44 - La Liberté
Par Jacques Favier le 14 avr. 2016, 09:02 - de l'histoire de Bitcoin - Lien permanent
Lors d’un colloque à l’Assemblée Nationale, on m’avait demandé de répondre à la question : Pourquoi, achète-t-on des bitcoins ? Est-ce la confiance qui mobilise les bitcoineurs ou plus simplement une analyse rationnelle du risque au regard des gains escomptés ?
J’avais répondu qu’il y avait bien des raisons, au delà de l’intérêt, pour désirer détenir du bitcoin. Le bitcoin n’est pas intéressant, il est passionnant, et pour au moins trois raisons : la dimension ludique et communautaire, l'émerveillement technologique et le projet politique.
Quand j’en vins au projet politique, je dus avouer qu’il était difficile à présenter simplement. Je jugeais un peu dur, dans ce temple de nos institutions nationales, d’aller clamer « no borders no banks » et me contentai donc de rappeler que le cœur du projet d’une monnaie décentralisée c’était la liberté du cyberespace, mais en précisant «au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance ». Façon de dire que ce n'était pas forcément ce que, depuis les Augustes romains, les politiques entendent volontiers par Liberté.
Or pendant ce temps, un artiste contemporain que j’ai déjà évoqué ici abordait lui aussi la chose à sa façon. Youl a déjà revisité, à la demande de clients bitcoineurs, la Cène de Vinci et les Joueurs de Carte de Cézanne. A chaque fois je suis étonné de la pertinence de ses intuitions, et j’échange volontiers avec lui.
Un de ses clients venait de lui commander une toile inspirée de la cultissime Liberté guidant le Peuple d’Eugène Delacroix que le Cercle du Coin avait, presque en même temps, adoptée comme illustration de son communiqué de presse « pas de révolution Blockchain sans Bitcoin ».
Songeant à cela durant que je parlais, je me demandais si ce n'était pas un choix trivial, voire fâcheux. La liberté figure sur des monnaies depuis le temps de Rome, et ce même tableau, passablement sagouiné, avait jadis servi à illustrer un billet de 100 francs créé en 1978 et qui circula jusqu’à la fin du siècle. Je me gardai bien d’évoquer tout cela devant tant d’officiels et me promis d’y revenir pour mes lecteurs.
Depuis mon billet sur sa Cène, Youl me fait l'amittié de me montrer certaines étapes de son travail.
Disons d’abord un mot sur Delacroix : un peintre non-académique mais non-révolutionnaire, plutôt admirateur de Napoléon. Il n’a pas participé à l’insurrection de 1830. Et pourtant on voit partout son tableau comme illustration de cette révolte et des suivantes, voire pour illustrer « les Misérables » (avec le petit Gavroche) alors qu’en fait c’est sans doute Hugo qui s’est inspiré du peintre, bien des années plus tard, pour écrire le récit d’une insurrection républicaine de 1832, qui fut durement réprimée par le régime établi deux ans plus tôt.
La toile de Delacroix célèbre en effet les « trois glorieuses » journées du 27, 28 et 29 juillet 1830 au cours desquelles la foule de Paris (bourgeois et ouvriers réunis) renversèrent la monarchie « de droit divin » du dernier des frères de Louis XVI. Mais la haute-bourgeoisie et sa presse ne voulaient ni de la République parce qu’elle était perçue comme un facteur de désordre social, ni du fils de Napoléon, parce que l’empire aurait hérissé les puissances étrangères. On décida donc de placer sur le trône le cousin du roi renversé, Louis-Philippe et l'on fut bien heureux d'une solution finalement dénuée de toute légitimité : Louis-Philippe n'était pas le successeur légitime, son père avait voté l'abolition de la monarchie et la mort du roi, et aucun suffrage populaire ne vint jamais conforter ce régime bâtard. On est bien loin des sentiments qu’inspire aujourd'hui l'icône de Delacroix.
Cette Liberté illustre ainsi une révolution confisquée. Voilà justement quelque chose que les bitcoineurs peuvent parfois ressentir lors de certaines conférences sur la révolution Blockchain...
Le peintre a peint sa toile célèbre plusieurs mois plus tard, quand les « trois glorieuses » ont accouché d’un régime d'oligarchie financière et de haute-bourgeois. Sa Liberté tient un peu de la déesse antique, mais elle tient aussi de Marianne, fille du peuple à peau brune. Quand les critiques virent le tableau, ils le trouvèrent grossier, ils protestèrent que Delacroix déshonorait la glorieuse révolution de juillet en la peignant avec des teintes d’ordures. Or, de la glorieuse révolution, il ne restait déjà que ce qui est au sommet de la pyramide sur laquelle est construit l'agencement de ce tableau: le drapeau. Les visiteurs du Louvre le reconnaissent comme celui de la France mais en 1830 il était encore celui de Valmy et d'Austerlitz, tout juste adopté par le nouveau régime.
La "révolution" consista en effet à changer le drapeau, tandis que le nouveau roi se couchait dans les draps de l'ancien, et que ses préfets et ses gendarmes maintenaient partout le même ordre. Delacroix a-t-il voulu rappeler que le régime déjà embourgeoisé qui était né de l’événement de 1830 n’avait sa légitimité (et sa limite?) que dans la violence? Les soldats qui tirèrent sur les insurgés de 1830 firent la même besogne au service du nouveau régime.
Il y a un goût très amer dans cette Liberté. Il suffit de songer que la toile reprend ostensiblement la composition du Radeau de la Méduse (1819), l'histoire d'une catastrophe..
Maintenant, qu’allait faire Youl ?
Le drapeau orange n'est pas une surprise, même si la couleur n'apparaît pas sur les premières ébauches. Et autour de la Liberté on s'attend à voir une représentation métaphorique des forces et des métiers à l’oeuvre dans la révolution de la décentralisation : développeurs, cryptologues, hackers, bloggers. Bien sûr Youl met aux mains des émeutiers des pics, symboles transparents du travail des mineurs.
La difficulté, c’est que la toile de Delacroix, c’est fondamentalement (d'après le peintre lui-même) une barricade. Il y a eu des morts en juillet 1830. Pas des milliers, mais assez pour couvrir de leurs noms la colonne de la Bastille qui commémore cela. Dieu merci, l'apparition du bitcoin n’a pas encore fait de morts (sauf des coupables : Karplelès and Co), mais on peut dire que certains aujourd’hui souffrent, voire meurent, du fait des monnaies-dettes. Youl n'a pas éludé cette dimension. Le sol reste jonché de corps sacrifiés.
Le « vieux monde » n'a guère sa place sur la toile de Delacroix. Les tours de Notre Dame, sur lesquelles flotte un minuscule drapeau tricolore, situent discrètement l'action dans la cité de toutes les révolutions et font sans doute une allusion au caractère très catholique du roi renversé. La BCE prend cette place dans le fonds de la toile de Youl, décor un peu stérile et symbole d'un système lointain.
C'est le moment de regarder la même Liberté quand elle ornait un billet de banque centrale.
Les plus anciens se souviennent des rumeurs (généralement invérifiables) assurant que tel ou tel pays refusait de laisser circuler cette coupure pour son indécence supposée. Nul ne semblait s'offusquer que cette liberté n'eût point de monument à prendre d'assaut ni d'émeutier à entraîner si ce n'est un enfant unique, en quoi je pense voir une auto-célébration de la génération 68. Comme sur la pièce romaine, c'est une Liberté sans contenu conceptuel qui guide un peuple sans remise en cause vers un avenir sans changement. On ne peut que songer, devant cette récupération d'une Liberté révolutionnaire recyclée en symbole patriotique à l'étrange transformation qui ferait de la technologie de Satoshi un instrument à alléger les charges des banques.
Au fait, qu'est-ce qui provoqua la révolution de 1830 ? Des ordonnances prétendant réduire la liberté d'expression et restreindre le droit des électeurs. Tiens, tiens...
Allez ! Voici le tableau de Youl terminé. Avec un tel drapeau il devrait conserver sa force révolutionnaire ! Bravo !
Pour aller plus loin :
Commentaires
A peine avais-je rappelé ici que cette "Liberté" avait au fond un goût amer que ce qui se passe dans nos rues en 2016 venait donner une illustration.
Chacun a vu la photo
Cette photo de Jan Schmidt-Whitley a fait l'objet de nombreux "mêmes" dont celui-ci, fatalement !
(récit et détails)