129 - Bitcoin, entre l'ancien et le nouveau

Bitcoin est parfois décrit (non sans raison!) comme une monnaie d'humains ne se présentant pas les uns aux autres, ne se connaissant pas entre eux et traitant comme des robots, voire comme la monnaie rêvée des machines. Ce qui n'a pas empêché la naissance et le développement d'une sacrée communauté !

En regard, le système fiduciaire se présente comme fondé sur la confiance accordée par des consommateurs protégés par la puissance souveraine (et désormais démocratique) envers des sociétés de banque contrôlées par des régulateurs intègres et compétents : un système plus humain si l'on veut. Mais sans réelle humanité, chacun le sait bien.

J'ai lu cet été un livre portant sur le haut Moyen-Âge (les mérovingiens, les carolingiens et leurs voisins ) et dont la question inaugurale est la suivante :  comment fonctionne concrètement une économie "encastrée", c'est à dire une économie dont les éléments constitutifs, ce que nous appelons le travail, la rémunération, l'échange, la consommation, sont si profondément incrustés ou imbriqués dans les relations sociales qu'ils en deviennent impossibles à individualiser ? 

Telle quelle, la question ne saurait être plus éloignée de Bitcoin et toute comparaison semble hasardeuse à établir !

Pourtant j'ai eu quelques raisons de poursuivre, outre mon amitié pour l'auteur, mon camarade Laurent Feller qui venait de me faire présent de son ouvrage et mon instinct qui me disait que j'allais y piocher de nouvelles munitions contre l'absurde mythe du troc. Je ne fus pas déçu sur ce point d'ailleurs. Enfin, quand j'achevais, une controverse sur Twitter est entrée opportunément en résonance avec ma lecture.

Dès l'introduction on trouve ceci, qui ne peut manquer d'interpeler :  dans un testament médiéval, la valeur des legs est d'abord constituée par les affects qui s'attachent aux objets, non par la contrepartie monétaire que l'on pourrait en tirer . Surgissent en moi tant de réflexions entendues, non pas évidemment chez les cryptotraders mais souvent chez les maximalistes, ainsi que le souvenir de cette scène où un ami qui se reconnaîtra et qui venait d'initier mon fils à l'orange chevalerie en équipant son téléphone et en y déposant un fragment d'or numérique, refusa avec noblesse tout paiement en contrepartie :   On ne fait pas payer du bitcoin . Pourquoi ? On pourrait penser à Mauss et à l'esprit de la chose donnée  que Feller évoque dans sa conclusion et qui force au contre-don.

Dans quelle mesure cette distinction ancienne entre prix et valeur s'appliquerait-elle à Bitcoin ? Ma lecture érudite me suggère trois comparaisons et trois pistes à explorer :

  1. D'abord Bitcoin serait peut-être (je vais me faire mal voir) moins une monnaie qu'un objet précieux, voire sacré, donc fondamentalement destiné à la conservation (le fameux hodl). Moins radicale, l'assimilation de Bitcoin à l'or (la thèse défendue à Surfin Bitcoin par Yves Choueïfaty) s'inscrit pour une part dans cette perspective.
  2. Ensuite comme l'écrit l'auteur  les choses et les personnes sont mêlées  : l'échange, jadis, n'était  que partiellement un échange marchand  et intégrait la logique du don qui structure en grande partie les relations entre les hommes. On sait que Bitcoin, de la cagnotte en faveur d'un ami jusqu'au soutien à des causes politiques, est souvent une monnaie du don. C'est même un moyen de donner avec délicatesse (voir mes remarques anciennes sur la monnaie en chocolat).
  3. Enfin comme dans  les économies anciennes  les économies innovantes ne sont peut-être pas  des reproductions en plus petit ou en moins sophistiqué des économies contemporaines. Elle ne fonctionnent tout simplement pas selon les mêmes règles et celles qui régissent l'économie politique ne s'appliquent qu'imparfaitement voire pas du tout à elles.

Cette différence dans les règles est quelque chose de fondamental.

Savoir que les règles qu'on nous oppose, les lois économiques, les définitions (plus ou moins) aristotéliciennes dans lesquelles on veut parquer Bitcoin, que tout cela a une histoire finalement limitée et circonscrite (quelques siècles tout au plus, quelques décennies parfois) me semble réconfortant. Pour le coup ça justifie la rengaine attribuée à Churchill (voir loin dans le passé pour voir loin dans l'avenir ou quelque chose comme ça : il en a tellement fait qu'on ne sait que choisir).

Au-delà des règles, il y a une philosophie qui doit être prise en compte.

D'un point de vue philosophique, il m'est arrivé de penser que tous les reproches (et même tous les bons conseils) dont on nous abreuve reposent sur l'idée de l'intérêt. Normal pour les tenants d'une monnaie-dette ! Le temps, l'argent, l'enthousiasme placés dans Bitcoin ne seraient pas intéressants. De Bruno Le Maire pleurant sur le magicien qui a perdu trois fois sa mise jusqu'au FMI versant des larmes de crocodile sur le Salvador, en passant par tous les crypto-allergiques de Twitter qui crieront au fou à la prochaine hausse et par la presse qui recherche les pendus, il y a une excitation de nécrophage à guetter le moment de baisse où l'on peut supposer que détenir du Bitcoin ne sert pas notre intérêt.  On vous l'avait bien dit .

La vérité est que Bitcoin n'est pas intéressant mais passionnant. Bien sûr on voit sur les réseaux quelques crypto-dépressifs et des gens qui ont probablement joué au-delà de leurs forces morales. Mais c'est peu de chose par rapport à l'espoir qui porte les hodlers comme à l'enthousiasme des développeurs et des entrepreneurs. Bien des  Universités d'été  de partis politiques seront longuement mentionnées dans les médias sans avoir réuni autant de gens que Surfin Bitcoin 2022.

Il ne faut donc pas abuser des jugements absolus (les  on sait que...) et à cet égard je ne peux qu'adhérer à la plainte de mon ami médiéviste écrivant que  la science économique tend à penser les problèmes qu'elle traite, la valeur, le travail, le marché, sous un angle intemporel, comme s'ils relevaient d'une science de la nature .

Ainsi pour le haut Moyen-Âge certains postulats peuvent conduire à des erreurs de jugement : dire que c'est l'argent (réputé rare, ce qui n'est pas uniformément vrai dans la durée) qui est recherché (et non les produits ou services) c'est rapprocher l'économie de jadis de la nôtre, dans la mesure où la nôtre fait de l'argent une fin en soi ; c'est peut-être aussi postuler, au risque de l'anachronisme, une tension de la vie économique vers la recherche de la richesse et de son accumulation.

Mobilisant Polanyi et Godelier, l'auteur rappelle que les objets monétaires avaient toute sorte de significations, qu'ils étaient notamment des marqueurs de statut ou de rang. Inversement, au Moyen-âge les moyens de paiements n'étaient (déjà) pas limités aux monnaies frappées par les souverains : services (dont la prière!), terres, objets précieux, travail étaient des moyens de paiement.

Le chapitre 10, consacré aux moyens de paiement, développe cela. On y voit aussi des controverses que les dogmes simplificateurs des économistes ignorent superbement, le poids des découvertes (les trésors monétaires sont des trésors de renseignement) quand elles confirment ou infirment les grandes idées, les faiblesses de présentations qui peuvent concourir à transformer une économie d'autrefois  en une variante des économies étudiées par les anthropologues dans les sociétés les plus démunies du globe .

Bref la réalité des trouvailles archéologiques rebat régulièrement les cartes entre une économie exclusivement monétaire que la tradition libérale nous impose en quelque sorte de rechercher et la présentation d'une économie sans besoin de monnaie que la tentation anthropologique pourrait nous induire à construire.

L'œil que je garde toujours ouvert sur le présent m'a livré une occasion de repenser à cela.

Le député Vojetta, dont le principal titre de gloire est d'avoir tombé l'homme politique le plus détesté de France, est sorti de la torpeur estivale pour estimer dans un tweet remarqué qu'il convenait d'oublier les absurdités démagogiques sur l’interdiction de prendre l’✈️ ou celle des jets privés et proposer de parler plutôt d’1 combat réaliste contre le réchauffement : réfléchir ensemble aux moyens de modérer le caractère énergivore des monnaies virtuelles dont le #Bitcoin (99% spéculatif) .

Parmi les polémiques, sous-polémiques et contre-feux divers suscités par cette brillante idée, il n'a pas été possible d'échapper à l'usuelle critique sur la faiblesse de l'usage de Bitcoin comme moyen de paiement ordinaire.

 Quels sont ces 10% des Français qui utilisent les monnaies virtuelles ?  demandait-il.

En resserrant sa question sur des usages de paiement, clairement, on n'y est pas ! Il ne saurait être question de le nier et le Journal du Net a d'ailleurs proposé une réflexion sur ce thème au même moment : les achats en bitcoins : tout le monde en parle, personne ne paie. Trop de raisons y concourent encore actuellement :

  • l'effet de réseau toujours insuffisant ;
  • la démarche purement marketing de la presque totalité des commerces ayant annoncé qu'ils acceptaient Bitcoin ;
  • la maintenance problématique des interfaces de transaction, de change et de comptabilisation qui, du moins jusqu'à la période récente, restreignent très vite l'impact de l'annonce initiale aux commerçants réellement militants. Les choses changeront-elles? Le problème a été abordé à Surfin Bitcoin par Nicolas Dorier, créateur de BTCPay Server ou Jean-Christophe Busnel, managing Partner de StackinSat devant un auditoire fort nombreux. En ligne bientôt ?
  • enfin, il faut le souligner : l'absurde législation française qui (conçue par des gens qui expliquent ensuite benoitement que Bitcoin n'est pas une monnaie) en empêche dans la pratique l'usage comme instrument de paiement courant puisque chaque transaction individuelle déclenche les obligations déclaratives intrusives et les calculs un peu contre-intuitifs du formulaire Cerfa 2086.

Au total donc, en apparence et en France, la richesse placée en Bitcoin reste  purement spéculative  c'est à dire sur des plateformes, attendant du temps (ou du trading) une appréciation plus grande. Chacun sait bien néanmoins qu'une part de cette richesse (comme de celle qu'engendre l'écosystème crypto) circule après change, déclaré ou non, contre fiat ou contre stable, en France ou dans le pays que l'on appelait jadis la  Côte des Pirates  et qui est aujourd'hui un grand ami de la France. Il existe aussi des montages plus ou moins prudents (surtout en bear market) et recommandables.

L'histoire du haut-Moyen-Âge suggère encore une réflexion, fondée sur l'usage qu'on y faisait du lingot, en l'occurrence d'argent :   il apparaît comme une réserve de valeur universellement acceptée et convertible aisément en liquidités. Les voyageurs d'un haut niveau social en emportaient avec eux un peu à la manière dont, autrefois, on emportait des traveller's checks en dollars . Même si la comparaison n'est pas forcément parlante pour les plus jeunes, elle me parait assez pertinente, et extensible à Bitcoin aujourd'hui.

La risible (et sans doute éphémère) controverse sur l'aide que les cryptomonnaies pourraient fournir aux Russes, alors même que le système officiel laissait tant de trous béants dans la raquette des sanctions, a eu le mérite de montrer que les choses ne sont jamais simples quand il s'agit de dire ce qu'est une monnaie, un instrument de paiement, un moyen de transfert. Bitcoin ne peut pas être une monnaie seulement quand il s'agit des Russes...

Comme au Moyen-Âge les détails échappent  comme le dit joliment Feller et par là on entend les traces matérielles de l'existence de trafics qui sont attestés par les textes mais sont insuffisamment ou incomplètement documentés par l'archéologie . Bref l'historien repère bien des circulations d'argent et il retrouve bien  les objets dont elles ont soldé l'achat ... mais pas sur les mêmes sites ce qui le chiffonne un peu :  nous avons donc ici une double impasse .

Serai-je donc le seul à faire le parallèle quand je lis  en fonction des contextes comme de leurs besoins propres, les acteurs rentrent ou sortent du système monétaire . Rien de nouveau sous le soleil ?

Revenons à nos modernes régulateurs : plutôt que d'aller se fourvoyer dans de telles impasses, ne feraient-ils pas mieux d'accepter que Bitcoin est une monnaie sui generis, de constater que la richesse créée par Bitcoin existe, qu'elle circule (souvent, faute de mieux, en alimentant des dépenses somptuaires) et qu'elle pourrait utilement financer des secteurs d'avenir? Ne feraient-ils pas mieux, dès lors, d'aménager la législation pour rendre le pays accueillant, en préférant ce que j'avais dès 2018 appelé une logique de port plutôt qu'une logique de citadelle ?

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