143 - Préfaces (réflexions masquées et à peine philosophiques)
Par Jacques Favier le 3 janv. 2024, 18:15 - de la nature philosophique de Bitcoin - Lien permanent
Je poursuis ce que j'ai écrit sur l'aventure de la Préface à l'Acéphale par quelques réflexions sur le sens que les bitcoineurs pourraient attribuer à cette pratique parfois mondaine, au-delà de ce que Frédéric Lordon dénonçait non sans raison comme une pratique sociale tout à fait hétérogène à la logique de la chose intellectuelle
.
Et d'abord, pour ceux qui n'ont point fait de latin, dissipons un possible malentendu. La pré-face n'est point ce que l'on mettrait devant sa face, du bas latin facia (« portrait »).
Trouver un préfacier n'est donc pas une pratique qui consisterait à cacher son vrai visage derrière un masque (celui dessiné par David Lloyd et dont tout le monde se sert sans licence) – ce qui serait délicieusement bitcoinesque – ni même à cacher l'anonymat relatif de qui n'est pas encore auteur derrière un visage plus célèbre – ce qui pourrait bien relever de cette vanité sociale qu'un intellectuel exigeant comme Lordon dénonce à bon droit.
Le mot préface vient du latin praefatio et désigne l'action de parler d'abord ou en premier, et ce qui se dit ainsi. Le mot dérive du verbe praefor dans lequel on retrouve la racine qui donne aussi bien la fonction phatique du langage que le forum où s'énonce la parole.
Plus de masque donc ? Pas si sûr.
Parce, que, dans le théâtre antique, le masque était tout sauf un accessoire neutre ou stéréotypé. Il en existait une très grande variété, selon le rôle, les circonstances, ce que l'on voulait faire du personnage ou en laisser paraître. Pourrait-on dire que l'acteur choisissait son masque comme l'auteur choisit aujourd'hui son préfacier ? Peut-être. D'ailleurs certains masques (souvent pour rire, il est vrai) reproduisaient les traits de personnalités bien connues.
Un autre fait est plus douteux : ces masques – dont Aristote qu'il faut à tout prix citer pour paraître sérieux avouait ignorer l'origine – auraient selon certains auteurs anciens modifié la voix, la rendant plus grave, voire auraient servi de porte-voix. Aucune expérience moderne n'a pu confirmer cette idée, qui repose peut-être sur une (autre) fausse étymologie, qui ferait dériver le nom latin du masque (personna) de personare qui signifiait retentir
. La voix du préfacier, donc, et pas seulement son nom (inscrit sur la couverture) porterait le message du livre, le rendant plus grave, plus puissant.
Pour un bitcoineur, va-t-on dire, tout ceci est absurde. Satoshi n'a pas eu besoin de préfacier et il m'est arrivé de songer que, quitte à sacrifier à des usages de lettrés (celui de la préface a ses historiens et ses anthologies : écoutez cette savoureuse chronique) sans doute conviendrait-il plutôt que nous fassions débuter nos livres par une Dédicace à l'égard du grand anonyme.
Il n'y aurait aucune flagornerie à cela et pour ma part, modeste historien du Bitcoin, je me verrais bien comme l'illustre Froissart faisant hommage de ses Chroniques au roi d'Angleterre (oui, parce que né à Valenciennes, l'homme était du Hainaut, comme Philippine, la bonne reine qui fit gracier les bourgeois de Calais ; mais ceci est une autre histoire, juste un clin d'oeil à mon ami belge André) et donc genou à terre devant Satoshi (qui pour le coup pourrait rester masqué). Mais mon ami suisse Lionel va encore dire que je suis monarchiste au moins de coeur.
Revenons à Bitcoin : il y a tout de même un mot à considérer, celui de validation. Si CNRS Éditions nous avait demandé une préface, c'est à dire un préfacier, ce ne pouvait être que pour cela. Non pas l'obligation d'obtenir le Nihil obstat de quelque censeur (car les économistes sont de modernes ecclésiastiques) chargé de vérifier la conformité de notre ouvrage au dogme, mais de trouver un penseur quelqu'il soit mais qui accepte de risquer sa propre réputation en nous donnant une sorte d'Imprimatur. Cette validation-là pouvait être donnée par l'évêque mais aussi par un universitaire ; elle n'indiquait pas que le signataire fût en accord avec le contenu, ni que celui-ci fût exact ou même impartial.
Alors, dira-t-on, et pour rester conséquent : chez nous la validation est distribuée. En regard, ce que je décris est plutôt du genre PoA. Certes !
Il y a une grande question, qui a fait l'objet le 18 octobre dernier, d'un live sur Radio Chad. Le titre de l'émission était la décentralisation nous rend-elle plus intelligents ?
Je cite les mots de l'animateur, Anthony : Nous les crypto bros, évoluons dans un environnement qui nous demande d'agir de manière responsable. Et pourtant, nous n'avons pas l'air beaucoup plus aguerris que les normies lorsqu'il s'agit de produire ou traiter de l'information. Quels avantages nous procurent notre sensibilisation aux réseaux décentralisés ? Quels inconvénients ? Sommes-nous suffisamment équipés face à la désinformation ?
. J'y renvoie (c'est ici, notamment à partir de la 11ème minute).
Ma réponse était qu'en matière de circulation de la chose intellectuelle, l'optimum était sans doute ni la décentralisation (le désordre de X) ni la centralisation (la langue de bois de toutes les Pravda) mais la distribution. La circulation de l'information, de la réflexion, de l'opinion, comme l'échange de la parole doivent se faire avec un mix d'accès de tous, de visas par un certain nombre de validateurs (pas forcément des institutions : cela peut être sur une base réputationnelle) mais aussi de normes : de nous-mêmes nous devons accepter que toute parole n'est pas, du seul fait qu'elle a été énoncée, forcément vraie, respectable, exacte, informée, performative. Chacun de nous doit réfléchir à ce qui norme un discours.
Malgré ou à cause d'Internet, le forum de l'information décentralisée en temps réel et 7/7 (où les acteurs centralisés ou officiels sont massivement présents, on ne le dira jamais assez) ce sont concrètement : de fausses nouvelles (produites pour une très bonne part par les gouvernements) et de fausses images, de fausses agences et de faux think tank, de fausses écoles et de fausses académies, de faux experts et de vrais voleurs (clin d'oeil à mon ami Émilien).
Dans ces conditions, qu'une entreprise qui publie un auteur (surtout inconnu) demande la caution d'un universitaire ne me parait pas aussi hétérogène à la logique de la chose intellectuelle
que le pensait Lordon. Qu'un docteur en philosophie, professeur d'Université, comme Jean-Joseph Goux mette son nom sur la couverture de l'Acéphale, qu'un savant reconnu par Satoshi lui-même comme Jean-Jacques Quisquater mette le sien sur un livre suivant m'a semblé honorable pour moi et intéressant pour mon lecteur.
Inversement, mettre mon propre nom comme préfacier sur un livre, qu'il ait été écrit par un ami comme Alexis Roussel ou par quelqu'un que je n'avais pas encore rencontré in the real life comme son co-auteur Grégoire Barbey ou plus récemment par Ludovic Lars, représente à mes yeux un redoutable honneur.
Inutile de dire que, quoique conscient du grand respect que ces personnes suscitaient dans la communauté, j'ai lu leurs manuscrits ligne par ligne et le sourcil froncé : exactement ce que ne semblent pas faire tous les people signataires de tribunes et de contre-tribunes, ou des intellectuels diva comme Nassim Taleb retirant sa préface à Saifedean Ammous après avoir changé d'avis comme le vent change de sens. La signature du préfacier n'est pas le poinçon légal attestant que vous avez entre les mains du métal fin : c'est plutôt à mes yeux un poinçon de maître. Il en est de meilleurs que d'autres, comme pour les auteurs.
Un dernier mot, tout personnel, sur ma façon de concevoir une préface quand j'ai achevé la lecture du manuscrit.
Je dirais qu'elle est harmonique. Si le livre ne m'évoquait rien, mieux vaudrait le dire gentiment à l'auteur. S'il fait résonner quelque chose en moi, n'est-ce pas dans cette résonance qu'il faut que j'aille chercher de quoi apporter les quelques lignes qu'il attend de moi ? En me les demandant à moi, Alexis ou Ludovic savaient qui j'étais : un homme qui vit un pied dans le passé et un autre dans le présent, les yeux dans tous les sens. J'ai donc évoqué Rousseau et Spinoza, Neufchâtel et Amsterdam après avoir lu Notre si précieuse intégrité numérique, d'Alembert et l'esprit élégant du Paris des Lumières après avoir lu L'élégance de Bitcoin.
C'est aussi une manière de garder à l'esprit l'antique métaphore attribuée à Bernard de Chartres, utilisée par Guillaume de Conche puis par des savants précurseurs comme Isaac Newton et Blaise Pascal, puis par la NASA pour donner son nom à la mission Apollo 17, la dernière à emmener des hommes sur la lune au 20ème siècle et enfin par Google Scholar au nôtre.