22 - L'or (du temps) des fous
Par Jacques Favier le 12 juin 2015, 19:29 - des autres monnaies - Lien permanent
Qui de nous n'a jamais entendu dire du bitcoin que c'était "un truc de fou" ? En songeant à cette expression, j'ai décidé de ressortir de mes petits papiers une histoire un peu folle.
J'ai dit dans un précédent billet pourquoi le bitcoin ne pouvait pas servir de monnaie de siège. Ceci posé, il reste deux hypothèses couramment évoquées: celle de le voir servir en cas d'hyperinflation (j'y reviendrai) et celle de le voir servir de monnaie de nécessité.
Les monnaies de nécessité sont un champ immense, et il y en a eu de tous les types possibles. J'écrirai un jour sur celles qui furent émises par des "petits pouvoirs" (villes, chambres de commerces...) et sur celles qui jaillirent des usages d'une communauté plus ou moins isolée. Ici je voudrais simplement raconter une histoire un peu folle : celle d'une monnaie de fous.
L'or des fous...l'expression semble se perdre dans la nuit des temps, et peut-être dans l'alchimie, pour désigner ce que les chimistes décrivent comme un dissulfure de fer et que les Anciens nommèrent pyrite (du mot grec pyros qui désigne le feu) car la pyrite produit des étincelles lors des chocs.
Faudrait-il être fou ? Ma petite histoire commence un matin de juillet 1410, dans un village proche de Paris.
Seulement, quand l’orfèvre fit valoir qu’il avait besoin du métal précieux pour faire son travail, le glaisier jeta sur la table un sac de toile rempli de pépites. Elles avaient toute la forme de cubes. Il se fit traiter de fou.
Miné (c'est le mot) par le chagrin ou le dur labeur, le glaisier rendit à Dieu, avant le fin de l'année, son âme candide. Or, quand on allait le porter en terre apparut enfin... le peintre, qui venait livrer son tableau. Personne n’osa lui demander comment il avait été payé. Une fois l’enterrement terminé, il repartit sans dire un mot.
Peu à peu, chacun donnant son opinion, le glaisier et le peintre devinrent des charlatans, des princes... ou des fous ! Pour l'ingénieur Simon Lacordaire, auteur en 1982 d'un livre Histoire secrète du Paris souterrain, ce serait à compter de cet épisode que la pyrite aurait reçu le nom d'or des fous. Le fameux tableau disparut lors d'une reconstruction de la petite église.
Cette anecdote apparemment sans grande portée nous apprend cependant beaucoup de choses.
L'épisode (dont j'ai cherché en vain la source pendant des mois, l'auteur aujourd'hui décédé n'ayant pas mis de note en bas de page) est pour l'essentiel vraisemblable. Les glaisiers de Passy étaient de pauvres hères, pataugeant pieds dans l'eau, menacés de noyades souterraines, dans des galeries tellement humides que le bois y était perdu d'avance et que l'on donnait à ces galeries des dimensions invivables. Tout cela pour de la glaise. Les tenanciers des terrains remblayaient ensuite les fouilles et plantaient à leur emplacement des vignes dont une rue perpétue le souvenir. Et c'est probablement à proximité de cette rue des Vignes que travaillait mon glaisier, sans doute sur une petite exploitation personnelle, sans quoi il eût crié sa joie moins fortement.
Il n'a pu trouver à Passy que des pyrites : elles y abondaient trois siècles plus tard encore sous plusieurs formes, dont celle de cristaux cubiques brillants et inaltérables à l'air. Les a-t-il vraiment prises pour du vrai or ? Il n'avait jamais vu de l'or que de loin (la dorure d'un ciboire à la grand-messe) et on peut penser que ses cris de joie furent sincères...
Et les autres protagonistes ? La monnaie d'or était réservée aux très gros achats et la plupart des parisiens ne s'en servait jamais ou que très exceptionnellement. Un tailleur de talent, qui œuvrait dans le brocart et la soie, pourrait avoir déjà vu de l'or, en l'espèce un bel écu à la couronne de Charles VI, frappé depuis 1385, pesant environ 4 grammes et valant 22 sols. On conserve les comptes d'un tailleur parisien, Colin de Lormoye, pour les années 1423 à 1444. Ses factures pouvaient, par leurs montant, justifier des paiements en or.
Certes, depuis un demi-siècle exactement, l'impôt (créé après le désastre de Poitiers pour payer la rançon du roi Jean le Bon) frappait la population et assèchait le marché, dans un royaume qui avait toujours manqué cruellement de métaux précieux. Un tailleur voyait donc surtout des gros d'argent datant des règnes précédents et pesant 3 à 4 grammes d'un métal de moins en moins blanc au fur et à mesure que l'on s'écartait des bons usages du saint roi Louis... Il reste cependant peu probable qu'un tailleur de luxe n'ait jamais vu de vrai or, ne serait-ce qu'en bijoux.
Or, soit il a fait crédit (ce qui était alors extrêmement courant, même dans le commerce de détail - mais évidemment pas pour un gueux de Passy inconnu du bourgeois parisien), soit il s'est fait payer. En pyrites, forcément. Et s'il n'a point protesté, ni avant ni après, est-ce par crainte du ridicule ou parce que d'autres derrière lui ont accepté cette même monnaie ?
Venons-en au peintre. Nul ne connait son nom, mais les plus grands chefs d'oeuvres de ce temps, fresques ou enluminures, sont souvent le fait de maîtres restés anonymes. Qu'il ait ébahi les pauvres paroissiens d'Auteuil ne nous dit rien de son talent et de ses prix. Et même... Van Gogh ou Modigliani ont bien cédé pour le prix d'un repas des chefs d'oeuvre aujourd'hui inestimables...
Ce qui renvoie à une autre question : combien de pyrites pour un tableau? pour un manteau ? pour un verre de vin ? Un usurier (les Juifs viennent de subir en 1410 une nouvelle mesure d'expulsion) ou un changeur aurait immédiatement réagi comme le fit l'orfèvre. C'est donc que le drapier (l'étoffe était souvent fournie par le client), le tailleur, peut-être le peintre, et à coup sûr le cabaret du coin, ont accepté directement de l'or des fous en gage de paiement, pour ne pas dire en monnaie...
Cette pyrite pèse un peu plus de 400 grammes et on la trouvait en vente pour 740 euros sur ebay. C'est évidemment moins cher que son poids en vrai or, mais c'est décoratif. Toujours sur ebay, un petit cube de pyrite se vend le prix de deux cafés ou d'un verre de vin. Pourquoi un petit commerçant de 1410 n'aurait-il pas accepté une pyrite à la place d'un guenar (mot breton pour dire blanc) de mauvais argent alourdi de plomb, de deniers tournois ou parisis de moins d'un gramme d'un douteux billon, de menues monnaies noires ou de demi-deniers, nommés maille et qui au demeurant faisaient souvent défaut, leur frappe étant peu avantageuse pour le roi ?
Après tout, malgré la suppression progressive des monnayages féodaux, des dizaines de pièces de menue monnaie diverses circulaient pour les petits paiements, non sans d'incessantes disputes : certaines ont assez dégénéré pour que l'on en ait conservé la trace ! Le royaume connaît alors à la fois le bimétallisme (qui permet toutes les spéculations) et la relative pénurie de métaux. Parfois on paye directement avec des petits bouts d'argent non monétaire, du fretin. Inversement, le chroniqueur connu comme le " Bourgeois de Paris" emploie le mot monnaie dans un sens bien large, en y incluant des médailles diverses.
Seul donc l'orfèvre qui, par définition, ne travaillait que pour les riches a envoyé au diable le pauvre fou et son or trouvé dans la glaise.
Ceci nous conduit au contexte de l'histoire.
Restons un instant chez l'orfèvre. Il connaît l'or, le vrai, car il en voit beaucoup. Trop au goût du pouvoir royal, car le goût luxueux du temps conduit à une débauche d'orfèvrerie qui assèche l'indispensable circulation des métaux précieux qui sont alors la seule monnaie concevable. Les changeurs parisiens s'en plaignent justement en février 1409 au maître des Monnaies, citant nommément les princes et leurs commandes fastueuses. Le glaisier ne raisonne d'ailleurs pas différemment des princes : l'or est fait pour l'orfèvrerie.
Tiens donc : un secteur du luxe (des puissants) qui prospère dans un contexte de crise économique et d'impécuniosité de l'État...cela rend soudain l'épisode plus proche de nous. En outre, depuis un demi-siècle l'impôt (dont on mesure mal le poids réel) pèse sur un pays successivement affaibli par la peste puis la guerre et empêche toute reprise de l'activité. La population baisse, la consommation aussi. Dans un temps qui n'a rien à voir, évidemment, avec le nôtre, il faut comprendre que la rareté du numéraire, jointe à une politique de monnaie forte ( en or, malgré une petite dévaluation en 1385 ) au service des possédants induisent un climat de dépression. Voici la situation économique dans laquelle s'inscrit notre minuscule histoire.
Faute de grive on mange des merles, et faute d'or on pourrait bien avoir (durant quelques heures) payé en pyrite. Cela paraît fou, mais c'est l'époque, tout autant que la populace de Passy, qui est folle.
Cette année 1410 marque le début de la guerre civile qui couve encore en juillet. Trois ans plus tôt, sur ordre du duc de Bourgogne, cousin du roi, des hommes de main avaient assassiné le duc d'Orleans, frère du roi. Un assassinat politique dans la descendance de saint Louis ! Après diverses tentatives de "réconciliation", le conflit éclate en 1410 entre le camp des Bourguignons, et celui des Armagnacs, du nom d'un parent de la victime. Ce sera une guerre civile particulièrement dure, envenimée par le jeu des Anglais. Dès l'été 1410 des bandes de soldats pillent et font régner la terreur autour de Paris, enchérissent farine et pain, retardent les vendanges. Un chroniqueur qui était religieux à Saint-Denys, ne manque pas de rappeler les mots de l'Evangile : tout royaume divisé contre lui-même sera désolé.
Y a-t-il plus fou qu'un royaume coupé en deux ? Oui : une chrétienté coupée en deux, depuis 1378, entre le pape qui siège en Avignon avec l'évident appui du roi de France et celui de Rome, qui soutient et que soutient évidemment l'Anglais. En 1409 les efforts du concile de Pise pour résoudre le schisme n'ont abouti qu'à l'élection d'un troisième pape...
Enfin il y a plus fou encore: le malheureux roi, Charles VI le Bien-Aimé subit, depuis 1392 des crises graves et répétées de prostration démente. En 1410 la chose est de notoriété publique. Son calvaire accompagnera la descente aux enfers de tout un pays trahi, vaincu à Azincourt en 1415, vendu à l'Anglais en 1421.
Commentaires
Merci pour cette belle anecdote.
Un détail : je suis surpris par l'expression Certes, depuis un demi-siècle exactement, l'impôt (créé après le désastre de Poitiers pour payer la rançon du roi Jean le Bon) frappait la population et assèchait le marché...
Rédaction rapide sans doute ? Car les impôts étaient multiples dans une époque où chaque dépense donnait lieu à un prélèvement particulier. Le prélèvement d'un impôt était aussi l'affirmation d'un pouvoir donc celui qui prenait l'impôt pouvait être accompagné d'un monétaire qui frappait les pièces nécessaires au versement. Donc un impôt, quand prélevé en pièces, donnait lieu à une émission monétaire. Et les bénéficiaires pouvaient éventuellement refrapper (surtout si rançon) pour remettre en circulation. Je crains que l'expression entretienne l'idée d'un Etat puits sans fonds... en oubliant le circuit monétaire et le caractère de biens communs de la monnaie.
Et comme l'on va dans la comparaison avec l'actualité...ce sont bien des drainages de ressources publiques, pour alimenter la finance privée qui sont un élément de la crise actuelle et non l'inverse... L'Etat n'assèche pas par nature le marché, il l'alimente aussi.
Bien cordialement
Jean-Michel Servet.
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Merci de ces utiles remarques.
L'impôt consécutif au désastre de 1360 n'est certes pas le premier, mais il est rationalisé: Les ordonnances de 1360 sont autant fiscales que monétaires. Il s'agit de lever une aide (impôt) pour libérer le roi. En droit féodal, il ne peut lever une aide qu'en convoquant les états généraux dans trois cas précis : les frais d'un mariage, d'une guerre ou d'une rançon. Mais en 1360 cet impôt est extraordinaire en ce sens qu'il va devenir... ordinaire. Du coup il offre une contrepartie : une monnaie stable. La rançon du roi offre (au Dauphin Charles) l'occasion d'établir une fiscalité, plus organisée, multiple et permanente. Jusqu'alors, les ressources du roi provenaient ( en théorie !) de ses domaines, des bénéfices du monnayage et des éventuelles prises de guerre.
D'autre part ( et c'est aussi pour cela qu'il ne peut être ponctuel) l'impôt de 1360 massif, au moins en théorie. La rançon pouvait en théorie représenter près d'une tonne d'or, que l'on mettrait des années à payer. Certes en définitive les Français n'en paieront pas même la moitié, mais les rumeurs et les anticipations assèchent le marché tout comme l'aurait fait l'impôt lui-même. Vous faites bien de rappeler qu'il s'agit d'une rançon, et je n'ai en effet pas été assez explicite sur un point : l'or sort du royaume, puisque il est censé acheter la paix, et que donc il n'y a plus de garnison anglaise pour le dépenser en France !
Pour le reste je suis d'accord avec vos remarques quant à l'inversion actuelle: le drainage par les fisc des ressources publiques au profit de créanciers étrangers! Une situation qui ressemble plus à celle de 1789, comme je l'ai dit dans un précédent billet. Mes suggestions de comparaison visaient davantage la relation entre incertitude politique (qui est le vrai roi? le vrai pape? où est le vrai pouvoir? est-ce qu'on n'est pas gouverné par des fous?) et les incertitudes monétaires (à qui je fais confiance, en définitive?).
Quant à mon histoire elle ne se passe pas en 1360 (avant le règne de Chales V le Sage) mais en 1410, durant celui de son fils Chalres VI le Fol...
Jacques Favier