8 - Une monnaie de Fantasy ?
Par Jacques Favier le 7 sept. 2014, 10:23 - de la nature philosophique de Bitcoin - Lien permanent
Un rien de Fantasy ne nuit pas à la réflexion financière.
Tous les adolescents adorent cela et l'avenir leur appartient.
Il y a, dans les cultissimes Annales du Disque Monde, un épisode qui aborde de loin la chose: Monnayé, dont le titre est plus explicite en langue anglaise.
Au moment d'être pendu (ou quelque chose comme ça) l'ancien escroc Moite von Lipwig, a dû accepter l'offre du seigneur Vétérini, tyran d’Ankh-Morpork, de devenir ministre des Postes. Puis il plait au tyran de lui proposer un nouveau métier. Comment refuser? D'ailleurs, qui ne voudrait diriger l’Hôtel des monnaies et la Banque voisine ?
Et même dans un monde enchanté, l'invention du papier monnaie gagé sur de la dette (la monnaie IOU) ne se fait pas sans laisser un vieux fonds de doute à certains, comme on le voit dans l'épisode que je cite parce que je le trouve amusant, avant de tenter une ouverture plus sérieuse vers Bitcoin.
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On examina les billets avec grand soin et on en discuta sérieusement.
- C’est juste une reconnaissance de dette, comme un pense-bête, en fait.
- D’accord, seulement… et si on a besoin de l’argent ?
- Mais, corrige-moi si je me trompe, est-ce qu’une reconnaissance de dette ce n’est pas de l’argent ?
- D’accord, alors qui te le doit ?
- Euh…Jean, là, parce … Non, minute,… c’est ça l’argent, d’accord ?
Moite souriait tandis que la discussion allait et venait tant bien que mal. De nouvelles théories financières poussaient là comme des champignons, dans le noir et sur des foutaises en guise de crottin.
Mais c’étaient des hommes qui comptaient le moindre sous et dormaient la nuit avec sur caisse sous le lit. Ils pesaient farine, raisins secs et vermicelle, les yeux fixés d’un air féroce sur l’index de la balance, parce que c’étaient des hommes qui vivaient de petites marges. S’il parvenait à leur faire admettre l’idée du papier-monnaie, alors il serait pour ainsi dire sauvé des eaux, peut-être pas complètement sec, mais au moins seulement Moite.
- Vous croyez donc que ces billets pourraient marcher ? demanda-t-il durant une accalmie.
Le consensus fut que, oui, ils pourraient marcher, mais qu’ils devraient avoir plus d’ allure, comme le déclara Chicos Pigouille : « Vous savez, avec davantage de lettres chic, tout ça ».
Moitte en convint et tendit un billet à chacun en souvenir. Ça le valait bien.
- Et si ça tourne en eau de youplà, dit monsieur Proust, vous avez toujours l’or, pas vrai ? enfermé en bas dans la cave ?
- Ah oui, il faut que vous ayez l’or, confirma monsieur Binard.
Un chœur de murmures approbateurs suivit, et Moite sentit son moral s’effondrer.
- Mais on avait tous admis que vous n’aviez pas besoin de l’or, il me semble, non ? dit-il. En réalité, ils n’avaient rien admis de tel, mais ça valait le coup d’essayer.
- Ah oui, mais il faut qu’il soit quelque part, répliqua monsieur Binard. - Comme ça la banque reste honnête » asséna monsieur Pigouille du ton assuré qui est la marque de fabrique de l’être le mieux informé qui soit, le client du Café du Commerce.
- Mais je croyais que vous aviez compris, s’étonna Moite. Vous n’avez pas besoin de l’or !
- D’accord, monsieur, d’accord, fit Pigouille d’un ton apaisant. Tant qu’il est là.
- Euh… est-ce que vous sauriez par hasard pourquoi il faut qu’il soit là ?
- Comme ça la banque reste honnête, répliqua Pigouille en partant du principe qu’on arrive à la vérité par la répétition.
Et c’était le sentiment de la rue du Dixième-Œuf, que confirmèrent les hochements de tête des commerçants assemblés. Tant que l’or se trouvait quelque part, la banque restait honnête et tout allait bien.
Moite avait honte de lui devant une telle confiance. Si l’or se trouvait quelque part, les hérons ne mangeraient pas les grenouilles non plus. Mais il n’existe en réalité aucun pouvoir au monde capable d’assurer l’honnêteté d’une banque qui ne tient pas à rester honnête.
* * * *
Quel enseignement dans ce petit texte, pour notre belle jeunesse?
Cela paraît trivial, mais ce roman, écrit trente ans après les accords de la Jamaïque et pour une génération qui n'a pas la moindre idée d'un étalon or, montre que l'abandon de toute référence à un actif tangible reste un gros problème intellectuel, mâtiné de scandale moral.
À la génération des digital natives, le système des changes flottants pourrait bien n'apparaître que comme une foutaise de papier, simplet et finalement... assez permissif. Le bitcoin n'est ni plus ni moins coté en dollar que l'euro. So, wtf comme ils disent ?
Mais il ya autre chose : à ceux qui fréquentent des adolescents, il arrive parfois de.. ne pas comprendre les raisonnements des amateurs de Fantasy. C'est un indice ! Ailleurs dans le roman, c'est le tyran lui-même qui nous donne à réfléchir, dans la liaison parfaitement légitime pour lui qu'il établit entre diriger la Ville et diriger sa Banque :
« Ceux qui comprennent la banque l’ont amenée à sa situation actuelle. dit Vétérini. Et moi, je ne suis pas devenu le dirigeant d’Ankh-Morpok en comprenant la ville. Comme la banque, la ville est facile à comprendre, c’en est déprimant. Je suis resté dirigeant en amenant la ville à me comprendre, moi. »
Bitcoin est mentalement étranger à la génération des dirigeants bons élèves (ceux qui attendaient leur bonne note de l'autorité d'un maître qualifié) mais adéquat à celle du like sur Facebook et du scoring communautaire. Avec Bitcoin, cette génération qui n'est plus Y mais ฿ pourrait bien prendre le pouvoir non en comprenant le vieux monde mais en lui imposant plus qu'une monnaie : sa logique.
C'est bien la caractéristique de Bitcoin : forcer tout le monde (utilisateurs, intermédiaires financiers, autorité de régulation) à repenser la valeur, l'échange, le paiement, la richesse peut-être.