29 - Retour à Tintin
Par Jacques Favier le 13 sept. 2015, 14:33 - de Tintin - Lien permanent
Je viens de publier sur le site bitcoin.fr et à la demande de ses fondateurs un cycle de billets tournant autour de "l'identité du bitcoin". En tentant de répondre à la question de savoir pourquoi son logo usuel est de couleur orange, il y a une petite vignette de Tintin qui m'est revenue à l'esprit.
Presqu'anecdotique dans le récit où elle figure, elle m'a pourtant semblé faire le lien entre deux textes publiés ici l'an passé.
Pourquoi revenir à Tintin?
En effet, j'avais déjà abordé le monde de Tintin dans Le Secret de Nakamoto, et plusieurs aspects de la symbolique de la couleur orange dans mon billet en marge des mystères sacrés.
Le cycle de la Licorne est notoirement l'un des plus riches (un trésor!) d'un point de vue analytique. J'avais été frappé de l'abondance d'enseignements sur ce que sont un secret, un message codé, la valeur des choses, ce que signifie le lieu du trésor. La quête des origines, le père absent dans la filiation d'Hergé comme dans celle d'Haddock résonnaient aussi avec l'absence de Satoshi Nakamoto.
Le cycle du Temple du Soleil, qui suit immédiatement, est antithétique et complémentaire. Complémentaire parce que ce sont à chaque fois des trésors volés, le premier par le pirate puis par le chevalier, le second par les explorateurs, puis par Tournesol. Antithétique parce que le trésor du pirate était retrouvé non pas au bout du monde, mais chez soi, alors qu'une petite partie de celui de l'Inca (un simple bracelet) est finalement rapportée à l'autre bout du monde. Hergé n'a donc pas construit son récit sur le modèle du précédent, alors qu'il aurait parfaitement pu le faire : Tintin aurait pu découvrir le trésor d'Atahualpa que l'on cherche toujours et l'exposer à Moulinsart à côté de celui de Rakham...
Or ce trésor, il est admis à le contempler mais jure qu'il n'en dira aucun mot hors du temple.
L’album du Temple du Soleil paraît en fait à l’époque où Hergé écrit à sa femme : Tintin voudrait devenir un homme. Il voudrait devenir humain. Tintin, même quand il semble chercher des trésors, est celui dont Michel Serres dira bien plus tard qu’il est un explorateur de la fraternité humaine. Sa première richesse est faite de rencontres.
Tintin rencontre donc Zorrino. Ce petit indien quechua est marchand d’oranges, un fruit bien présent au Pérou, mais dont la dimension symbolique ne peut être mise entre parenthèses, tellement l’œuvre d’Hergé est riche d’archétypes, de références mythologiques, alchimiques, religieuses, maçonnes ou philosophiques.
Revenons donc à l'orange, et expédions assez vite ce qui est trivial. L'orange, très actinique, est la voyante couleur du danger...
Pour ce qui est de son usage dans le monde du bitcoin, j'ai émis l'hypothèse que l'orange s'était imposé comme substitut de l'or, impossible à "rendre" par du jaune pur. Certains m'ont dit prosaïquement que l'orange rappelle que Bitcoin est un projet "en travaux". Évidemment ! Mais elle est aussi la couleur des... vêtements de prisonniers (que l'on doit pouvoir traquer en cas d'évasion) popularisés par le cinéma américain. Même si la tenue de taulard est grise au Japon où M. Karpelès pourrait séjourner un moment...
Mais, en dehors des chantiers et des geôles, l'orange qui procède de l’union entre l’or du ciel et le rouge de la chair symbolisait pour les philosophes de jadis la révélation de l’amour divin à l’âme humaine comme cela a été dit au sujet des oeuvres de Vinci ou de Raphaël. Enfin, parce que c'est une couleur mélangée, elle a symbolisé la luxure, la dissimulation, la trahison... Quelle ambivalence !
Que peut nous révéler, au delà, l'album de Tintin? La couleur orange, depuis la rencontre de Tintin avec Zorrino dont le nom signifie le petit renard, court sous maintes variantes (car il n’y a qu’un jaune et qu’un rouge, mais il y a mille nuances d'orange) et d’un bout à l’autre du récit de la lente approche par les héros du temple du Soleil et de son or. Dans ce récit - comme dans la symbolique propre au bitcoin - l'or-ange entretient un lien mystérieux avec celui que l'on appelle le métal jaune. Les héros manqueront d'ailleurs de mourir sur le bûcher, en costume orange, pour avoir commis le crime de profaner l’or sacré.
S'ils évitent la mort, c'est que Tintin, explorateur, est aussi celui qui décrypte les messages : dans cet album comme dans bien d’autres c’est pour avoir su lire un petit bout de papier qu’il garde, contre une organisation, le contrôle de la situation. En prévoyant l’éclipse (le cygne noir a-t-on envie de dire), il fait voler en éclat l’ordre rigide et hautement centralisé de la société inca.
Ainsi l’éclipse de l’astre d’or sauve les hommes en orange.
Mais ce n’est pas tout : au début, Tintin a défendu le petit porteur d’oranges d’une brute qui le persécutait. Un indien qui le surveillait a été ému par la noblesse de l’étranger et lui a donné un talisman. Que Tintin donne à Zorrino quand celui-ci l’a mené au Temple du Soleil, et que finalement Zorrino brandit face à l’Inca.
Tout au long du récit court un objet presqu’invisible et innommé (ceci, quelque chose…) qui pend au bout d’une chaîne et qui fait chaîne lui-même.
Le talisman qui sert à récompenser, ou à racheter, fonctionne comme une monnaie. C'en est peut-être une, marquée du signe de l'Inca. Tintin et Zorrino, en quelque sorte rendent à l'Inca ce qui est à l'Inca. Ce sont les deux fonctions régaliennes et verticales de la monnaie : solder et percevoir.
Mais il y a une autre fonction, horizontale, de la monnaie. Zorrino est lui-même un médiateur entre Tintin et l’Inca et à cet égard il n'est pas forcément anecdotique qu'il soit marchand d'oranges. Baudelaire suggère quelque part que la cuisine et la peinture ont beaucoup en commun, d'être des arts d'accommoder les matières. L'orange appartient aux deux mondes, nourriture et couleur. L'orange est la seule couleur qui se mange, se consomme.
De ce fait, elle convient bien à la monnaie. Plusieurs philosophes ont souligné que l'usage propre de l'argent, c'est aussi la disparition : je me sers de mon argent au moment où je le perds. La circulation de l'argent ne masque jamais complètement sa perte, au niveau individuel. Aristote, cité par Thomas d'Aquin, rappelle que la monnaie est faite pour l'échange et que son mode de consommation spécifique coïncide avec son retrait jusqu'à sa disparition (distractio) dans l'échange. Distraction, destruction...
Sous les yeux de l'Inca, mais librement, il y a un traffic entre Zorrino (sorte d'ange qui semble prêt à tout, fût-ce à se battre et à donner sa vie) et Tintin, qui quitte le temple mais y laisse Zorrino.
Tout ceci est-il sans rapport avec la monnaie, voire le bitcoin ?
L'or est éternel, il peut rester caché des siècles. Le bitcoin aussi prétend à l'éternité et peut rester caché d'autant qu'à ce jour il n'existe pas de "pompe" fiscale. On ne rend pas à Satoshi ce qui est à Satoshi. Ses vrais défis du moment tournent, quand on les analyse, autour de l'échange, de l'usage, de la remise en jeu.
Hergé a, fondamentalement, l'intuition que le vrai trésor c'est la vie et que la première dépense c'est le sacrifice. De l'argent, ne dit-on pas qu'il faut savoir le sacrifier? ne dit-on pas qu'on ne l'emporte pas dans la tombe? L'orange, dont la couleur marie le jaune et le rouge (l'or des idoles et le sang des sacrifices? ) est éphémère, elle a une valeur d'usage qui est la consommation.
Les intuitions d'Hergé recoupent, me semble-t-il, ce qu'écrit David Graeber (dont la couverture américaine est d'un rouge beaucoup plus orangé que la couverture française) : la monnaie sert à acheter des biens mais aussi à définir les relations entre les personnes.
Si Tintin s'en tire toujours et sauve ses amis, c'est qu'il réfléchit, qu'il risque et qu'il échange et enfin qu'il noue des liens...