90 - Un rival de Mark
Par Jacques Favier le 24 juin 2019, 08:53 - de la souveraineté - Lien permanent
L'événement a pu passer inaperçu. Il est vrai que la semaine dernière le lancement de la monnaie de Facebook a bénéficié d'un exceptionnel coefficient multiplicateur, j'entends par là un ratio incroyable entre le nombre de pages de commentaires et les 12 pages du papier blanc, comme on dit. Mais tandis que nos autorités brandissaient leur sabre de bois en assurant que jamais le Mark Libre ne serait une monnaie souveraine, on se contentait d'envoyer les gendarmes contre le sieur Nicolas Mutte, coupable d'avoir imprimé, comme prince de Seborga, plus de billets qu'il n'en faudrait pour une honnête partie de Monopoly en temps de canicule, et quelques passeports qui risquent de ne jamais lui servir.
On ne va pas conter ici l'histoire officielle de la principauté de Seborga, à mes yeux l'une des plus crédibles juridiquement des micronations actuelles, même si sa résurrection tenait un peu, dans les années 1950, de la plaisanterie, comme la naissance de la République du Saugeais en 1947.
Juridiquement, elle fut aussi longtemps l'une des plus décentes parmi les micronations. Sa population n'excédait guère les 300 habitants et ses frappes monétaires quelques piécettes pour touristes et collectionneurs. Elle fournissait plutôt un sujet pour les magazines en période estivale qu'un abri pour les esprits retors.
Je n'avais fait que citer son nom dans mon billet "Terra nullius" il y a deux ans. Mais depuis quelques années, voici qu'un aristocrate normand a entrepris de se proclamer prince à distance, ou plus exactement par voie numérique, et d'user de ce titre régalien pour autre chose qu'attirer les estivants. Certes, la chose n'émeut guère qu'en Ligurie et en Normandie, où l'on s'est contenté de narrer l'interpellation sans percevoir toute la beauté de la chose.
Rappelons d'abord que s'emparer des terres d'autrui est une tradition normande. Rollon dans l'antique Neustrie (bref chez moi) en 918, les frères d'Hauteville en Sicile vers 1035 puis Guillaume le Conquérant en Angleterre en 1066, ces gens-là ne finassent guère : Dieu et mon droit. Si désormais, comme Mark Ier, on peut faire cela devant son écran, c'est bien que, comme je le dis souvent, l'espace numérique est davantage semblable à une mer qu'à une terre.
Si la principauté terrestre vend des cartes postales, des timbres et du mimosa, une principauté numérique surgit et vend un registre du commerce, des papiers d'identité et une monnaie liée au dollar. Escroquerie ou horreur du vide... On notera que le site du prince normand, ou celui de sa banque centrale ont nettement moins d' «Erreur 404» que ceux des administrations françaises. Il y a bien quelques pages «en construction» mais cela témoigne d'un bel esprit bâtisseur, non d'une navrante déshérence technologique. Dépêchez vous quand même d'aller voir cela, car les événements récents risquent d'en limiter la maintenance.
On devine aisément ce que les gendarmes reprocheront au Prince (dont le père était gendarme). De notre point de vue on lui ferait plutôt grief de son trop grand classicisme.
Non seulement « le billet de LUIGINO répond aux normes de papier de sécurité bancaire en vigueur et dispose de douze (12) sécurités » ce qui en fait un rival honorable de l'euro, mais il a un peg au dollar. Bref il est stable et fort puisqu'un Luigino vaut 6 dollars américains, ce qui inspire le respect.
Sur son caractère fully-backed les informations ne sont pas diffusées, mais après tout la loi française reconnait le secret des affaires. Il doit bien y en avoir un peu, si l'on en croit les statuts de la Banque centrale (page 3 sur 11) qui disposent que : «La Banque Centrale de la Principauté de Seborga est investie des missions fondamentales suivantes : • définir et mettre en œuvre la politique monétaire;• veiller à la stabilité du système bancaire et financier;• promouvoir le bon fonctionnement et assurer la supervision et la sécurité des systèmes de paiement ;• mettre en œuvre la politique de change de la principauté;• gérer les réserves officielles de change ».
Franchement, c'est très classique, trop peut-être : eût-il émis sa monnaie grâce à « la technologie blockchain » que, sans être accueilli à Versailles et à l'Elysée comme Mark Ier, on lui eût sans doute fichu la paix. Le tout numérique n'empêche pas de se payer un bout d'île de rêve si l'on tient vraiment à jouer les seigneurs quelque part.
Sur la qualité des papiers d'identité délivrés je ne me prononcerai pas. Mais pour avoir tenté la semaine dernière une opération d'identification en ligne en demandant à un honnête robot américain de faire le lien entre ce qu'il voyait de mon effigie via la caméra et ce qu'en laissait voir ma CNI récemment délivrée par la Start-Up Nation, je me dis que le document princier ne pourrait pas être pire, et qu'à ce titre il pourrait offrir sinon un asile politique du moins un réel secours numérique.
A-t-on affaire à un petits-bras, comme le suggère la maladroite défense mise en place par ses avocats, Maîtres William Bourdon et Vincent Brengarth, qui parlent d’une « tentative de criminalisation d’une aventure collective totalement hors-norme menée de bonne foi, étrangère à toute préoccupation monétaire »? Dans un communiqué, les deux avocats expliquent : « Les flux financiers sur lesquels ils ont été interrogés sont d’un montant dérisoire par rapport à cette aventure et sur lesquels ils ont sereinement donné toutes explications utiles. La monnaie qui a été produite pour le territoire de Seborga n’a jamais été mise en circulation et ne peut être apparentée par quiconque avec une monnaie ayant cours légal ». Je leur suggère de trouver mieux...
Ou bien a-t-on affaire à un aventurier typique de son époque ? On ne peut lire sa biographie sans avoir des picotements aux yeux du fait d'un air de déjà vu : un autodidacte (normand!) un peu chauffeur de personnalités, un peu mili et un peu mytho, aimant se faire photographier avec des chefs d'Etat africains dans des rencontres dont on saisit mal la nature, des passeports douteux. Seigneur! Qu'en auraient pensé les derniers seigneurs de Seborga, les pieux abbés de Lérins?
Ah oui, on me dit dans l'oreillette que l'abbé utilisait déjà son « Principatus Sepulcri » en 1666 pour y battre monnaie...
Pour les curieux:
- le site historique sinon «officiel» (en italien) de la «Principauté».
- un lien vers la présentation de l'affaire par FR3 Normandie