11 - Licence poétique
Par Jacques Favier le 26 oct. 2014, 13:04 - du secret - Lien permanent
J'ai déjà suggéré que Tintin s'était affronté au secret du bitcoin puisque, comme dans le Secret de la Licorne, il s'agit tout à la fois de coder (l'adresse du trésor) et de cacher (le message qui porte le message codé). Aujourd'hui ces deux activités impliquent d'un côté les mathématiques (coder) et de l'autre l'imagination ludique (cacher)
La cryptographie est - en soi - peu romanesque. Le lent travail de l'esprit tendant à percer le piège conçu par un autre esprit, et pire le travail de brute d'un programme acharné à casser un secret se prête moins à l'intrigue qu'une partie de chasse au trésor.
Alors que viendraient faire du côté du bitcoin la littérature ? la poésie ?
Il y a bien un code dans les Hommes dansants, mais Sherlock Holmes l'élucide assez aisément et l’intérêt de ce code est moins sa sophistication que sa discrétion : utilisé dans des messages gribouillés sur des murs ou sur des bouts de papier, on peut le prendre (comme Watson) pour un dessin d'enfant. Il s'agit donc moins de cryptographie que de stéganographie, qui est l'art de rendre anodins les messages les plus secrets.
De même la lettre volée d'Edgar Allan Poe n'avait pas été codée, mais cachée...
Avec le jeu de cache-cache en effet, l'imagination romanesque est bien plus à l'aise et il y a des exemples illustres dans l'art de cacher, des ferrets de diamants dans les Trois Mousquetaires au Bouchon de cristal de Maurice Leblanc.
C'est peut-être cette forme d'imagination qui est nécessaire quand on aborde la question la moins débattue au sujet de Bitcoin : où doit-on cacher son paper-wallet, puisqu'à la grande confusion de l'esprit humain, rien n'est aussi sûr que de planquer sa monnaie digitale sous la forme d'un bout de papier?
Le plus sûr est sans doute de stocker cela chez soi. Mais cela n'assure pas contre l'incendie. Et puis le voleur aussi saura bientôt reconnaître un e-wallet d'un ticket de supérette.
Au delà du cold-storage, il reste le coffre fort à 37°: situé entre les deux oreilles, le cerveau est a priori un endroit idéal et sûr pour stocker l'information. La plupart d'entre nous y stockons notre code PIN, celui de la Visa etc. Pourquoi ne pas y glisser aussi notre clé privée?
Certes il est peu aisé de mémoriser "5JRZZETcN3nTBk3nCtAGxLofsPCZzaw3UTyvgi2dJ2Ay3pYsnFf"
Mais avec un peu d'imagination, on doit y arriver. Edgar Allan Poe, déjà cité, est aussi l'auteur d'un poème amusant :
''Near a Raven
Midnights so dreary, tired and weary.
Silently pondering volumes extolling all by-now obsolete lore.
During my rather long nap - the weirdest tap!
An ominous vibrating sound disturbing my chamber's antedoor.
"This", I whispered quietly, "I ignore".''
Pour ceux qui ne connaîtraient pas, voir ici sur les poèmes qui cachent le nombre π. Évidemment il sera plus dur de cacher ainsi une série alphanumérique (incluant des majuscules de surcroît) mais on doit pouvoir y arriver en répartissant noms (chiffres), verbes (lettres) et adjectifs (majuscules) ou quelque chose comme cela...
Il est sans doute plus simple de procéder dans l'autre sens.
C'est ce que permet de faire le site brain-wallet. À défaut de retenir par coeur "5JRZZETcN3nTBk3nCtAGxLofsPCZzaw3UTyvgi2dJ2Ay3pYsnFf", je peux retenir une phrase par coeur, et la taper sur ce site, qui va me la restituer identique à chaque fois. Je vous livre le début de ma phrase : le presbytère n'a rien perdu... Un petit effort, n'oubliez ni les accents ni la ponctuation et vous devriez pouvoir vérifier cela par vous-même.
Reste que la phrase en question, extraite d'un roman à succès, est dans toutes les bases de type Google Bookc.
Il faut inventer une phrase qui n'ait JAMAIS ENCORE été écrite.
Le site mentionné requiert a long original sentence that does not appear in any song or literature. En toute rigueur on devrait même dire that will never appear...
Faut le faire. Le mot grec ποιεῖν ("poiein"), qui signifie faire s'applique à toutes sortes d'opérations, depuis celles qui modèlent de la glaise jusqu'aux réalisations les plus hautes de l’artiste ou du poète. J'y suis : la poésie est le recoin du disctionnaire français où est allé s'échouer ce vieux mot grec.
Mais la plupart des détenteurs de bitcoin ne sont pas forcément poètes !
Qu'importe. Il y a des machines pour cela, et des adresses à connaître. C'est là qu'un bitcoiner littéraire peut rendre service à sa communauté.
Je ne mentionne que pour mémoire Raymond Queneu et ses Cent mille milliards de poèmes qu'il décrivait dans sa préface comme : une sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; croyant rassurant d'ajouter il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre). L'avez-vous remarqué, c'est le même genre de comparaison que l'on vous sert sur le temps nécessaire à casser tel ou tel code?
De façon plus drôle, il raconta un jour : J'avais écrit cinq ou six des sonnets des cent mille milliards de poèmes et j'hésitais un peu à continuer, enfin je n'avais pas beaucoup de courage de continuer, plus ça allait, plus c'était difficile à faire naturellement .
On était au début des années 1960; De la rencontre de quelques personnes autour de Rayond Queneau et François Le Lionnais, allait naître l'OULIPO : l'Ouvroir de littérature potentielle.
Voilà l'idée : l'OULIPO !
Des écrivains comme Italo Calvino ou Georges Perec allaient y être rejoints par ... des mathématiciens. Sainte promiscuité, digne de la rue d'Ulm, qui s'explique assez bien par l'essence même du projet : montrer qu'une contrainte formelle (écrire sans la lettre a par exemple) pouvait être un puissant stimulant, qu'un procédé formel (remplacer dans un texte de Victor Hugo tous les noms par le 3ème nom suivant du dictionnaire, les verbes par le 7ème verbe etc) pouvait être un procédé fécond.
Un auteur oulipien, dit-on est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir . Et depuis un demi-siècle, le groupe a poursuivi la construction de labyrinthes, de machines imaginaires à fabriquer des textes absolument imprévus. Le rat doit pouvoir se débrouiller dans un QR Code, non ?
J'encourage vivement mes lecteurs à visiter le site de l'OULIPO.
Il y a un truc simple, et que j'aime bien. Prenez une phrase, simple, facile à retenir, issue d'une chanson par exemple J'ai du bon tabac et, en la prononçant à voix haute, essayez de trouver une suite de motS qui reproduise à peu près la musique de la phrase. Cela donnera, par exemple Jade Aube Onde Abaque d'où la clé privée 5K4spBQdAyGnW9sF7wxSH2J5RmYvPxoZkJVjgdFdNzuf37Sb1Ze
(zut, je l'ai grillée)
L'autre est d'écrire une phrase absurde. Il y en a une que j'aime bien. J'avais lu cela au sujet de l'intelligence artificielle, où un auteur affirmait qu'aucune machine programmable n'écrirait jamais une phrase d'humour noir comme : mes parents, quoique d'origine modeste, étaient de parfaites honnêtes gens. Ça y est, elle est spoilée aussi.