106 - Un bon croquis, vraiment ?
Par Jacques Favier le 26 févr. 2021, 18:29 - des leçons de l'histoire - Lien permanent
« Méfiez-vous des citations que vous trouverez sur Internet, disait Napoléon ; il est bien incertain de savoir si elles sont authentiques ». A dire le vrai, la fonction magique copier-coller n'a fait qu'empirer une situation qui n'était déjà guère transparente auparavant. Mais pour en rester à Internet et à l'empereur, un mot vient à l'esprit, celui selon lequel « un bon croquis vaut mieux qu'un long discours ».
Parce qu'en matière de tir médiatique (ou politique) contre Bitcoin, quand on a épuisé les boutades, il se fait un emploi massif de petits dessins, notamment la « courbe de la bulle » dans laquelle par une coquetterie pédante on tente d'inscrire pour faire bon poids la « courbe de la tulipe ».
Que valent ces dessins ? Et d'une manière générale, que valent ces « bons croquis » ?
Même le professeur Tulard, qui connaît la vie de son héros minute par minute, parle de « la formule qu'on lui prête » et sans l'écrire (par crainte qu'on ne la trouve finalement dans la marge d'un livre ou sur un papier gribouillé sur un champ de bataille) laisse entendre qu'elle a été forgée. Napoléon était grand écrivain, et de Brienne à Sainte-Hélène, notoirement très gros lecteur.
Qu'importe ! Elle est fort pratique, l'histoire du bon croquis, pour légitimer l'emploi massif de PowerPoint, ce logiciel qui rend stupide, pour citer James Mattis lequel était général lui aussi, et pour faire passer de simples infographies pour des arguments étayés.
Sans chercher à savoir si l'année 2021 doit ou non être marquée par une correction, je suis donc revenu sur ce qui se disait, s'écrivait et se dessinait en 2017-2018.
À cette époque, comme après chaque correction du cours du bitcoin, on vit ainsi circuler comme un virus, non seulement sur les réseaux sociaux mais jusque dans la presse réputée sérieuse et dans les argumentaires institutionnels, une « courbe des bulles » censée les résumer toutes et dans laquelle il suffisait d'inscrire celle du prix de marché de Bitcoin, pour pouvoir conclure, comme Philipe Waechter, chef économiste chez Natixis AM, l'écrivait crûment le 29 décembre 2017 dernier jour ouvré de l'année : « le bitcoin a l’allure d’une bulle et c’est tout ». Notez bien son expression : l'allure suffit.
Dans le cas de Bitcoin, on faisait d'une bulle deux coups : ça ne vaut rien, parce qu'à l'intérieur de cette bulle-là, il n'y a même pas du bon béton à classe moyenne ou de bonnes dettes bien hachées menu, non : que du vent on vous dit ! Il n'y a rien à comprendre, l'affaire est expédiée. Puisque comme le disait finement le même 29 décembre un journaliste vedette « c'est une folie complète ce truc », cinq lettres et une courbe suffisent amplement à le décrire, et à la faire éclater, la bulle ! Après quoi on peut réveillonner la conscience professionnelle en paix.
Il faut commencer par avouer qu'en effet les cours de Bitcoin ont sur les 6 mois charnières de 2017 et 2018, évolué d'une façon assez proche de ce qu'annonçait la courbe en question. Il suffisait d'ajuster des échelles appropriées, comme le fit en mars 2018 le Fiti.
Il semblait alors difficile de refuser la force d'une telle évidence, d'autant que la courbe, continuait jour après jours à retracer le modèle et que, indéfiniment répétée, elle finissait par se transformer en icone. On eût risqué de justifier ce que m'écrivait quelqu'un, à savoir que « mettre en balance sa crédibilité face à un marché est une erreur de jeune trader ». N'étant ni jeune ni trader, je gardais pour moi mes doutes et poursuivais ma réflexion dans mon petit coin.
Après l'idée que le marché a toujours raison, s'imposait donc l'idée que le graphique a toujours raison. Bien sûr, comme me l'écrivit un correspondant, il ne fallait pas « lire la courbe au 1er degré : elle n’a rien d’officielle, ne correspond à aucune vérité imposée par une quelconque Pravda capitaliste ». Mais dans la pratique elle servait bel et bien et sert toujours de chartism for dummies. J'ai lu à l'époque un commentaire disant : « Ce graphique s'applique parfaitement à TOUS les marchés et à TOUS les actifs ». Cette pompeuse sottise était signée d'un monsieur qui était consultant en études thermiques et énergétiques pour l'expertise judiciaire... A ce niveau, on peut parler de foi du charbonnier : on a presque peur de faire de la peine en ergotant contre la vérité révélée.
Je fis donc sur cette vérité révélée des recherches que j'ai reprises récemment au fur et à mesure que se profilait un nouvel épisode critique. Je ne fais évidemment aucune prophétie sur le cours du bitcoin à l'horizon d'une année. Critiquer l'idée que ce cours formât en 2017 ou forme en 2021 une bulle (ou que l'existence d'une bulle fût alors ou soit aujourd'hui prouvable par la simple juxtaposition de petits dessins) ne vise absolument pas à minimiser le risque inhérent à l'investissement dans un objet numérique encore très jeune, même en 2021, dont le prix de marché peut aussi bien connaître à court terme de vives hausses que de vives baisses et cela pour un large éventail de raisons possibles. Bref réfuter les petits croquis n'est pas une incitation à la paresse intellectuelle, mais une incitation aux lectures sérieuses !
La courbe que la doxa impose comme résumant toutes les bulles de tous les temps et de tous les actifs a, historiquement, été tracée en 2006 par M. Jean-Paul Rodrigue, un universitaire canadien spécialiste de la géographie des transports. Enseignant à l'université Hofstra (NY) depuis 1999, il avait publié en l'an 2000 un ouvrage consacré à L'espace économique mondial : les économies avancées et la mondialisation remarqué et primé. Sa page sur le site de Hofstra, comme l'impressionnante revue de ses publications montrent que c'est bien - et pratiquement de manière exclusive - la géographie des transports, en y incluant la containerisation et ses liens avec la mondialisation, qui occupe ce savant. Sa célébrissime courbe, alpha et omega des péremptoires, n'y est pas mentionnée. En cherchant bien, il ne reste de traces de ses recherches sur les bulles que dans des pages fort anciennes de son blog distinguant les quatre étapes d'une bulle, qu'il désigne comme stealth, awareness, mania and blow-off.
Il se trouve que d'autres auteurs ont repéré eux-aussi un certain nombre de phases dans les épisodes d'excitation boursière. Hyman P. Minsky, qui, lui, enseignait l'économie des crises financières à l'Université Washington de Saint-Louis, distinguait 5 étapes, qu'il désigna en 1986 comme displacement, boom, euphoria, profit taking and panic. Décédé en 1996, il vit sa théorie ressortir des cénacles universitaires lors de la crise de 2008. Elle est présentée aujourd'hui par le site collectif Investopedia.
Il est évident que, de Minsky ou de Rodrigue, il n'y en a pas un des deux qui se serait grossièrement trompé sur le nombre de phases. Celles de Rodrigue sont d'ailleurs chacune redécoupées en sous-périodes. Il faut donc admettre qu'ils ont présenté des récits et non des théories, et que ces récits sont plutôt psychologisants que mathématiques. Ces récits ne sont pas plus contradictoires que ne le sont, par exemple, les récits bibliques de la Création, le yahviste et l'éloshiste. Ils ne sont pas faux, mais ils ne sont pas scientifiquement étayés au point de résumer, clore ou remplacer une discussion.
Pour en rester à des étapes psychologiques, les phases de Minsky (1986) ou de Rodrigue (2006) peuvent être comparées aux 5 stades émotionnels du deuil énoncés en 1969 par Elisabeth Kübler-Ross, souvent cités, parfois contestés, et dont la grande psychiatre avouait elle-même qu'ils pouvaient survenir dans des ordres différents et sans même être tous les 5 vécus par une seule personne.
Qu'est-ce qui donne alors aux phases de Rodrigue leur statut de vérité révélée pour demi-savants ? Son coup de génie : en avoir fait une courbe. Prestige des mathématiques ! De façon amusante, on verra cependant que la seule allusion à sa courbe, sur la page universitaire actuelle de Jean-Paul Rodrigue, est la référence à un article de Forbes en 2014 où elle était utilisée, et dont le titre était : Il n'y a pas besoin d'avoir un prix Nobel d'économie pour se tromper sur Bitcoin, mais cela aide.
Parce qu'il n'y a en vérité aucune science dure ni aucune mathématique dans ce dessin. Comme tout bon géographe, le professeur Rodrigue sait que la représentation d'un territoire sans échelle ni orientation n'est pas une carte mais un simple dessin. Sa courbe sans échelle propre, ni en abscisse (à quelle vitesse se déroulent les événements, on n'en sait rien, ce qui permet d'ajuster l'échelle aux besoins de la démonstration) ni en ordonnée (qu'on suppose linéaire, et là aussi il ne reste plus qu'à reporter l'échelle de la courbe du marché considéré) n'est qu'un dessin auquel l'incertitude totale sur le point d'appui et la pente de la droite de soutien n'ajoute guère de pouvoir prédictif.
Une fois admis que cette prétendue « courbe » est plutôt la mise en image d'une parabole psychologique, commençons par nous demander comment ou si elle s'applique à tous les actifs.
Le professeur Rodrigue m'avait confirmé que « l’idée de la courbe prend son origine vers 2005 dans le contexte de la bulle immobilière aux États Unis ». Il parait donc naturel de commencer par les actifs immobiliers. Une étude réalisée par un professeur de l'université de Maastricht sur un quartier ancien d'Amsterdam permet en effet de distinguer quelques figures évoquant plus ou moins la courbe de Rodrigue.
Mais il est clair, quand on regarde le graphique comparant plusieurs marchés sur le temps long, que, comme il le dit lui-même, c'est bien le marché américain du début de notre siècle qui a inspiré J-P. Rodrigue, et lui a, en quelques années seulement, assuré une certaine crédibilité.
Peut-on extrapoler ? Par exemple ... aux tulipes de 1637 ?
Je dois me montrer ici moins complaisant. Quand le professeur Rodrigue m'écrivait que sa courbe inspirée par l'immobilier américain en 2005 « se base sur des principes de comportement des investisseurs biens connus qui ont été observés depuis la "Tulip Mania" de 1636-37 ou le "South Sea Bubble" de 1719-21» je ne peux me contenter de ce qui est bien connu. Ça sent la sagesse des nations (ou des grands-mères) plus que la science des historiens.
En ce qui concerne les tulipes, auxquelles j'ai consacré un billet entier une étude savante a été publiée, à laquelle j'ai déjà renvoyé, c'est l'article Tulipmania, fact or artifact ? de Earl Thomson, professeur à l'Université de Californie (LA). Comme son étude est contemporaine de celle de Rodrigue, on ne saurait en vouloir à ce dernier d'en avoir sans doute ignoré l'existence à l'époque. Il n'en reste pas moins que le relevé de Thomson est tracé sur la base des prix sourcés dans des documents historiques, quand la courbe Rodrigue est dessinée à main levée sur la base d'un roman écossais du 19ème siècle... même si c'est ce roman que la doxa économique met en avant.
On distingue bien dans le relevé de Thomson une baisse, évidemment, mais c'est tout. Encore convient-il de voir une chose que tout le monde (ou presque, voyez l'article du Smithonian de septembre dernier) semble oublier dans l'affaire des tulipes, et qui n'est pas sans conséquence : il s'agissait d'un marché de futures ! Il n'y a pas eu de fièvre populaire.
Une autre courbe fondée sur quelques relevés de prix (notez d'ailleurs que l'amplitude est grande mais bien moindre que dans les affabulations des économistes contemporains) circule aussi sur Internet : elle ne ressemble en rien à la courbe de Rodrigue, mais la différence entre la cotation d'un sous-jacent et celle d'un future n'apparait pas.
Penser que la courbe de Rodrigue puisse s'appliquer aussi bien à l'immobilier américain (marché immense, ouvert à tous, très liquide, où les décisions d'achat et de vente, presque toujours intermédiées, ne sont pas instantanées) et à un marché de futures (marché restreint et réservé à des professionnels) est peu prudent.
En réalité l'idéologie sous-jacente consiste à faire coller la phase "mania" et la sottise de la foule, ce qui tombe ici à plat. D'abord parce qu'il n'est pas évident qu'en 2021 ce soient les petits spéculateurs qui poussent le cours. Ensuite parce que l'affaire des tulipes rappelle que, tout au contraire des récits moralisants des calvinistes locaux puis de la morale réactionnaire de Charles Mackay 200 ans plus tard, c'est en 1637 la seule sottise des professionnels qui en fut en cause, ou pour le dire plus poliment, l'immaturité d'un marché de futures qui, au 17ème siècle, s'est transformé un peu sauvagement en marché d'options.
Un bon moyen de voir à quel point ce sont (parfois!) les élites qui se fourrent le doigt dans l'oeil : l'examen de la courbe des phases de Dimon. Chacun pourra actualiser cette courbe !
Pourtant, comme je l'ai vérifié sur des dizaines et des dizaines de publications, posts, commentaires sur les réseaux sociaux, la courbe de Rodrigue est devenue la courbe « Tulipmania » au sens de « courbe des pigeons ». Certains peuvent ne poster que ce mot « Tulipmania » en réaction à telle ou telle publication. En un mot, en un dessin, ils pensent montrer l'ampleur de leur science historique, la profondeur de leur réflexion sur les marchés, la finesse de leur entendement de l'esprit humain. C'est seulement faire preuve de suffisance et d'ignorance.
Il y a parfois des bulles en or
On ne peut parler de « bulle » simplement parce que les progressions quotidiennes se font avec des pourcentages à deux chiffres : les marchés d'option, justement, font cela fort couramment, et ils ne sont ni interdits par la loi, ni condamnés par la morale des journalistes économiques, bien qu'une option soit quelque chose de bien virtuel. Une série de baisse n'est pas forcément l'éclatement d'une bulle : cela peut être un retour vers la moyenne. Une longue série de hausse ne forme pas forcément une bulle : c'est peut-être une « découverte de prix » assez proche, finalement, d'un mécanisme d'enchères, ce qui n'est, là non plus, ni interdit par la loi ni condamné par la morale bourgeoise.
Le prix de l'or grimpa sensiblement durant les années 1970, avec un début de surchauffe en 1973-1975, où l'once frôla les 200 dollars, avant de retomber aux alentours de 150 dollars. En 1979, le cours connut une nouvelle envolée qui atteignit son pic le 21 janvier 1980, avec un cours de 850 dollars, multiplié par 25 en moins de 10 ans : du jamais vu ! Une situation assez facile à comparer avec la courbe du professeur Rodrigue. « C'est une folie complète ce truc » auraient pu dire tous les économistes de service, puisqu'il n'y a derrière l'once d'or ni garantie d'un État souverain, ni expertise d'une Banque Centrale.
Le cours entama d'ailleurs une lente érosion, retournant vers 2002 à un peu de moins de 300 dollars l'once. Là aussi, l'allure des choses pouvait annoncer le célèbre croquis de M. Rodrigue.
Pourtant le dégonflement de cette « bulle d'or » devait conduire à une hausse bien plus stupéfiante encore, presque verticale, pour atteindre en 2012 un pic à plus de 1.800 dollars l'once.
La courbe de l'or , faut-il s'en étonner, offre donc, un événement historique qui n'est pas sans rapport avec « l'explosion de la bulle du bitcoin », que ce soit celle du commencement de 2014 ou de 2018.
En 2014 on vit un blow-off de 86% qu'il n'est pas question de nier, et qui suit assez bien la « courbe Rodrigue »... sauf qu'on ne le distingue même plus sur les charts de Bitcoin aujourd'hui quand on ne prend pas la précaution méthodologique (comme ci-dessous) de les tracer en semi-log. Dans le cas de l'or comme dans celui du Bitcoin, une excitation temporaire du marché ne signifie pas une bulle, et encore moins une bulle de vide.
Revenons à Bitcoin.
Le professeur Rodrigue, dans le petit mot qu'il m'avait adressé, notait que son « modèle semble applicable à tout marché où le produit est liquide (ou le devient suite à la bulle; ex. immobilier) et où il est possible d’emprunter de vastes sommes pour son leverage ». Cela me semblait alors une première raison de ne pas l'appliquer à Bitcoin, assez peu leveraged en 2017 par le crédit bancaire. Aujourd'hui... je ne dis pas !
Il reste une seconde raison spécifique de rejeter la courbe de J-P. Rodrigue comme instrument de réflexion au sujet de Bitcoin : c'est qu'elle suggère explicitement que la trajectoire raisonnée ou raisonnable, la croissance moyenne devrait être linéaire. Or la valorisation d'un réseau intègre une dimension naturellement exponentielle qui conduit à préférer l'emploi d'une échelle logarithmique pour l'axe des ordonnées, et celui d'une régression logarithmique pour juger pragmatiquement de ce qui est raisonnable et de ce qui ne l'est pas. C'est le sens de la courbe inspirée à l'origine par Tuur Demeester. Je ne vais pas la mettre ici, parce que cela aurait l'air de cautionner ses projections chiffrées. Disons simplement que son analyse suggère que, oui, il pourrait y avoir de la correction, mais aussi que cela ne serait pas bien grave pour ceux qui savent attendre. Les plus curieux de mes lecteurs n'ont qu'à chercher cela tous seuls !
Si un bon croquis doit remplacer un long discours, autant ne pas se tromper de croquis. Et se faire une culture en lisant.
Pour aller plus loin :
- un article recensant de nombreux blow-off de l'ordre de 85% et rappelant que la bulle de Bitcoin a déjà éclaté.
- une excellente vidéo expliquant la différence entre un krach et un retour à la moyenne :
Commentaires
Je mets ici en post scriptum un petit mot pour préciser que, même si le rapprochement peut paraître savoureux, je n'avais pas encore vu, en pubiant mon billet, l'amoncellement invraisemblable d'erreurs de graphiques, d'échelles, de calculs etc. produit la veille à l'écran par le chef du gouvernement français. Ce dont, à cette heure, ne semble s'être émue que la presse belge !