108 - La monnaie qui n'existait pas mais faisait très peur
Par Jacques Favier le 1 avr. 2021, 06:00 - Lien permanent
La lecture du millième papier d'universitaire opportuniste, non-spécialiste venu déposer sa gerbe de tulipes au pied du monument funéraire de Bitcoin (techniquement un « cénotaphe » ) m'a fait souvenir d'une étrange monnaie, qui n'exista jamais mais qui fichait quand même une satanée trouille au « gouvernement légitime ».
On est en 1814. Napoléon est à l'île d'Elbe. Non pas comme prisonnier, mais comme souverain, au termes du Traité dit de Fontainebleau, signé le 11 avril avec les puissances coalisées contre la France.
Or un souverain, normalement, ça a bien le droit de battre monnaie, non ? « C'est même à cela qu'on les reconnait » a-t-on envie d'ajouter en ce jour où les plaisanteries sont (encore) autorisées.
Revenons à l'article, en l'occurrence celui d'un « enseignant chercheur » à l'Université de Pau, publié récemment sous le titre Le Bitcoin ou le vide symbolique.
Pour emballer un bric-à-brac de lieux communs auquel ne manque finalement que la tulipe, son auteur a pensé trouver un angle d'attaque pertinent avec la dimension symbolique et régalienne.
Mais tout le monde n'a pas le talent de Michel Aglietta et André Orleans, dont les thèses visant à établir la monnaie en général (et il faut bien le dire l'euro en particulier, même si c'est le pire exemple possible) comme « fait social total » ont quand même une bonne vingtaine d'années au compteur.
Où sont donc « les mythes, les légendes, les effigies et les images partagées » qui assureraient à l'euro, selon l'oracle de Pau, sa fonction de symbole de « l'inconscient d'une nation » ? Des fenêtres borgnes et des ponts sans rives, voici le rêve des fonctionnaires hors-sol qui nous ont dessiné ce projet totalement et volontairement apolitique. De quelle Nation peut-on ici se prévaloir sans rire ? L'invocation, aussi absurde, n'a ici d'autre but que de critiquer la dimension politique d'un Bitcoin, qui n'aurait pour lui qu'une « communauté sans symbole » !
Vires in nomine ?
En 1814, Napoléon en très mauvaise posture militaire se voit trahi par ses maréchaux, et destitué par le Sénat (des gens qu'il avait nommés...) avant qu'un « gouvernement provisoire » sorti d'une révolution de coulisses ne s'abouche avec les ennemis de la France et que tout ce joli monde ne « restaure » un roi de la famille de Bourbon, auquel manque singulièrement la légitimité si l'on compte pour peu celle que lui donnerait sa seule naissance. Le nouveau roi bat monnaie, à la forme, à la taille et à l'aloi de celle de celui que l'on ne désigne plus que comme « le précédent gouvernement » pour retenir les termes les moins violents.
Seulement le peuple, cet éternel gêneur, ne reconnait point ces symboles « nouveaux » c'est à dire vieillots, désuets, vidés de toute force.
Quant à l'effigie, ce gros homme est vite appelé « le roi cochon » renouant là-aussi avec l'Ancien Régime, puisque ce titre peu flatteur avait servi à son malheureux frère aîné.
Sur son île, Napoléon joue au jardinier, sans doute moins comme un jardinier que comme un acteur. Il rumine. Parmi ses soucis, l'argent est bien présent, mais surtout l'argent qu'il n'a pas. Le seul métal dont il dispose, à Portoferraio, comme le nom l'indique, c'est du fer. Même pas de quoi faire de la fausse monnaie !
Pourtant un bruit se répand : le « souverain de l'île d'Elbe » comme disent alors les diplomates aurait battu monnaie. Cette seule rumeur soulève l'enthousiasme des uns et répand la fureur chez les autres.
Peut-être ne s'agissait-il à l'origine que d'une réaction aux médailles satiriques de Thomas Kettle qui circulèrent dans les fourgons de l'ennemi ramenant le roi qui plaisait aux élites. Il fallait montrer Buonaparte comme l'ami du diable (sulfureux) et bien dire que « ce n'est pas un vrai souverain ».
Bref « n'y touchez pas »...
Seulement on peut inventer tout ce qu'on voudra pour le tourner en ridicule, son seul nom ou sa seule effigie ont plus de poids que tout le reste.
Voici donc ce que redoute tant la police : il circulerait dans le bon pays de France, redevenu un sage royaume, une pièce à l'insolente légende Napoleo imperator et rex, dominus Elbae, ubicumque felix.
« Heureux où qu'il se trouve » est bien la devise adoptée par le souverain de l'île d'Elbe : est-ce une fanfaronnade, ou bien a-t-il caressé quelques semaines, après l'amertume et le break down de Fontainebleau, l'idée raisonnable de souffler un peu et de s'établir noblement mais simplement, comme Cincinnatus jadis et Washington naguère ?
Un rapport en date du 29 juillet 1814 adressé au Roi par le comte Beugnot, directeur général de la police explique la chose : « on prétend qu'il circule dans Paris des pièces de cinq francs frappés à l'île d'Elbe, à l'effigie de Bonaparte. C'est peut-être un faux bruit (...) je fais cependant rechercher ces pièces, pour tâcher de savoir, en cas qu'il en existe, de quelle source elles proviennent ».
Sans plus de fondement, son bulletin du 5 août rapporte que selon la police de Nancy : « il circule dans diverses parties du département de la Meurthe de la monnaie de l'ile d'Elbe que l'on recherche et que l'on s'arrache : ce sont des pièces de 5 francs » ; le 9 août il ajoute les rumeurs qui circulent à Bordeaux sur « sa nouvelle monnaie ». Notez bien que l'on s'arrache !
Le 24 août, on aurait vu la pièce à Saumur. En tout cas on aurait ouï la rumeur et le comte Beugnot court toujours derrière elle : « J'ai cherché, mais sans succès à m'en procurer (...) Voici les faits que j'ai recueillis et qui me paraissent certains. Un chasseur qui avait suivi Napoléon a obtenu congé. En se rendant dans sa famille, il s'est détourné pour voir quelques amis de son corps, et lui a (dit-on) laissé plusieurs de ces pièces. Un particulier de cette ville, parti de Toulon le 18 juillet, assure aussi avoir vu de ces pièces en circulation dans cette ville et à Beaucaire ».
On n'arrive même pas à savoir si ce policier improvisé (dont les compétences étaient d'ailleurs plutôt financières!) croit ou non à ladite rumeur. Le 26 août il semble y accorder foi : « il parait certain que, sur la route de Paris à Bordeaux, des militaires ont fait voir une pièce de quarante francs, présentant d'un côté l'effigie de Bonaparte; de l'autre , un aigle, et pour légende Guerre (sic) à mon réveil. A Strasbourg, à Belfort, des pièces d'or ou d'argent ont aussi été vues. Sur les unes on lit : Son réveil sera terrible ! Sur les autres : Elle se réveillera ! On pourrait en conclure qu'il y a quelques ateliers et quelques fabrications de cette monnaie séditieuse : j'ordonne les plus exactes perquisitions pour s'en assurer ».
Plus il surveille la chose, plus on sent que c'est lui, son roi et son régime sans légitimité qui sont surveillés !
Dans son bulletin du 4 septembre, Beugnot recopie l'alerte reçue du préfet du Gers : « On parle, dans ce département, de nouvelles pièces de monnaie à l'effigie de Bonaparte; mais personne ne déclare en avoir vu. On ajoute qu'il en a été distribué aux militaires. Le préfet s'est aussitôt concerté avec les chefs de corps, et des recherches ont été faites avec soin et n'ont jusqu'ici produit aucune découverte semblable. On serait tenté d'en conclure que c'est un faux bruit ».
Le 13 septembre, Beugnot qui vient d'expliquer au roi que ces monnaies n'existaient pas, se croit néanmoins obligé de citer le préfet de la Gironde : « On a parlé à Bordeaux comme ailleurs de la circulation d'une monnaie venant de l'île d'Elbe et qui ne serait rien moins qu'une sorte de menace et de provocation à l'Europe. Mais personne n'a encore vu ces monnaies. Ainsi il serait bien possible qu'il n'en existât pas ». Mais le lendemain, c'est le préfet du Bas-Rhin qui est cité : « Le préfet annonce que, malgré les espérances qu'on lui avait données, il n'a pu parvenir à se procurer aucune des médailles qu'on disait fabriquées à l'île d'Elbe ; aussi doute-t-il aujourd'hui qu'il en existe. personne ne déclare en avoir vu».
Et c'est là enfin que ce fripon (encore prosterné devant Napoléon quelques semaines plus tôt) en vient à risquer après 6 semaines de délire paranoïaque un début de conclusion raisonnable : « Il semble en effet trop absurde de supposer que dans l'état d'inquiétude où ne peut manquer d'être Bonaparte, il ait la folie de provoquer l'Europe par une sorte d'affiche des projets qu'il nourrit peut-être mais qu'il n'oserait proclamer ».
Ben voilà. Le 1er mars 1815 Napoléon débarque, remonte à Paris sans tirer un coup de feu tandis que le « gouvernement légitime » se réfugie à Bruxelles (euh, non, pardon, c'était tentant: à Gand, donc). En Cent Jours, Napoléon qui n'a bien sûr jamais battu monnaie sur son rocher méditerranéen, eut le temps de reprendre la frappe d'un 5 francs identiques aux précédents.
Ce modèle inchangé depuis des années semblait dire qu'il ne s'était rien passé. Quelques rares exemplaires d'une pièce de 2 F, dues au ciseau du même graveur en fonction depuis 1807, le sieur Pierre-Joseph Tiolier, furent émises, prenant en compte ce qui allait d'ailleurs quelque peu décevoir les parisiens : le grand homme avait grossi et vieilli.
Après Waterloo, pourtant, il continuera d'effrayer, même absent pour toujours. On continuera d'effacer rageusement les aigles, les abeilles, les lettres N.
Naturellement le roi revenu une seconde fois avec les Anglais (qui lui avaient fabriqué quelques pièces à Londres) remis son effigie sur de nouvelles pièces datées de 1815. Que l'on devait d'ailleurs au ciseau de Tiolier. A partir de 1816, on changea cette effigie pour une nouvelle, due à Auguste-François Michaut. Avec un « buste nu » dont je ne sais s'il était subliminal ou pathétique. Quant au monnaie battue à Londres, plusieurs députés et même la Banque de France eurent les yeux qui leur piquaient. On lira leur histoire peu honorable pour « le gouvernement légitime » dans une intéressante étude de la Revue Numismatique : il semble qu'on finit par s'en servir pour payer l'indemnité d'occupation à ceux que le petit peuple appelait narquoisement « nos bons amis les ennemis ».
Bref il est toujours un peu dangereux, pour un gouvernement et ses thuriféraires, d'invoquer des principes creux, ou que les circonstances rendent difficiles à mettre en oeuvre.
Quant à la monnaie séditieuse qui n'a jamais existé que dans les espoirs des uns et les terreurs des autres, des ateliers commerciaux se sont ensuite empressés d'en produire quelques séries, plus ou moins réussies et moins prisées des numismates que des touristes qui visitent la jolie petite île toscane.
Sans doute Napoléon eût-il mieux fait d'y demeurer tranquille ; mais comme disait Kipling « ceci est une autre histoire ».
(merci Pamina pour le dessin et à Jo pour les précisions numismatiques ! )