57 - La Boucle (le temps, c'est de l'argent)

Time is money. Le mot célèbre de Benjamin Franklin courait semble-t-il les rues depuis le grec Antiphon, qui aurait dit le même chose avant de mourir exécuté en -410, ce qui est en somme une façon de faire faillite.

Le problème c'est que chacun formule cette analogie dans un contexte et un propos bien différents. Le libertaire hédoniste antique trouvait sans doute stupide de perdre un temps compté à travailler dans une vaine quête de fortune ou d'honneurs. Mais son mot (*) est rapporté par un historien dissertant cinq siècles plus tard au sujet d'une perte de temps fatale à l'action. Enfin l'américain modeste, tôt mis au travail, trouvait impie de perdre à ne rien faire une heure qui pouvait être consacrée au négoce. Aucun des trois ne parlait évidemment du travail de l'argent, travail qui consiste essentiellement, au grand scandale des moralistes, à attendre l'échéance en regardant passer le temps.

la clepsydre de karnakOn évoque classiquement ce que l'on doit à nos ancêtres babyloniens, qui conçurent en regardant le ciel le temps cyclique, celui que l'on retrouverait. Les Égyptiens, eux, regardaient couler dans leurs clepsydres le temps que l'on perd. Et ce n'est pas pour rien que l'on parle d'argent liquide. Il file entre les doigts comme le temps dans la clepsydre.

Mais depuis les Grecs, et même depuis les Lumières, le temps et l'argent ont tous deux changé de nature. Que faire aujourd'hui du lieu commun métaphorique de Franklin?

Au commencement, l'argent, valeur intrinsèque et concrète qu'en français on désigne par le nom d'un métal précieux mais par essence stérile, ne pouvait guère croître en faisant travailler le temps, qui n'appartient qu'à Dieu. Il pouvait cependant s'amasser avec le temps de travail de l'homme. Ainsi accumulé il devenait une potentialité dans le temps à venir, la célèbre liberté frappée de Dostoïevski.

Certes, dans leurs échoppes, de vils usuriers le prêtaient contre d'impies intérêts. Au bout de quelques générations ils furent nobles, fournissant aux rois crédits et maitresses puis, au prix de quelques victimes collatérales, survécurent aux révolutions et s'installèrent au pouvoir. Au bout du compte, l'argent aujourd'hui n'est plus que ce qu'on leur doit à eux.

Le voleur de tempsUn économiste espagnol, spécialiste de l'innovation, et qui est aussi romancier, Fernando Trias de Bes, a publié en 2006 une satire amusante à ce sujet. Le héros ne travaille essentiellement que pour payer les intérêts de ses emprunts. Il a un jour l'idée de vendre du temps. Son entreprise devient florissante, mais si les gens achètent du temps c'est pour ne rien faire... et l'économie ne tourne plus. Il faut légiférer...

Sans me vanter, j'y avais songé moi-même 20 ans plus tôt (*) dans un scenario où c'était l'État lui-même qui prenait cette initiative. Pour le reste, je renvoie à mon billet sur le livre de Maurizio Lazzarato Gouverner par la Dette.

Et le temps ?

time machineEn assénant régulièrement que le temps n'existe pas ou que son écoulement est une illusion, le physicien Thibault Damour provoque des polémiques diverses (*). Le temps, tel qu'en parle Etienne Klein (*) échappe au langage, à la philosophie et à la mathématique. Mais il ne semble pas perturber les financiers.

À ma connaissance, nul débiteur ne l'a invoqué pour contester le bien-fondé des intérêts dus. Au demeurant le temps des banques est spécifique, purement conventionnel. Ses unités sont contractuelles, les années n'y ont que 360 jours et le mot jour fait l'objet de longues dispositions.

Personne n'a réussi à remonter dans le temps ( j'y reviens dans un instant) pour rembourser moins que le nominal.

Le bitcoin est une monnaie qui entretient une relation bien plus complexe avec une temporalité elle-même spécifique.

C'était par une réflexion proprement « chronologique » que Bayer, Haber et Stornetta en étaient arrivés en 1993 à construire un horodatage numérique intrinsèque : « pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de rapporter des événements qui n’auraient pu être prédits avant qu’ils ne soient arrivés. Pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de provoquer un événement suscité par ce document et qui puisse être constaté par des tiers. » Le vieux sophisme post hoc ergo propter hoc trouvait enfin un fondement technique.

La succession linéaire des blocs a suscité le premier temps universel propre au cyberespace, ou du moins sa première chronologie. L'historique de la Blockchain est en effet certain et irréversible, mais surtout il est autonome. Même si l'on trouve un peu partout qu'un nouveau bloc est validé toutes les 10 minutes environ, le tic-tac de cette montre n'est pas ajusté sur la rotation de la terre ou les oscillations de l'atome de cesium.

out of time

De plus ce tic-tac irrégulier ne suit pas ce que les mathématiciens appellent une loi normale mais une loi exponentielle, comme celle qui régit les passages du bus. C’est une loi qui modélise la durée de vie d'un phénomène sans mémoire, sans vieillissement et sans usure, d’un phénomène pour lequel le fait qu’il ait déjà duré un certain temps jusqu’au temps t ne change rien à son espérance de durée à partir du temps t.

Le temps de la blockchain sous le principe d'incertitude

Dans une étude (*) réservée aux lecteurs férus de science, le mathématicien Ricardo Perez-Marco commence par rappeler le statut du temps dans la mécanique quantique, et la part de mystère ou de controverse qui l'entoure encore. Ensuite il note que le temps de la blockchain est un temps spécifique (toute référence à un temps exogène violerait en effet le principe de décentralisation) mais qu'il est fonction d'une donnée exogène : l'énergie consacrée au hash. À tout moment on a une incertitude sur ∆E, et finalement une équation ∆E = k.H (où H est le hashrate). Par là, c'est le principe d'incertitude de Heisenberg qui pointe le bout de son nez. Car on a un système de type ∆E.∆t∼ħ0 où la constante de Planck réduite, ħ0, est fonction de la difficulté du moment.

bitcoin et le tempsNous voilà bien! Comme dit l'ami Cyril Grunspan, ça laisse songeur...

Ce que ne dit par le mathématicien, c'est que quelque part il doit y avoir une corrélation, voire une équation que je suis bien incapable de proposer (d'autant que la difficulté et la récompense sont deux valeurs discrètes) entre la difficulté, donc le temps, et la valeur de la récompense, donc le cours du bitcoin. Le temps c'est de l'argent.

Comment l'argent lui-même voyagerait-il dans le temps ?

Les gestionnaires de (grosses) fortunes peuvent parfois envisager des placements sur des échéances dépassant sensiblement l'espérance de vie humaine. Ils ne devraient pas tarder à venir à Bitcoin.

Il y a eu une expérience concrète de voyage dans le temps : lorsque les pays de l'Est ont entrepris dans les années 90 de restituer les biens confisqués à la fin des années 40. Ceux qui retrouvèrent des forets ou des immeubles s'en trouvèrent mieux que ceux qui avaient perdu des actions ou des comptes en banque. Cela a-t-il fait l'objet d'études ?

Un film de science-fiction très malin et considéré comme un modèle, Looper livre une réponse très simple (et bien peu techno !) à la question de savoir en quel argent un être du futur pourrait nous payer aujourd'hui : en lingots d'argent. Sans banque et sans État.

l'argent des loopers

Dans Looper, des tueurs à gage reçoivent, d'un futur dans lequel la surveillance électronique a rendu le meurtre un peu difficile, des victimes ligotées portant quelques lingots d'argent cousus dans leur camisole. S'ils trouvent des lingots d'or, c'est que ...

Le mot looper vient du mot anglais qui désigne une boucle. Les boucles s'imposent fatalement aux scénaristes de voyages dans le temps. Souvent, un rien de quantique et un soupçon d'univers jumeaux ou parallèles permettent de trouver des solutions cosmétiques. Évidemment la boucle concerne ici d'abord le destin du tueur lui-même. Mais la circulation de l'argent y forme aussi une curieuse figure.

Je renvoie en revanche à un commentaire savant (en anglais) sur les raisons du choix de l'instrument de paiement. Cela nécessiterait un billet entier.

vers le futurAu grand désespoir du geek adepte du Bitcoin et de la SF, et même si Bitcoin est beaucoup plus proche d'un métal précieux que d'un bout de papier fiduciaire ou d'une écriture dans une banque, il est clair que la chronologie intrinsèque de la blockchain interdirait un tel paiement vers le passé et que la solution de Looper est bien plus crédible !

Consolons-nous de cette frustration sans grande conséquence pratique :

Bitcoin, qui permet des paiements aisés vers le futur lointain, est une monnaie d'à-venir !






Pour aller plus loin :

  • Tous les sites américains renvoient de Franklin (in Advice to a young tradesman) à Antiphon. Ensuite, c'est une autre histoire. Le mot du sophiste devait déjà être un lieu commun dans l'antiquité, car on ne le trouve que de seconde main, dans le chapitre 28 de la vie d'Antoine par Plutarque, dans lequel l'historien trouve navrant que le héros à la tête de linotte se soit laissé entraîner par Cléopâtre à Alexandrie, où il dépensa, dans l’oisiveté, dans les plaisirs et dans des voluptés indignes de son âge, la chose la plus précieuse à l’homme au jugement d’Antiphon, le temps. Pour mon ami Adli Takkal Bataille : οἴχεσθαι φερόμενον ὑπ' αὐτῆς εἰς Ἀλεξάνδρειαν ἐκεῖ δὲ μειρακίου σχολὴν ἄγοντος διατριβαῖς καὶ παιδιαῖς χρώμενον, ἀναλίσκειν καὶ καθηδυπαθεῖν τὸ πολυτελέστατον ὡς Ἀντιφῶν εἶπεν ἀνάλωμα,τὸν χρόνον. Le mot ἀνάλωμα signifie "dépense, perte" et il est explicité par πολυτελέστατον, qui signifie "très coûteuse".
  • Le bon temps, ma petite nouvelle datant de 1986 sur le principe de la vente de temps.
  • Un article sur Thaibault Damour et une polémique riche en invectives dans les commentaires
  • L'article cité de Ricardo Perez-Marco sur le temps de la Blockchain et le principe d'incertitude d'Heisenberg
  • J'ajoute après publication la présentation filmée d'un cours d'Etienne Klein suggérée par un de mes lecteurs : le temps entre le piège du philosophe pour qui le problème aurait été résolu par tel ou tel philosophe et l'illusion du taupin pour qui le temps est la variable t.

Commentaires

1. Le 19 févr. 2017, 22:52 par Ricardo Perez-Marco
Mon cher Jacques,
Bien sûr que le temps est de l'argent! Et l'équation est fort simple en variables propres au réseau Bitcoin :  1 unité de temps blockchain = 12.5 BTC
Amitiés, Ricardo
PS: En variables exogènes : 1 unité de temps blockchain = valeur en euros de l'énergie consomée pour valider un block (=hashrate x 10 min x coût énergétique d'un hash)
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La première est d'une désarmante simplicité ! C'est comme l'oeuf de Christophe Colomb : j' aurais dû y songer ..
Jacques

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