145 - Influenceurs

J'ai suivi avec intérêt l'émission d'Élise Lucet consacrée aux influenceurs.

Disons tout de suite deux choses :

  1. qu'elle mérite d'être regardée jusqu'à son terme (peut-être moins clinquant et moins people que les accroches initiales mais plus intéressant et plus nuancé) ne serait-ce que pour éviter de juger abruptement un travail de deux heures et 45 minutes en butant sur tel ou tel détail dans les 5 premières minutes ou sur le logo Bitcoin
  2. que Bitcoin, justement, n'est cité ici que de manière anecdotique : un logo qui apparait subrepticement à 16:54, le mot crypto-monnaie à 18 :55 et à 43:25, le trader Laurent Billionnaire qui à 25 ans à peine investit sur le marché de la cryptomonnaie « de très grosses sommes ce qui lui permet de très gros gains »...

Autant donc avouer tout de suite que l'émission ne se focalise pas sur Bitcoin. En un sens, c'est fort bien : cela devrait permettre à tous de réfléchir sereinement, car chacun de mes lecteurs serait très à même d'appliquer à notre monde crypto, avec ses spécificités réelles, espérées ou fantasmées, ce qui est dit ici du monde qui se prétend sérieux, régulé, légitime.

La version intégrale est ici

La première chose qui parait évidente, c'est un problème de langage. Certains intervenants en viennent (non sans se tortiller sur leurs chaises) à cette conclusion. Ils constatent qu'ils sont inaudibles. Ils n'iront pas plus loin, de peur (je tremble moi-même) d'être accusés de mépris de classe : mais les jeunes gens montrés dans l'émission, les voleurs comme les volés, parlent une autre langue que les politiques, les régulateurs, les journalistes, les sociologues et les banquiers.

Une autre langue non seulement dans ses codes (« on est clairement dans une relation de confiance, elle nous tutoie c’est ma chérie c’est des surnoms, elle te conseille… ») ses métaphores ou ses trouvailles argotiques. J'avais déjà abordé cela lors d'un précédent billet consécutif à l'affaire Nabila, reprenant dans un film admirable le clivage entre ceux qui disent  pour ainsi dire  et ceux qui disent  genre .

C'est une autre langue parce qu'elle est mise en œuvre pour tenir un autre discours :  Aller travailler, c’est une douille  disent ces jeunes gens, là où toute la classe politique – ceux qui dénoncent au passage la pénibilité du travail comme ceux qui font mine de l'ignorer ou pire encore qui l'ignorent vraiment – se croit obligée d'insérer le petit couplet sur la  valeur travail dans leur chanson.

Il serait facile de moquer les tentations brandies par les influenceurs, si elles n'étaient pas rigoureusement les mêmes que celles des Lotos dans tous les pays du monde, avec la même équivoque, une disharmonie entre ce que l'on montre (les liasses jetées en l'air, purple money, jets, lambos) et les plaisirs finalement raisonnables que l'on énonce :  tout ce que vous allez maintenant pouvoir faire : nouvelle voiture, un voyage pour vos parents... . Un tradeur avoue que l'influenceur Tom se montre lui-même en vidéo plus riche qu’il n’est réellement. En réalité, pas un joueur sur 10.000 (au Forex comme au Loto) n'a une idée précise de ce qu'il ferait de 100 millions, même si tous le croient. Cet écart, entre la représentation du plaisir et ce qui peut humainement être assumé n'est pas sans rapport avec la pornographie.

Car quand on enlève les paillettes et les jingles, les promesses se résument concrètement à des choses assez modestes : souvent des 1500 à 3000 euros par mois. Une somme de cet ordre, cela s’appelait un salaire, il y a peu de temps encore et avec cela nul ne demandait de magie en prime.

Il y a un échange fort amusant :

  • Élise Lucet « J’essaie de comprendre ce que vous voulez dire »
  • « Je m’adresse à des gens qui cherchent l’indépendance financière et l’indépendance financière ils l’obtiendront pas en travaillant » .

En grattant à peine, on découvre partout un syndrome évident, palpable : l'insatisfaction voire la frustration (titre d'une revue qui s'attache à déconstruire le discours politico-médiatique de la bourgeoisie néo-libérale) devant ce qui est réellement offert à nos contemporains : travailler plus pour gagner des douilles. Oui c'est aussi, dans un argot vieilli, un mot désignant la monnaie.

 Avouez, vous y avez déjà pensé, l’inflation, cela fait presque deux ans qu’elle ne s’arrête plus : tout plaquer, fuir la banalité du quotidien, derrière vous les soucis, tout lâcher pour une autre vie, putain cette vie elle mérite d’être vécue pleinement . Il n'est pas risqué, puisqu'on parle de paris, de parier que 99 Français sur 100 se reconnaîtront plus aisément dans ces propos que dans les niaises romances du gouvernement qui nous dit (voir ici cet incroyable discours) que  quand tu vas sur une ligne de production, c'est pour ton pays, c'est pour la magie . Les victimes des influenceurs ne veulent pas vraiment vivre comme des Tuche toujours gauches quoique enrichis ; mais elles ne veulent vraiment plus retourner le lundi à leur ligne de production ou à leur banc de galérien.

L'influenceur sait tout cela. Il est plus malin que ses victimes mais n'en est pas génétiquement différent. Ce qu'il y a en lui de diabolique c'est qu'au milieu des mensonges classiques depuis ceux du Jardin d'Eden ( Vous serez comme des dieux ) il dit aussi la vérité : « perdre 30.000 euros dans du copitrading, oui c’est un idiot » et on pourra sourire de voir Élise Lucet s'en offusquer, puisqu'elle pense forcément de même. M. Blatat livre même exactement le fond de ma pensée « pourquoi il les a pas mis en apport dans un appartement ? ».

Les influenceurs sont peut-être à Dubaï, mais, malgré les nombreuses images de voyages mises en scène dans le reportage, ils ne sont pas sur une autre planète.

Je n'ai jamais posé ma semelle à Dubaï pour la crypto, mais j'ai visité Kuwaït avec l'état-major de Paribas après la privatisation de 1987, donc après le krach de la même année et les bons services rendus par cette poche profonde pour soutenir le cours autant que faire se pouvait et éviter le désastre de l'actionnariat populaire voulu par M. Balladur et vanté par des influenceuses socialement plus acceptables que Nabila, comme Catherine Deneuve au profit de Suez.

L'ombre protectrice des derricks (et des mosquées) sur les banques ne date pas d'hier (lisez cet intéressant historique de mon ancienne maison) et n'a fait que s'étendre. Dubaï et les autres citadelles du désert ne sont pas sorties du sable en se dressant contre notre monde bien régulé ; elles ont été édifiées pour lui.

Alors, on nous expliquera sans doute que Dubaï n'est pas Abou Dhabi, ni Doha, ni Riyad, ni Malte. Chacun choisit son émirat ou son île en fonction de son business. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de faire du relativisme moral ou de renvoyer dos-à-dos les deux mondes. Il s'agit plutôt de les montrer sinon comme en tous points similaires du moins comme largement complémentaires et parfois quelque peu siamois.

La plupart des victimes que montre l'émission d'Élise Lucet sont françaises. Je lui aurais bien suggéré de demander (à l'AMF, par exemple) ce que font les banques qui brident les virements vers des plateformes crypto même régulées mais laissent de pauvres gens envoyer vers des brokers market-makers de l'argent qui transite via les îles Caïman, les Seychelles ou les Bermudes. Apparemment : rien. « Ce type de business model est légal ». Alors pourquoi pleurnicher ?

Je ne remets pas en cause l'utilité de l'action légale, même s'il m'arrive de taquiner le député Stéphane Vojetta, présent dans l'émission. Mais une action ciblée sur les  influvoleurs  risque d'être comme cette grande lutte contre la drogue dont on nous rebat les oreilles et qui se fait dans les caves ou sur les trottoirs, au mieux dans les ports, mais jamais plus loin, plus haut, plus gros. Or la vérité on la connaît : « les influenceurs sont des instruments utilisés par les courtiers à leur profit » comme le dit l’avocat interrogé.

On préfère hélas, ici comme ailleurs et comme toujours, faire la morale aux petites gens et aux simples ouailles. Passage sidérant — on dirait que l'on évoque une épidémie : « l’influenceur, n’est pas toujours celui qu’on croit; dans ce nouveau monde il est partout il est tout le monde, il peut prendre le visage de votre tante bien aimé, de votre collègue de bureau, de votre voisine de palier, un proche auquel vous faites confiance ». Finalement, même si ce n'est pas dit : ne faites confiance qu'à votre banquier. Le banquier de quartier est le cousin propre de la famille financière, l'ami au Livret A entre les dents. Comment lui reprocher le reste de sa tribu ?

Le passage sur les paris en ligne m'a semblé un peu long mais il est aussi instructif.

Vincent dit qu’il a été ruiné par les opérateurs. Avant, il jouait dans les bars tabac, depuis ses 18 ans. Ces pratiques à la papa n'étaient pas assez rentables aux yeux de ceux qui veulent que la poule ponde ses œufs d'or en continu pour pouvoir la privatiser. Avec des petits bras comme Vincent, la FdJ et les vieux monopoles de jeux trouvaient le temps long ; on a changé de modèle avec des sociétés comme Winamax et Betclic.

« Les joueurs comme Vincent sont très rentables pour les opérateurs ». Le reportage chez Betclic montre bien à quel point le business model repose (même si cela gêne les salariés eux-mêmes) sur les addicted (cruellement titrés  VIP ). Mais la suite du reportage, avec le détour par l'Autorité nationale des Jeux montre aussi que la régulation (oripeau de puissance publique ne servant plus que de cache-sexe) n'a jamais gêné le big business.

Là aussi, une question me taraude : le pauvre Vincent a fini par piquer dans la caisse de son entreprise pour jouer. C'est affreux, on en conviendra. Mais personne, à la banque, ne profilait donc ses revenus et ses dépenses ? Je ne peux pas envoyer 10.000 euros (que j'ai) vers une plateforme réglementée sans recevoir mises en garde, menaces ou sanctions ; mais si je joue 1000 euros par semaine pendant 5 ou 10 ans il ne se passe rien ?

Quelques voix s'étaient élevées lors de la privatisation de la FdJ. Aurélie Filipetti mettait en garde Eric Woerth et dénonçait (voir à 1:34:35) la collusion de ce petit monde avec des proches du président de l’époque, lequel pourrait pratiquement être qualifié aujourd’hui d’influenceur, du moins auprès des chefs d’état africains.

On ne sache pas que la collusion des mondes du sport, des médias, de l'argent et du pouvoir ait sensiblement régressé depuis lors.

Quatrième et dernière occurrence : les cryptomonnaies apparaissent à 2:22:13 au milieu d’une liste d’arnaques possibles.

Les arnaques, en général, sont ici présentées comme le signe d’une défiance envers les institutions. C'est typiquement ce qui est reproché au bitcoineur et qu'il ne peut nier tout à fait sauf, et c'est le piège, à avouer qu'il n'est là que pour la spec. Mieux vaut (à mon avis) assumer sa défiance envers les institutions.

Ce qui est reproché aux institutions (de nouveau : politique, media, argent, sport etc!) est tellement profond, leur collusion derrière le rideau avec les intérêts dont les  influvoleurs  ne sont évidemment que le symptôme est tellement évidente que les chances de voir la morale-télé l'emporter dans l'opinion sont fort minces. D'autant qu'à l'occasion, les choses se ressemblent aussi devant le rideau.

Le scénariste de l'émission nous présente le recrutement du Multi Level Marketing comme une sorte de club toxique, avec des séquences oniriques à la Eyes wide shut. Mais ce que les séquences filmées dans le monde réel montrent, ce sont des grands-messes ambiancées et criardes comme les meetings de M. Macron en 2017. Mêmes discours (la métaphore de Kevin sur les rhinocéros et les vaches à 1:18:00 évoquant furieusement le distingo subtil entre  les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ) et mêmes exhortations finalement très bourgeoises (« motivation, persévérance, travail, y a que ça qui paye, levez votre cul »). En conclusion mêmes cris, parce que c'est leurs projets.

Il faut féliciter Élise Lucet de pointer in fine le déterminisme social, le plafond de verre « double ou triple vitrage », et peut-être fatalité de l’exil pour ceux qui veulent s’enrichir et un possible aveuglement des pouvoirs publics.

Jérôme Fourquet note le mépris culturel et le fossé générationnel qui protège et isole nos élites de l’infra-monde. Ce sont deux choses que (indépendamment de leurs âges et de leurs positionnements sociaux qui peuvent par ailleurs être fort divers) les bitcoineurs ressentent parfois vivement.

La fin de l’émission pointe la fin du rêve français, et ce qu'il faudrait peut-être désigner un jour comme un désastre moral : les gosses de pauvres regardant vers Dubaï les gosses de riches vers la City. Les bitcoineurs, avec leurs problèmes spécifiques, ne sont pas moins partagés.

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