60 - Instantanés et métaphores d'un rêve décentralisé
Par Jacques Favier le 22 mars 2017, 10:10 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
Je dois commencer par renouveler des remerciements à celui qui m’a offert l’un des 200 exemplaires numérotés de Snapshot, unsurpassable blockchain solution édité par notre ami Ludom. Je suis un rien vieille France, je l’avoue volontiers, et donc c’est le genre de chose qui me touche !
Ce recueil de témoignages et de récits est un peu à l’image de ce que montre sa couverture : décentralisé, parfois redondant dans les cheminements qu’il offre aux lecteurs. Mais quel que soit l’ordre dans lequel on l’abordera, il offre d'intéressantes leçons.
Je reviendrai en fin de texte sur le choix d'illustration, qui n'engage strictement que moi.
L’introduction, en forme d'historique (mais la maison de Ludom ne s’appelle-t-elle pas « Plaisir d’Histoire » ?) rappelle d’abord cette évidence, que sans communauté aucune crypto n’a d’avenir ; à force d’entendre parler de « technologie blockchain » du soir au matin, cette dimension essentielle finirait par passer à la trappe. Il faut une communauté, et constituée de gens passionnés s’ils ne sont pas riches.
Comme Satoshi, le fondateur BCNext a disparu (mais sans doute est-il ensuite toujours là sous un autre nom) et comme celle de Bitcoin, la mise en œuvre, la « genèse » de NXT, fut un peu chahutée : rumeurs complotistes, ratés, trafics sur le prix. Certes, le cours de NXT part très fort : celui qui aurait investi 1 bitcoin (250$) le jour d’Halloween 2013 pour le changer en NXT aurait eu 3900 BTC le jour de Noël, soit, avec le cadeau supplémentaire de la hausse du bitcoin, plus de 2 millions de dollars. Un exploit jamais vu dans la crypto depuis Bitcoin, et plus rapide encore.
Outre les traits immédiatement saillants (programmation en Java, système de brainwallet qui fait que les clés sont dans la data base de tout un chacun, 100% PoS, 100% minés dans le genesis block) les divers récits soulignent le contexte historique : la fin 2013, le bitcoin à 1000 $, l’effervescence d’alt-coins plus ou moins inspirés et ne remettant pas en cause la position monopolistique de bitcoin. NXT se présente non comme un fork mais comme un héritier, non comme une alternative monétaire mais comme une plateforme financière.
On voit la communauté migrer de bitcointalk vers son propre forum, y gagner au passage en sérieux des échanges. En 2014 cependant, plusieurs membres ne sont encore là, à l’image de ce qui se passe chez Bitcoin, que pour spéculer. Un des développeurs qui est sans doute un financier expérimenté, visionnaire, crée alors un grand nombre d’actifs. Ce jl777 a l’idée de développer un écosystème de type Keiretsu (conglomérat à participations croisées), une démarche qui a pu avoir un côté « apprenti sorcier » .
Dans la seconde partie de 2014, l’enthousiasme et les opportunités de profit rapide se calment progressivement. Le temps des décisions graves est venu. Un vol de 50 millions de NXT sur bter.com, qui était alors la principale plateforme, donna à la communauté l’occasion d’envisager un roll-back. Très peu adoptèrent l’alternative et la communauté resta ferme sur sa morale originelle. On jugea que bter.com n’avait qu’à blâmer sa propre incompétence, qui lui vaudra d’ailleurs un nouveau hack par la suite. La solution, développée par jl777, était à trouver dans une solution d’échange décentralisée, comme NXT MultiGateWay. Avec Supernet, le même développeur proposa aussi un système qui permettrait aux différentes communautés crypto de collaborer.
L’année 2015 fut un hiver pour les cryptos, et plus dur encore pour NXT dont le token sortit de la liste des 10 premières capitalisations. NXT n’était plus la seule crypto 2.0 et ses concurrents étaient bien mieux dotés en fonds. Plus significative que la chute du cours, celle du nombre de transactions (divisé par 4) était largement due à la baisse du nombre de transactions sur le marché des actifs, mais aussi à la baisse sensible du day-trading des spéculateurs. Bref on patinait !
Mais à en croire les auteurs, à l’issue de cette traversée, NXT offre aux particuliers, aux professionnels et au développeurs un ensemble complet de solutions de gestion décentralisées. Ce qui lui manque encore, disent-ils, c’est la notoriété, minuscule comparée à celle de Bitcoin. A défaut d’attirer des spéculateurs, NXT doit attirer des porteurs de projets, pour lesquels il s’avérerait la meilleur si ce n’est la seule offre de service. L’aventure n’en serait donc qu’au début, et … moins onéreuse à tenter qu’à l’origine !
Le livre présente une vue kaléidoscopique de l’écosystème NXT. Ainsi du système NRS (NXT Référence Software), c’est à dire du client officiel permettant connexion et transaction, ou de la présentation du media NXT.org par son fondateur (pseudonyme) qui souligne l’abnégation de celui qui écrit pratiquement seul sur son sujet, parce que les « intérêts » sont ailleurs, et l’émergence d’une solution de rémunération des contributeurs. La conviction qu’il s’agit de porter ? Que chacun, vraiment, maintenant, peut utiliser NXT, un « outil disruptif pour les gens ordinaires » et sur lequel chacun peut construire gratuitement.
Pour une bonne part le livre doit se lire comme une sorte de manifeste politique de la décentralisation : une chose est de la faire vivre dans une communauté de militants, une autre de développer sur cette base un système qui doit interagir avec d’autres mondes, dont celui du business. Bref il faut créer une tête de pont, et cela se met en place dès la seconde partie de 2014, à l’abri du droit néerlandais. La fondation NXT permet de donner une interface convenable aux interlocuteurs fonctionnant encore selon les vieilles règles, tout en laissant la communauté suivre son propre mode d’être. Elle n’est pas là pour diriger, mais pour faciliter
Mais les auteurs ne dissimulent pas que la décentralisation se heurte à bien davantage qu’un simple trait de caractère ou une habitude commode de l’humanité : la délégation des pouvoirs a aussi rendu de fiers services à l'humanité ! Là encore, décentraliser un network est une chose, le faire d’une communauté est toute autre chose. Les développeurs ont une importance vitale, mais pour autant ils ne guident pas la communauté. Celle-ci fonctionne sur la base d’initiatives individuelles diverses qui rencontrent, ou non, un écho concret. De l’extérieur, cela peut paraître un grand, long et souvent bruyant désordre. Mais en réalité, disent-ils, le cercle du possible n’est pas prédéfini à l’origine par un leader, il est en construction permanente par la communauté. Un leader mènerait de A à B, prédéfinis. Des négociateurs permettent qu’in fine, du travail soit accompli, et que le point B ne soit pas perdu de vue.
Je n’entrerai pas dans le détail de la présentation de nombreux projets permis par le protocole, développés puis portés par la communauté : l’Alias, l’Arbitrary Message, l’Asset Exchange décentralisé et non régulé (sinon par la réputation) et sur lequel sont échangés près de 700 assets forgés comme des colored coins, la plateforme de crowdfunding MS (Monetary System) où chacun peut créer sa devise, ou le NXT Market Place, encore très confidentiel. Tout en en détaillant les caractéristiques, les auteurs avouent que ces aventures se déroulent encore dans un monde tout petit monde assez fragile, pour lequel le bitcoin reste la principale passerelle vers le monde traditionnel.
NXT se présente pourtant comme a revolutionary tool for business dans un monde du business pour lequel blockchain fut d’abord un buzzword fort creux. Le récit de Roberto Capodieci figure sans doute là pour suggérer ce que des solutions d'échange décentralisées peuvent concrètement apporter dans les affaires. En même temps, les chapitres présentant les possibilités de vote ou de mélange des transactions (coin shuffling) sur NXT ne paraissent pas cibler en priorité le business en priorité !
Plus sincère que bien des ouvrages écrits par des utopistes ou autres "faiseurs de systèmes" Snapshot ne cache ni les limites, ni les erreurs. Le rêve parfois vire au cauchemar.
Cette nouvelle technologie n'est pas seulement une expérience sociétale, c'est aussi le développement d'un projet à plusieurs millions de dollars, et qui pourrait un jour se peser en milliards. Il a connu ses trolls, ses scams, mais aussi ses conflits.
Cependant comme Bitcoin repose sur les mathématiques, NXT prétend reposer sur la coopération sans laquelle il ne vaudrait plus rien. Le chapitre "The fork" est à cet égard instructif quant aux grands débats (et aux petits travers) qui ont pu animer la communauté : la blockchain est-elle faite pour stocker de l'information plutôt que pour distribuer des messages et permettre une vérification future (et sans tiers) des données ? comment rendre acceptable par tous l'introduction de changement rendant incompatibles deux versions du protocole ? Comment faire évoluer une blockchain constamment exposée aux feedback du business, bien davantage encore que celle de Bitcoin ?
Enfin le dernier chapitre concerne Ardor, NXT 2.0, non pas un fork mais une innovation que son promoteur présente avec la nette distinction de ses deux jetons, l’un utile à la validation, l’autre à la transaction. On gagne évidemment en scalability. On y gagne surtout (qui donc ?) en chacun chez soi. Chaque chaîne fille a son propre jeton représentatif de son propre objet, et fait payer ses fees de transactions (lesquelles peuvent avoir leurs règles propres) avec ce jeton. Ardor, c’est Blockchain as a Service, présentée implicitement comme le sens de l’histoire
Mais en contrepoint des questions de ces deux derniers chapitres, questions qui ne sont pas sans écho dans l’actualité du bitcoin ces jours-ci, surgissent d’autres questions : le lead developer est-il un leader ? et sinon, est-il un esclave ? En terme moins politique, on se demandera comment peut-on être sûr de ce que l’on mange en salle quand on entend les gens s’engueuler dans la cuisine ? Enfin on notera que du forum au slack puis à la mailing list, l’instrument choisi pour communiquer en dit bien long sur une communauté.
Comme le note en conclusion Robert Bold, l’univers crypto paraît encore à ce jour davantage préoccupé par sa guerre civile permanente (et infantile) que par une mise en ordre de bataille face aux fiat, lesquelles ont toutes les armes (lois d’exception) pour survivre à toutes les crises que leurs défauts mêmes engendrent. Il plaide pour des attitudes plus diplomatiques, entre cryptos, vis à vis des institutions financières et de la part de celles-ci. On ne peut qu’approuver !
***
Quelle conclusion tirer, pour ma part ? Il y a dans toute cette aventure un incontestable côté Jeux d'enfants ou pour le dire comme l’un des auteurs a glamorous tale of geeks changing the world with Java code quitte à le faire comme des apprentis sorciers un rien psychorigides.
Pourtant, parfois, sous l’ambition d’être unsurpassable, il sourd comme une sorte d'amertume, qui n'est pas sans évoquer ceux qui se voyaient déjà en haut de l'affiche:
d'autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d'argent
moi j'étais trop pur, ou trop en avance...
Si les « bitcoin evangelists » n’ont manifestement rien à envier, pour l’ardeur, à ceux de NXT, on se demande parfois, à la lecture de cet ouvrage, si les développeurs NXT font lire tout cela tel quel à leurs clients… et quand on lit bien des anecdotes, on s’étonne un peu de voir les prudents banquiers adopter NXT tellement plus facilement que Bitcoin comme support de leurs expériences.
J'ai donc lu ce livre avec curiosité, parfois un peu d'étonnement. En y trouvant davantage de politique que de technique. Je ne sais pourquoi, c'est à l'évocation de la Fondation logée aux Pays-Bas (comme on disait jadis) que j'ai commencé à songer à l'illustrer comme je l'ai fait.
On lira ici une interprétation marxiste de la peinture de Brueghel insistant sur l'absence d'autorité centrale, en l'espèce, de l'église catholique. Ce qui m'a frappé, tandis que je menais mon travail, c'est que si dans certaines scènes de Brueghel le peuple est ordonné par une activité, spécifique et temporaire (le repas, la danse) il est, à l'état ordinaire, représenté sans ordre perceptible. Et que pourtant cela semble faire sens. Je trouve que certaines toiles offrent d'assez belles métaphores d'un système décentralisé. Voici une chose sur laquelle je reviendrais volontiers !
Commentaires
Superbe critique! !!! Tu n'as pas idée à quel point tu touches du doigt l'essence de la dynamique Nxt.
Je vais compléter ma remarque ci-dessous pour dire à quel point l'article est juste. Les oeuvres Brüeghel ressemblent beaucoup à la communauté Nxt dans ses premières années.
Mais tout ceci ressemble beaucoup à la manière dont le livre s'est fait : c'était le livre le plus chaotique à éditer. Des auteurs de toutes les langues (une vraie tour de Babel), des contributions difficiles à coordonner mais au final l'anarchie ressentie a accouchée de ce livre qui s'imprègne de cette ambiance.
Car oui, la décentralisation est une forme d'organisation organique qui n'est pas forcément la plus efficace au sens productiviste mais qui permet des choses qui sortent de l'ordinaire.
Sur le fait que ce livre soit critique concernant Nxt est une volonté éditoriale. Je trouve que les cryptos ont tendance à un peu trop s'autocongratuler. Je pense qu'un peu de recule, même quand c'est difficile, apporte beaucoup. Publier de la propagande ne m'intéresse pas.
Lionel Jeannerat alias Ludom