aux élites 1.0 figées sur leurs lourds vaisseaux) la crainte qu'inspirait le Kraken avec ses tentacules dressées comme des mâts? Insaisissable, presqu'invisible dans les eaux financières... chose épouvantable, c'est mou et pourtant puissant...
Les sceptiques, les détracteurs du bitcoin, ne sont-ils pas comme Ned Land, le harponneur trivial du roman de Verne qui dans le mot Kraken, entend surtout "craque" , le mensonge, le mythe.
Changeons de registre. Tandis qu'Hugo, Melville, Verne, voyaient les tentacules sortir du fond des mers, à l'autre bout du monde, le poulpe entamait une toute autre exploration. En 1814 Hokusai, le vieux fou de dessin, avait illustré la légende de la princesse Tamori, qui avait plongé au fond des eaux pour rechercher une perle magique et qui, pourchassée par les monstres marins, s'était ouverte la poitrine pour y cacher la perle et remonter à la surface. Cette estampe, plus encore que celle de Monford, a fait le tour du monde.
Presque toujours intitulée, à tort, le rêve de la femme du pêcheur, cette estampe a excité les fantasmes les plus divers, que l'on sût ou non que la femme est ici ... morte. C'est sans doute la reconnaissance d'un moment de l'humanité où celle-ci est sous la menace d'un dieu qui jouit de sa dévoration pour reprendre les mots de Pierre Pigot qui voit aussi dans le plaisir du monstre une puissance parallèle de l'obscur, de l'insondable refus de toute forme fixe et assignable.
Des interprétations, parfois bien libres, de Hokusai naitront une immense tradition qu'illustrent un roman de Patrick Grancille, le Baiser de la pieuvre (2010) ou les photographies de Mario Sinistaj, mais aussi une spécialité pornographique typiquement japonaise, le shokushu (tentacle porn...) qui balaie toute la gamme du sordide au sublime, comme avec Edo Porn (Hokusaï Manga) de Kaneto Shindô en 1981.
Nous y voilà : au sexe ! Non, je ne m'en vais pas voir le poulpe de Pigalle, qui (lui) reste de marbre. Je parle de la pieuvre doucereuse qui se glisse dans les replis les plus intimes de la femme et qui « pompe » la pointe de ses seins, pour reprendre l’expression de Huysmans. Elle correspondrait étroitement à l’idée que les hommes du 19ème siècle se faisaient des relations lesbiennes. En France, un sculpteur sur bois et ébéniste comme François-Rupert Carabin se fit une spécialité des amours tentaculaires. S'il faut en croire la revue LGBTQI Miroir/Miroirs, la « pieuvre » serait un suceur mou, féminin, redoutable, qui suscite l’horreur, la peur ou le dégoût.
Que peut-on extrapoler de sa réapparition contemporaine? de Hokusai au tentacle porn, un fil court. Rien n'indique qu'il ne passe pas par l'imaginaire bitcoin, dans un milieu dramatiquement masculin.
Un autre fil court à travers la réapparition périodique du Kraken dans les films de piraterie. Dans le second épisode de Pirates des Caraïbes (2006) le kraken qui va détruire le navire obéit à un Davy Jones dont le visage, pour ainsi dire dévirilisé lui-même, tient fortement de la pieuvre. La scène culte de l'attaque du vaisseau par le Kraken n'ajoute pas grand chose à la légende.
Pour finir par là où j'ai commencé, il faut citer le rhum "Kraken" qui s'est doté d'une étiquette un peu intemporelle, inspirée de la gravure de Montfort, et due au talent de Steven Noble. De ses gravures, Steven Noble dit ceci, qui pourrait s'appliquer au Kraken lui-même : a good logo will transcend time. La marque a mis en ligne une série de films tout à fait étonnants dont celui-ci, avec une attaque en noir et blanc très esthétisante.
Tel est finalement le Kraken de la présente décennie: pirate, esthétique, puissance encore sous-jacente, potentialité, éventualité... il est comme une petite île et l'on sait que des libertariens rêvent d'iles off-shore, nouvelles Érétrie ; il ressemble, avec ses tentacules en érection aux vaisseaux qu'il va détruire, mais il reste insaisissable parce que chose épouvantable, c'est mou.
Pour aller plus loin :
* la lecture du Chant du Kraken de Pierre Pigot (aux éditions Puf)
* sur la pieuvre comme fantasme masculin de la lesbienne, un article dans Miroir Miroir