25 - L'écriture du diable et les mangeurs de navets
Par Jacques Favier le 18 juil. 2015, 12:19 - du secret - Lien permanent
En se faisant traiter de fou, le glaisier d'Auteuil qui confondait la pyrite et l'or s'en tira plutôt bien. D'autant que ses petits cubes sentaient bien le souffre, et pas de façon métaphorique. Bien d'autres furent inquiétés pour moins que cela...
Il est assez éclairant de comparer les accusations proférées par nos irréprochables dirigeants démocrates contre le sulfureux bitcoin ou les messageries secrètes du terrorisme et ce qui se disait en d'autres temps, quand les infâmes monarques de jadis avaient vent de procédés financiers échappant à leur contrôle ou d'exploits cryptographiques permettant d'échapper à leur surveillance.
Il n'y a pas grand chose de nouveau sous l'implacable soleil des pouvoirs.
Quand M. Cameron demande benoitement voulons-nous permettre un moyen de communication entre les gens que nous ne puissions pas lire ? et que sa réponse est négative, ce qu'il demande porte un nom.
Quand M. de Kerchove, le Monsieur anti-terrorisme de Bruxelles, regrette que depuis les révélations d'Edward Snowden, les entreprises d'Internet et de télécommunications ont commencé à utiliser souvent du chiffrement décentralisé qui rend de plus en plus difficile techniquement l'interception légale par les autorités nationales compétentes, ou même impossible, que demande-t-il?
Ce que demandent nos dirigeants, c'est une Inquisition généralisée. Et comme, naturellement, c'est pour la défense de la civilisation et en vérité pour notre propre bien, on peut dire une Sainte Inquisition...
Mais l'examen du passé laisse à penser que, se tenant des deux côtés de la chose, cherchant autant à crypter qu'à décrypter, ils auront du fil à retordre...
Commençons par ce qui arriva au moine bénédictin allemand Jean Trithème (1462-1516). Vers 1499, il avait élaboré sa Stenographia, un art de chiffrer les messages. Mais comme il utilisait des signes étranges on crut qu'il composait un grimoire de magie et il dut rendre des comptes. Il est vrai que le bon moine avait des formulations un rien provocatrices : J'ai fait en sorte que pour les hommes de savoir et ceux profondément engagés dans l'étude de la magie, il pourrait être, par la grâce de Dieu, intelligible à un certain point, tandis que, d'un autre côté, pour les mangeurs de navets à peau épaisse, il pourrait rester un secret caché pour toujours et être pour leurs esprits bornés un livre fermé à tout jamais.
Largement de quoi être accusé de sorcellerie, notamment par les mangeurs de navets à peau épaisse !
Le navet, (nom savant Brassica napus) est une plante herbacée de la famille des Brassicacées. Elle a souvent été considérée comme très propre à nourrir les pauvres. Rien à voir – évidemment ! - avec l’oignon (Allium cepa), qui est une plante herbacée bisannuelle de la famille des Amaryllidaceae et dont le symbolisme ne sera pas ici plus avant explicité. Revenons au savant bénédictin...
En 1505, les moines de sa propre abbaye jugèrent bon de brûler les 2000 ouvrages de sa bibliothèque. Ça ne l'empêcha pas de publier son ouvrage en 1506. Il se montra plus prudent ensuite, et sa Polygraphiae ne parut qu'en 1518... c'est à dire deux ans après sa mort. Et avec un frontispice qui montre une soumission de bon aloi à l'institution.
La première publication se fit en latin, la langue des white papers de l'époque, puis le livre fut traduit en français et en allemand, ce qui montre que les accusations de sorcellerie n'avaient point empêché l'extension du domaine du secret, largement au bénéfice des princes allemands il est vrai. Parce que les Etats n'avaient pas moins besoin de la diablerie cryptographique que les particuliers cachotiers. La chose n'a guère changé...
Sorcellerie? Peut-être pas (il ne fut pas brûlé avec ses livres) mais alchimie à coup sûr. Trithème ne fut pas le seul cryptologie à se tenir on the border... Il est rare que la recherche des secrets soit tout à fait licite aux yeux du pouvoir, mais il est rare que le pouvoir s'en désintéresse. Enfin il faut bien avouer que parmi les secrets recherchés figure souvent le mystère de la valeur des choses...
Sous le règne d'Henri III, le célèbre Blaise de Vigenère (1523-1596), dont le code allait résister plus de deux siècles aux efforts de toute l'Europe, était d'abord un savant humaniste, lisant latin, grec et hébreu. Et pas uniquement par amour des textes anciens. Pour Vigenère, faire de l'or n'était pas aussi difficile qu'on le croyait. Simplement, pensait-il, comme ceux qui le cherche n'ont pas d'autre but que de satisfaire leurs appétits déréglés, Dieu condamnait leurs efforts. Voici donc un sorcier moral. et prudent. Lui même le rappela dans son Traité du Feu et du Sel : quiconque se frotte de secret doit prendre bien des précautions si l'on ne veut quant & quant encourir le bruit d'estre un athéiste, sorcier et faux-monnayeur.
Sorcier et faux-monnayeur : lumineux rapprochement !
Sous le règne suivant, François Viète (1540-1603), mathématicien et cryptographe du bon roi Henri IV, parvint à casser le chiffre espagnol, une sorte d'alphabet à cinq cents signes. Or il était au service d'un monarque suspect de protestantisme, et à une époque où comme l'écrivit un chroniqueur du siècle suivant l'algèbre passoit alors aux yeux des peuples pour une vraie magie.
Les espagnols, de bonne foi ou non (disons... comme M. Cameron tentant aujourd'hui de distinguer la bonne et la mauvaise cryptographie) portèrent la chose à Rome : il y avait forcément sorcellerie puisque c'est eux que l'on décryptait !
Le diable, rien que cela ? C'était sans compter sur... le pape Clément VIII.
Peut-être ce pape ne croyait-il pas aux sorciers. Ou ne mangeait-il pas de navets. Peut-être avait-il choisi son camp, car il trouvait la tutelle espagnole un peu pesante.
Ce saint père n'était pourtant pas suspect de laxisme (Giordano Bruno fut brûlé à Rome en 1600 pour hérésie et magie noire) mais lui aussi avait ses cryptologues et il n'était pas mécontent que quelqu'un ait cassé le redoutable chiffre espagnol.
Quoiqu'il en soit, Clément VIII rit de l'affaire. Autant que la Cour de France.
S'il y a un diable dans la cryptographie, c'est généralement un diable assez farceur !
Depuis des siècles, toute forme d'écriture cryptographique, quand elle n'est pas au service exclusif du roi, est suspecte d'être l'oeuvre du diable. Cela n'a jamais empêché de nouvelles trouvailles. Depuis longtemps aussi, la "fausse" monnaie n'est jamais loin de l'écriture secrète.
J'y reviendrai !
- sur les procédés cryptographiques de Jean Trithème
- sur le chiffre dans la diplomatie française
- le rapport de M. de Kerchove en janvier 2015
- Une situation cocasse (en suisse) où le hacker sachant hacker se retrouve hacké (et ridicule)
- et un livre (en papier, avec des feuilles qu'on tourne à la main) : Francois Viète, un mathématicien sous la Renaissance, publié par Évelyne Barbin, Anne Boyé, Laurence Augereau chez Vuibert en 2005.