59- La Blockchain d'un monde qui change
Par Jacques Favier le 11 mars 2017, 09:54 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
La publication de La Révolution Blockchain de Philippe Rodriguez donne, par son sujet, par sa date de publication et malgré son titre un signal intéressant.
Certes le titre (on reviendra sur le sous-titre) est un peu galvaudé depuis que Don Tapscott a utilisé l'expression : le caractère révolutionnaire de la blockchain a eu tendance à se fondre dans la fureur de mots qui emporte aussi les fintechs, les bigdata et tant d'autres choses, parce qu'ici comme ailleurs s'applique la trop fameuse sentence de Tancrède Falconeri dans le Guépard, réplique culte que cite d'ailleurs Rodriguez.
Mais le brin d'audace est à l'intérieur du livre, qui traite d'abord du Bitcoin, en cette année 2017 où il y a fort à parier que bien des gens vont redécouvrir le bitcoin que des gourous désinvoltes leur avaient jadis conseillé d'oublier.
En commençant son récit par Bitcoin, non pour l'évacuer comme le font les opportunistes mais pour le montrer au coeur même des révolutions du siècle, avec notamment l'image célèbre des QR Codes brandis place Maidan, Rodriguez montre que pour lui, la révolution c'est d'abord une monnaie sans banque et sans Etat, sans censure et sans surveillance.
Au-delà de Bitcoin, nous dit Rodriguez, la révolution blockchain n’est pas un simple épiphénomène technique ou technologique de l’évolution de nos économies et de nos sociétés. Elle s’inscrit, au contraire, dans de grandes révolutions de notre temps, qui sont autant de défis pour nos modes de consommation et de vie. Le monde change autour de nous et la technologie ne fait que s’adapter aux nouvelles réalités qui nous entourent.
En clair l'auteur délaisse le chemin des contrebandiers qu'empruntent ceux pour qui la blockchain doit juste faire gagner une (généreuse mais hypothétique) poignée de milliards aux banques et automatiser leurs services titres, au détriment de la petite-bourgeoisie du middle-office. Certains consultants abondent dans le sens de leurs clients note d'ailleurs Rodriguez.
L'auteur n'élude pas l'arrière-fond de crise politique globale. Là où les juristes et économistes officiels brandissent encore leur confiance jamais expérimentalement vérifiée dans nos institutions, Rodriguez note que crises bancaires et monétaires ont non seulement montré l’essoufflement de notre modèle économique général, mais elles ont aussi interrogé la véritable souveraineté des États et de nos gouvernements face aux pouvoirs de l’argent et de la finance. Au fond, sur le modèle de la théorie du cygne noir de Nassim Taieb, ces crises à répétition nous ont fait envisager l’idée que notre modèle économique pouvait avoir une fin en soi et qu’il fallait, en conséquence, savoir envisager sa mutation à moyen terme.
De tout ce qui crée le malaise actuel, société de surveillance et dérive autoritaire, des crispations de l'ancien monde, le livre fait un exposé assez complet.
Il voit dans la blockchain le rouage essentiel d'une nouvelle économie qui re-développerait les communs de jadis, voire les re-sacraliserait. A côté de la technologie, il y a donc une communauté, essentielle. Les développeurs, les hackers, les informaticiens, les mathématiciens, mais aussi les économistes, les entrepreneurs et les politiques auront tous un rôle à jouer dans cette évolution de notre communauté, car le pari n’est pas seulement économique et politique, il est aussi technologique et social. Plus loin, l'auteur, qui donne un aperçu assez large de la culture (romanesque, cinématographique...) qui a vu naître Bitcoin, ajoute qu'au fond, la révolution blockchain a d’abord été une affaire de culture, de littérature et d’esprit avant d’être mise sur pied par des ingénieurs et des techniciens. Je ne sais si l'on peut dire avant, ou si en même temps ne conviendrait pas mieux : c'est un point de détail. Il est clair en tout cas qu'il n'y a pas, en tout cas, de "technologie blockchain" qui viendrait avant, à côté ou derrière le bitcoin.
Les puristes regretteront donc l'assertion selon laquelle Blockchain et bitcoin sont ainsi deux frères jumeaux, longtemps confondus, aujourd’hui reconnus dans toutes leurs différences. Pour moi, on le sait, le débat est du type oeuf-poule. On peut donc certains jours en faire l'économie...
La seconde partie ("Que nous apprend l'économie sur la Blockchain ? ") remet aussi le phare, dès les premières pages, sur le bitcoin.
Certes qualifié (prudence de banquier?) de "quasi-monnaie", Bitcoin permet de changer de monnaie, et Rodriguez a le mérite de ne pas nous emmener illico très au-delà du paiement comme le font tant de charlatans qui se gardent bien ainsi de parler de paiement. Pourquoi vouloir changer la monnaie ? demande-t-il. Parce qu’elle est, pour ainsi dire, le pouls d’une économie, le sang coulant dans ses veines et alimentant chacun des organes de la société, et que les récentes crises économiques ont montré que du sang neuf était plus qu’essentiel à la revitalisation du corps sociétal.
L'histoire de la monnaie est peut-être exposée trop longuement par rapport au sujet du livre. De plus, je ne peux souscrire à la présentation (très libérale) de la naissance de la monnaie à partir du troc, mais la moitié de mes amis bitcoineurs au moins adhèrent à ce mythe...
Pas davantage je ne partagerai l'enthousiasme que l'apparition du billet de banque en Chine est censé provoquer : l'auteur passe sous silence la dévaluation de 80% que représente le Zhiyuan chao de Kubilai Khan en 1287, la suspension de convertibilité en 1374 et finalement l'interdiction de ces billets par l'empereur Ming Renzong sous peine de mort au début du 15ème siècle.
Ce sont là des critiques bien marginales. Je suis plus embarrassé quand Rodriguez semble cautionner l'OPA de Menger, Mises et Hayek sur Bitcoin. OPA posthume, évidemment, et opérée par John Matonis. Il ne s'agit pas de nier une filiation évidente, mais l'idée de dénationalisation de la monnaie remonte bien avant l'école autrichienne (disons jusqu'au 14ème siècle qui fut celui d'Oresme), et la volonté de créer un "or numérique" suggère aussi d'autres filiations. Enfin le Bancor de Keynes aurait pu être mentionné.
Les explications techniques sont très accessibles, évidemment au prix d'une réelle simplification, et de l'oubli de certaines finesses qui font la beauté de l'édifice. Mais elles tendent vers une conclusion plutôt exigeante : si l’on remplace les mineurs par des entreprises qui sont autorisées à miner, si l’on remplace la multitude des apports en puissance informatique, ces systèmes diminuent d’autant leur crédibilité en termes de sécurité et d’indépendance. Ça a le goût de la blockchain, la couleur de la blockchain mais ce n’est pas de la blockchain
Enfin la dernière partie aborde les usages futurs possibles de la blockchain au regard de la double modification de l'identité et de la propriété, ce qui est un angle intéressant, de la mutation énergétique, de l'exigence sans cesse accrue de transparence dans toutes les relations et transactions, de l'évolution (annoncée par Bersini) vers une société assurantielle. Bien sûr, dans ce catalogue de promesses de haut vol, les considérations de mise à l'échelle ou d'interopérabilité restent un peu sous les nuages. Et, en dépit d'un morceau sur la "titrisation blockchain", le rapport entre actifs digitaux et actifs numériques est parfois un peu flou.
Pour finir, la politique n'est pas oubliée, et c'est là que le sous-titre prend vraiment son sens: Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance?
L'ironie perce parfois, comme lorsque Rodriguez met en face à face l'explosion du nombre de gens employés à réglementer ou surveiller la finance et le peu de résultat en terme de confiance suscitée. Même si l'on voit mal par quel moyen notre Etat sclérosé accoucherait à court terme d'une démocratie liquide (un coup d'état informatique pour nous libérer de règlements contraignants, d’usages dépassés, de relations desséchées ?) ni inversement en quoi l'organisation sur une blockchain nantaise du référendum sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes rendrait les points de vues des uns et des autres mieux réconciliables, il faut bien dire que l'enthousiasme de l'auteur, sourcé chez Don Tapscott, est sympathique.
Oui la blockchain est un chantier de pionniers civiques engagés dans de grandes transitions.
Le principal mérite, à mes yeux, de cet ouvrage touffu est de finir, comme il a commencé, sans éluder la monnaie comme point nodal des visées du protocole d'échange qu'est Bitcoin.
Commentaires
La réception de mon compte-rendu par l'auteur est en ligne ici : https://philipperodriguez.com/2017/03/11/critique-de-la-revolution-blockchain/