134 - Un imbécile heureux (bien sûr) quoique méfiant
Par Jacques Favier le 7 janv. 2023, 08:02 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
Nassim Nicholas Taleb vient de délivrer dans l’Express une interview à Laetitia Strauch-Bonart, par ailleurs autrice d'un De la France remarqué et dont on aurait aimé lire les commentaires.
Ce texte est publié sous un titre tout en finesse et qui malheureusement le résume bien : « Le bitcoin est un détecteur d’imbéciles ».
Comme il me paraît délicat de réserver de telles insultes à un cercle restreint d’abonnés, je mets cela à la disposition de tous.
J’enchaîne en disant que j’ai lu jadis avec beaucoup d’intérêt Le hasard sauvage. C’était en 2001 et à l’époque je n’étais pas encore imbécile mais directeur financier d’un groupe coté en Bourse qui possédait des intérêts majoritaires dans un groupe de casinos. J’étais administrateur de quatre établissements de jeux en France et cette activité, qui me déplaisait moralement, me passionnait d’un point de vue humain (« Le hasard est le plus grand romancier du monde » disait Balzac) mais aussi mathématique.
A la même époque de ma vie, j’ai donc lu les ouvrages de Louis Bachelier (Le Jeu, la Chance et le Hasard, 1914) d’Émile Borel et Jean Ville (Application de la théorie des probabilités aux jeux de hasard, 1938 ; Valeur Pratique et Philosophie des Probabilités, 1939) de Marcel Boll (La Chance et les Jeux de Hasard, 1948) de Nicolas Mandelbrot (Fractales, hasard et finance, 1997) et de Nicolas Bouleau (Martingales et Marchés Financiers, 1998). Je m’en souviens. Je suis peut-être un imbécile mais je m’applique. Je lis en prenant des notes. J'en ai conclu que pour dénoncer la finance casino
il fallait être inculte – et ignorer l'histoire des probabilités et l'histoire des mathématiques financières – ou bien politicien et incapable d'évoquer une réalité qui vous dépasse autrement que par des formules toutes faites.
J’ai donc bien aimé, revenons-y, Le hasard sauvage. J’ai moins goûté le suivant (Le Cygne noir, 2007) tant parce que M. Taleb se répétait que parce qu’il cédait un peu à la fanfaronnade. D’anciens collègues qui le connaissent (nous sommes de la même classe d’âge) m’ont semblé trouver eux-aussi que la circonférence de sa boîte crânienne avait subi l’inévitable dilatation que provoque toujours la célébrité.
Pour ce qu'il en est de Bitcoin, M. Taleb (qui préfaçait encore le livre de Saifedean Ammous en 2018) a changé d’avis à son sujet. C’est son droit. Mais l'imbécile que je suis se souviens qu'il avait salué dans le CR dudit livre cette préface remplacée dans le seconde édition par un mot de M. Saylor. Mais comme je possède l'édition collector, et à titre de cadeau à mes lecteurs imbéciles, je l'accroche ici et en commentaires aussi.
Comme on a pu le voir avec Jean-Paul Delahaye, qui lui aussi a renié son enthousiasme adolescent pour Bitcoin quoique pour d'autres raisons me semble-t-il, on voit dans la prose des born-again à la monnaie fiat un peu du célèbre « courbe toi fier Sicambre, brûle ce que tu as adoré » et naturellement – comme dans la formule du baptême de Clovis – « adore ce que tu as brûlé ».
Bref convertis ou renégats, ils en font trop, c’est bien connu ! L'amusant est qu'une bonne explication en fut donnée d'avance par M. Taleb quand il jouait au sage antique dans son Lit de Procuste : La personne que l’on a le plus peur de contredire, c’est soi-même
.
Quoiqu’ayant également changé d’avis sur le sujet – mais en 2014, après avoir « expédié » Bitcoin d’un haussement d’épaules à deux reprises en 2013 – je ne vais pas tomber dans le ridicule inverse. Ma formation d’historien me conduit à penser qu’il y a du vrai dans ce que dit M. Taleb quand il raisonne sur le temps long (« nous ne sommes pas sûrs des intérêts, des mentalités et des préférences des générations futures ») ; mais il y a aussi du faux quand il écrit que « l’échec total du bitcoin à devenir une monnaie a été masqué par l’inflation de sa valeur » car celle-ci est loin d’avoir été constante. Bitcoin, on le sait, a été enterré plus de 450 fois. Et il a déjà survécu à de singulières chutes de sa valeur ! Il est donc bien hasardeux de l’enterrer encore une fois.
L’argument de l’inflation n’est évidemment pas dénué de pertinence. Comme dans l’expérience classique du ballon qui gonfle quand on fait le vide dans la cloche où on l’a installé, la petite vessie de Bitcoin s'est dilatée dans un bocal qui était en apparence rempli à l’extrême de monnaie fiat, mais cette abondance créée ex nihilo était une sorte de vide. Bitcoin dégonfle maintenant. Mais on ne va décerner à personne un « Nobel » pour une si mince découverte. En fait de surprise, la mienne n’est pas de voir que Bitcoin ne « couvre » pas un portefeuille du risque de l’inflation mais que M. Taleb a pu croire fût-ce un instant, comme il l'avoue, à une promesse non formulée. Bitcoin n’a jamais été une put-option.
Puis, ayant piétiné toutes les banalités, il entre résolument en territoire de sottise. Passons sur le sens civique des banques centrales (« adore ce que tu as brûlé ») et arrêtons-nous sur le « vice générationnel ». De nouveau, M. Taleb et moi ne sommes plus des lapereaux de l’année (à dire vrai je pourrais même être son aîné). Mais là, non. Non licet. Qu’il y ait des jeunes idiots on le sait. Là non-plus, la découverte ne lui vaudra pas le Nobel (de médecine). Que les jeunes n'aient pas tous pris le temps de lire de bons livres d'histoire et de mathématique c'est évident. Mais en matière de savoir historique, il y a aussi de vieux incultes et pas mal de vieux manipulateurs. Ils ont même des chaînes de télévision en continu pour tenir leur échoppe. La moitié de la narration historique qui enveloppe l'état honteux de l'ordre financier international est fausse, l'autre moitié est biaisée.
Et puis moquer les jeunes twittos pour avouer dans la même phrase qu’on se chamaille comme un gosse avec eux et qu’on dresse des bots à les bloquer (avant de pleurer parce qu’Elon Musk vous vire) est risible. C’est proprement retomber en enfance.
La suite est moins amusante. Je me reconnais mal, je ne reconnais pas mes amis du Cercle du Coin et je ne crois pas que les convives des Repas du Coin se reconnaîtraient dans sa description de sceptiques du Covid (j’ai mes 4 doses, docteur) de climato-sceptiques (il y en a en revanche et en haut lieu dans l’appareil d’un État condamné pour inaction en la matière) de soutiens de Poutine ou de quelques autres despotes (je n’en dirais pas autant de tous les politiciens) ou de carnivores radicaux.
Mes amis bitcoineurs sont, pour une large majorité d’entre eux, vaccinés. Une bonne part des non vaccinés de ma connaissance n’ont en revanche aucune idée de Bitcoin : ce qui les singularise plutôt à mes yeux est leur inscription sociale, plus enviable qu’on ne pourrait le penser. Je suis certain que M. Taleb a des amis non vaccinés et non bitcoineurs. Bref on peut être riche, diplômé et un peu parano sur ces questions-là, dont la gestion n'a pas non plus été un chef d'œuvre de clarté et d'efficacité.
M. Taleb me laisse penser que j'ai un bagage scientifique insuffisant. Je l'admets bien volontiers et je le regrette. Je me soigne, sur cela aussi. Mais qui peut s'estimer satisfait en la matière ? Monsieur Taleb ?
M. Taleb (qui pour cela est resté très seventies) me laisse penser que je suis au moins à moitié facho. Pour le dire tout crûment : oui j’ai – en bitcoinie et dans le reste de ma vie – des amis de droite et pour certains sans doute « de la droite de la droite » comme on dit maintenant ; mais aussi de gauche, et pour certains de la vraie gauche, pas la molle qui sert de pathétique supplétive aux forces de l'ordre.
M. Taleb, au fond, malgré ses airs de dandy humaniste, reste un trader et un matheux : il est sans doute plus à son aise devant son écran qu’avec les gens, qu'il ne peut traiter avec simplicité. Il décrit la communauté comme un cluster : il ne l’a jamais fréquentée autrement qu'in silico. Relisez-le donc : « être sur Twitter, c’est comme aller dans un café qui réunit toute la population et que vous ne savez pas lequel est un imbécile et lequel est professeur de médecine. En général, quand on va dans un vrai café, on sait si on est au PMU ou aux Deux Magots. Twitter c’est la pagaille, le mélange. Vous vous retrouvez avec Einstein à votre gauche et un routier à votre droite qui commentent la politique du FMI ou discutent de savoir si les gens de Davos essaient de mettre des puces dans nos cerveaux... ».
Je suis bien désolé mais si l’on n’est pas volontairement idiot, on fait aisément le tri même en ligne. L’orthographe et le style (ne s'exerce-t-il que sur 140 signes) donnent des premières indications. L’affichage des autres messages permet de trancher si tel ou tel interlocuteur a été maladroit dans la forme ou s’il est constamment dément dans le fond. Le bon sens aide à faire le ménage, sauf à manquer d’instruction soi-même. Enfin, savoir ce que pensent les gens moins formés que soi n’est pas forcément sans intérêt quand on prétend à une parole publique. Si l'on veut échanger courtoisement il y a des lieux pour cela et pour ceux qui ne craignent pas le choc avec des cerveaux qui auraient la puissance de feu de celui d'Einstein, il est un peu simplet d'aller les chercher en cliquant.
Pour le reste, sa théorie des trois groupes de gens, dont seuls ceux « qui ont un cerveau et se placent vaguement au centre » seraient sensés est une platitude prudhommesque dans sa forme et dangereuse dans le fond.
M.Taleb met dans le même sac l’outrance verbale de l’extrême droite à la Zemmour (il ne semble pourtant pas étranger lui-même à une forme très clivante de rhétorique) et les arnaques dites nigérianes avec l’argumentaire de Bitcoin. Comme si la confusion de tout et de n'importe quoi n’était pas justement à la base de la rhétorique de ce Café du Commerce
dont il se croit autorisé à se gausser.
Bitcoin fonctionne-t-il vraiment comme la bague de Râ ou le bracelet magnétique en cuivre : un aimant pour les idiots ?
Cela peut être le cas. Ça s'est déjà vu dans l'Histoire et les gens intelligents ne sont pas forcément immunisés. Les promesses d’enrichissement rapides, via la crypto ou par le loto, se valent toutes, même si curieusement nul tribun ne dénonce les secondes alors que les loteries dépassent désormais allègrement les 200 millions. Les espérances millénaristes des bigots, des fachos, des gauchos ou des cryptos se ressemblent fatalement quelque peu. Les idiots aiment les promesses comme les enfants aiment le sucre. So what?
Il y a curieusement une promesse (sans sucre) que M. Taleb ne relève pas et donc un angle d’attaque qui reste mort dans sa diatribe.
Cet homme satisfait d’être « vaguement au centre » n’évoque pas Bitcoin comme une protection possible contre un futur dystopique. Dans celui imaginé par Margareth Atwood on voyait bien que le contrôle de l'État sur la monnaie est une faille dans nos libertés. Or la formule « police d’assurance contre un futur orwellien » est ... de M. Taleb lui-même dans sa préface à Ammous !
Simplement... ce n'est plus son problème. C'est déjà exactement ce que j'avais noté dans le cas de Jean-Paul Delahaye. C'est une caractéristique de ce qui se passe en face. Pour eux, tout va bien.
Regardons donc en face.
- Une inflation que ne pouvait pas prédire un président de la République pourtant inspecteur des Finances et dont un patronne de Banque Centrale ose dire qu'elle est « pretty much come about from nowhere », des banques centrales balbutiant durant des années de pitoyables et effrayantes copies de cryptomonnaies pétries de mauvaises intentions (lire Snowden).
- Mais aussi des banques commerciales rongées par l’inefficience, une lutte anti-blanchiment « au premier euro » devenue sa propre finalité (parce que la came, elle, circule de mieux en mieux), des transactions de plus en plus surveillées, contrôlées ou restreintes, une régulation partout exercée par d’anciens ou de futurs acteurs et pas forcément les moins douteux, le mélange des intérêts privés aux affaires publiques jusqu'au sommet de l'État.
- Mais encore des économistes qui se présentent comme de sages universitaires mais qui sont tous stipendiés…
Tout cela, qu’il faut bien désigner comme un système (au risque d’être moqué comme complotiste) et que notre télévision désignerait comme un régime s’il n’était pas au cœur de notre propre État... tout cela a-t-il encore des leçons de quoi que ce soit à donner ?
J’ai travaillé dans une banque, quelques années, il y a quelques décennies. J’y ai conservé des amis. D’autres amis rencontrés ailleurs sont également banquiers, à des niveaux divers. Franchement parlant, je ne leur trouve pas un moral de fer et j’y songe à chaque fois qu’il est question dans la presse de bitcoineurs brisés ou suicidaires. Le moral de la communauté, sa résilience, son humour aussi, ne sont pas ceux d’une secte.
Mon sentiment est le suivant : bien sûr, j’ai croisé depuis 2014 quelques solides idiots. Ici, comme ailleurs. Malicieusement j’ajouterais volontiers (à usage interne) qu’ils sont sans doute plus nombreux chez les shitcoineurs que chez les OG du canal historique. J’ai aussi eu la joie de fréquenter des gens originaux, profonds et intéressants.
Et au total, si je ne conservais qu’une seule raison de trouver que Bitcoin n’est pas une connerie (pour parler français) c’est que la littérature des bitcoineurs (même avec ses outrances et ses naïvetés) est infiniment plus intelligente et stimulante que les rengaines rances qu’on leur oppose, les intimidations paternalistes (« n’y touchez pas » comme disait une dame de la Banque de France qui fait encore rire), les fresques historiques foireuses dont j’ai parlé dans mon petit livre La monnaie à pétales, les cours de philosophie aristotélicienne réduite à trois bullet points, le tout ponctué de menaces à peine voilées, de citations méprisantes de Rockefeller contre son chauffeur et assaisonné de rires idiots (« c’est une folie complète ce truc »).
Eppur si muove.
Commentaires
Très stimulant. Et toujours cette plume hautement littéraire, sur laquelle l'hystérie subjective de ceux qui s'échinent à contester les évidences n'a pas de prise. Merci.
R. P.
Oui merci Jacques de votre billet et de votre mesure.
Je m'interroge quand même sur cette tendance à désigner comme complotiste toute proposition non alignée. Et qu'une personnalité « contrariante »/ non alignée elle même comme Nassim Taleb dénigre aussi fortement une proposition comme le bitcoin est encore plus étonnant. Je me disais « mais quelle mouche l'a piqué ? ». Mais bon ok.
A ce propos, j'avais beaucoup aimé une réflexion d'Idriss Aberkane, expliquant que dans toute personne il y a des points intéressants à prendre et d autres sur lequels on sera en désaccord (et possiblement très largement). Il avait en tête Jacques Attali je crois.
Au delà des personnes je pense qu'il en va de même des systèmes. C'est pour cela que la nuance est importante. Malheureusement il semble que notre monde a minima occidental soit de plus en plus en voie de polarisation. C'est un péril assez grand pour moi.
Au plaisir de vous lire.
La préface de M. Taleb pour Saifedean Ammous était de qualité. Comme je l'ai dit à l'époque, c'est un peu ce texte qui m'avait incité à lire l'ouvrage tout entier et à en rendre compte. Il prend aujourd'hui une autre saveur et mérite donc une nouvelle lecture !
On trouvera ce texte ici :
http://blog.lavoiedubitcoin.info/public/Taleb/la_preface_satanique.pdf . On se demande si Madame Strauch-Bonart, qui est une personne fort cultivée (une camarade normalienne, même) avait eu le temps de lire ce texte, et si sa lecture ne l'aurait pas amenée à des questions plus piquantes.
La lecture de cette préface ne devrait pas contredire ma conclusion : les textes en faveur de Bitcoin sont plus intelligents que les réquisitoires contre lui. M. Taleb a réussi à le prouver en jouant une mi-temps dans chaque camp et en réalisant un écart spectaculaire.
« Adore ce que tu as brûlé »
Je respecte le point de vue de N. Taleb quand bien même ses sorties sur twitter sont assez brutales. Et je trouve que rien dans cet article récent ne contredit sa préface de 2018.
Bitcoin est une monnaie pour certains (El Salvador) et pas pour d'autres.
Bitcoin est une réserve de valeur pour certains et pas pour d'autres (ceux qui ont achetés à 60K).
Il est un hedge contre un pouvoir autocratique/un système bancaire suspect (Liban, Iran ?) et pas pour d'autres.
Etc…
On peut continuer comme ça encore longtemps.
Je pousserai même le raisonnement jusqu'à dire qu'il est nécessaire d'avoir des critiques intellectuellement intéressantes plutôt que des balayements de mains dédaigneux révélant plus d’une incompréhension de l'innovation technologie que d’une réelle conviction.
Je ferais par contre remarquer à N. Taleb, qu'à ce jour Bitcoin (le réseau) semble plutôt bien incarner le concept d'anti-fragilité que Taleb lui-même a théorisé. Ironie ?
J’attends donc le prochain retournement de veste. C'est la moindre des choses à attendre de la part d'un provocateur de ce type.