127 - Grâce de Dieu, violence ou algorithme

Le Jubilé de Sa Gracieuse Majesté a donné l'occasion de bien des réflexions. Sur le temps qui passe (et le temps c'est de l'argent) et sur ce qui fonde et maintient l'ordre et la valeur des choses, par exemple.

N'étant pas british subject moi-même, même si nombre de mes ancêtres ont dû avoir le Plantagenêt comme seigneur, je me dis que ça ne peut pas être tout à fait par hasard si nos amis d'Outre-Manche conservent à la fois leur reine et leur monnaie. Certes, me dira-t-on, c'est aussi le cas du Danemark, mais normalement quand on dit la reine  on sait bien que c'est Elizabeth Regina (la dernière, à ma connaissance, à user du Dei gratia) et quand on dit  la livre  chacun sait qu'il s'agit de la sterling.

Ceci me renvoie donc à la monnaie, chose étrange et presque sacramentelle sur laquelle il est tellement difficile de dire des choses pertinentes que ça en devient passionnant.

Or tout récemment nous avons entendu une économiste médiatique nous déclarer que  la monnaie c'est de la violence et c'est de la confiance et c'est géré par des institutions . C'est ici et ça vaut le coup.

De la violence, de la confiance ?

Cet énoncé fait évidemment références aux thèses d'Aglietta et d'Orléan exprimées en 1982 dans La violence de la Monnaie, dont on lira ici une présentation critique et développées vingt ans plus tard dans La Monnaie entre violence et confiance : la monnaie n'est pas introduite après coup pour sortir du troc et faciliter les échanges (comme dans la pensée classique) mais elle précède la société marchande elle-même. Attention, pour autant et pour ces auteurs hétérodoxes, la monnaie ne procède non plus ni de l'État, ni du contrat, mais d'une polarisation mimétique fondée sur un processus « d'élection-exclusion », au travers duquel les individus en situation de lutte généralisée (violence essentielle) expriment leur besoin de protection, de certitude, de société.

Notons que les thèses d'Aglietta et d'Orléan où certains ont vu une « vision essentialiste » de la monnaie, reposent sur des choix anthropologiques, sur des convictions idéologiques et philosophiques particulières. Autrement dit elles n'ont pas valeur constitutionnelle et ne sont pas paroles d'évangile.

Mais l'énoncé de Madame Lalucq (puisque c'est elle, bien sûr), par son côté brut de décoffrage auquel ne manque que le fameux  tout ça  a quelque chose d'à la fois loufoque et stimulant, qui tient aux circonstances actuelles, dans laquelle la violence se présente à nous de façon bien plus triviale que dans les pages d'économistes inspirées de René Girard.

Nul ne peut contester en effet qu'au-delà de la violence sociale, la violence physique occupe dans l'actualité française une place qui devient franchement gênante.

On peut l'attribuer aux manifestants, à ceux qui troublent les manifestations ou à ceux qui sont censés protéger le droit de manifester. On peut discuter du caractère plus ou moins systémique des violences exercées par les  forces de l'ordre . Mais nul ne nie la présence obsédante de la violence dans la vie de notre pays. J'ai déjà abordé la chose, en reprenant comme titre le mot d'un ministre qui parlait en 2018 de sédition. J'y renvoie.

Quand Madame Lalucq met violence et confiance dans la même recette, on ne peut aujourd'hui penser qu'à la violence d'État et à la confiance que l'on devrait pourtant avoir dans le même État, ce qu'elle suggère elle-même en ajoutant  et c'est géré par des institutions  alors que Aglietta et Orléan, dans un autre ouvrage datant de 1998, disaient plutôt de la monnaie qu'elle est elle-même  une institution . En regardant ce qui se passe dans nos rues, il devient clair que moins la confiance existe, plus la violence (de l'État, donc) est nécessaire, même si c'est toujours celle de la foule (de  Jojo-le-Gilet-Jaune , des Black blocs ou des racailles) que l'on déplore interminablement sur les plateaux télé.

L'une des manifestations violentes les plus récentes (Liverpool / Madrid au Stade de France) permet d'aller un peu plus loin.

Il y a eu quelque chose de bas dans le fait de n'accuser que les supporters anglais auxquels les témoins n'ont pas imputé de violences proportionnelles à celles qu'ils ont subies. Mais cette bassesse s'orne d'une farce, celle de l'affaire des  faux billets . Non, il n'y a pas eu de « fraude massive, industrielle et organisée de faux billets » de la part des anglais. Le désordre comme l'inefficacité (technique, logistique, numérique) et la violence sont  bien de chez nous .

Reprenons la précieuse  grille Lalucq  : on voit bien la violence et on voit bien, symétriquement, que la confiance en toutes choses s'érode. On voit mal en revanche ce que les institutions apportent comme remède structurel. Le ministre n'avait pas plus tôt dénoncé les Anglais que sur son bord droit on s'en prenait aux immigrés et sur son bord gauche aux policiers. Qui (sauf les dircom qui nous gouvernent) peut dire sans trembler que les JO se passeront bien ?

Or les Anglais viennent de nous montrer, chez eux et la même semaine, un tout autre spectacle.

On peut n'être ni monarchiste ni anglophile et trouver infantile la fascination que les royal people exercent sur la foule ; nul ne sera surpris que le bitcoineur, déjà éloigné du tralala étatique, manifeste une distance au mieux polie vis à vis des pompes royales et peu de considération pour la noblesse ou les décorations.

Ce n'est vraiment pas sa culture. Même si l'abondance de détournements amusants témoigne de son intérêt.

Il reste que les cérémonies du jubilé doivent nous interpeller en tant que Français. À l'heure où j'écris, tout s'est passé durant quatre jours sans violence, sans faux billets, sans gaz lacrymogène. Comme si Londres était cent fois plus loin de Paris que Saint-Etienne...

Que certaines vieilles anglaises couchent toute la nuit sur le macadam pour être au premier rang et voir passer les redcoats et les princes peut à la rigueur être interprété comme un phénomène de groupies. Mais les milliers de street lunches, les piqueniques, les illuminations, les événements innombrables où Sa Majesté ne sera présente qu'en pensée ou en image (comme sur les pièces et les billets, justement...) témoignent de quelque chose : d'émotions, de pensées et de sentiments qui nous sont inconnus et étrangers.

On a beau multiplier les évocations de nos valeurs républicaines , déclarer que  faire des républicains  est la tâche des professeurs (y compris ceux de mathématiques? d'anglais?) et transformer le malheureux Samuel Paty en icône, vanter  notre laïcité  comme s'il s'agissait d'une idée fédératrice... il n'y a rien dans tout cela qui parle à l'âme des gens, leur donne de la joie, les porte à la fête. Cela parle seulement à l'esprit de quelques-uns, et ce n'est pas suffisant. Je crois que nos fêtes gâchées témoignent d'un mal à l'âme. Nous n'avons pas foi en nous-mêmes, nous n'avons pas de fides.

Alors, la vérité concrète de la  trilogie Lalucq  c'est quoi ?

Du côté des institutions : une Banque Centrale hors-sol, impénétrable et incompréhensible pour l'immense majorité de nos concitoyens mais aussi une démocratie atrophiée, une représentation nationale sans rapport avec les équilibres et mouvements de l'opinion ou de la société (voir en commentaire), une devise écrite aux frontons mais quotidiennement vidée de son sens, pour ne rien dire d'institutions européennes kafkaïennes qui ne font les délices que de celles et ceux qui en profitent.

Quant à la violence, on est loin de la soi-disant  violence légitime  pompeusement tirée de Hobbes ou de Weber. Dans un système où des responsables peuvent dire sans honte  il n'y a pas de démocratie contre les traités  ou s'indigner de ce que le vote du Brexit conduise au Brexit (alors qu'il suffisait de re-voter, ou de faire voter le contraire au Parlement, tout le monde fait cela, ils sont fous ces Anglais) il n'est pas étonnant que les policiers soient lourdement armés et avec du matériel controversé. C'est une violence assez triviale, en somme. Les choses tiennent sur la police, le régime tient sur la police : ce n'est pas moi qui le dit, c'est le syndicat des policiers.

Comme le rappelle le dernier numéro de PhiloMag, pour Hannah Arendt l'autorité  présuppose que ceux qui commandent et ceux qui obéissent admettent tous la légitimité du commandement . Bref une autorité qui n'est plus digne de confiance est perçue comme un pouvoir autoritaire et violent.

Il n'est donc pas anodin de noter que les policiers de Sa Gracieuse Majesté sont bien moins armés que les nôtres, de même que le Parlement de Westminster est un lieu de débat plus sérieux que le Palais-Bourbon. Il faut croire que le mix violence/confiance est (un peu?) mieux pensé outre-Manche que chez nous ou à Bruxelles.

Je ne suis pas naïf pour autant : nos amis Britanniques ont les mêmes problèmes que nous avec leurs politiciens. Et Bo Jo le menteur s'est fait conspuer lors des cérémonies du Jubilé. Mais ils ont la reine pour penser à autre chose. Il est notoire qu'elle a un certain mépris pour les politiciens. Voilà au moins un point commun avec son peuple. Ça doit faire du bien.

serious questions.jpg, juin 2022Les billets de la Bank of England (et de quelques autres, d'ailleurs) portent, comme les nôtres, les pompeuses signatures de banquiers, inconnus au mieux et déshonorés au pire.

Cette coquetterie n'a pratiquement aucun sens (moins que la signature d'un commerçant sur un bon de réduction ou sur un voucher) et le ou la signataire ne s'engage à rien de précis et de crédible.

La figure de la souveraine exprime évidemment toute autre chose. Si tant est que dans l'esprit des gens quelqu'un mérite une forme de fides, c'est évidemment la Fidei Defensor dont le titre est rappelé, abrégé ou par initiales, sur chaque pièce, avec la grâce de Dieu.

Tout cela pour dire quoi ? Que les choses irrationnelles (la valeur d'un billet de banque, par exemple) ne tiennent pas debout sans raisons irrationnelles...

Et Bitcoin ?

Remercions Madame Lalucq de nous avoir fourni sa précieuse grille de lecture, sa petite trilogie.

Bitcoin, qui n'a ni reine ni banque centrale, a pourtant bel et bien des institutions, que certains le sachent ou non. J'entends par là qu'on n'y fait pas n'importe quoi, qu'il y a un cadre, et même une forme de check and balances. Mais aussi que sa communauté a ses propres façons de faire et de dire, de travailler et de faire la fête. Bitcoin n'a point besoin de violence parce que ce chef d'œuvre anarchique mais non anomique fait régner un ordre sans autorité hiérarchique ou coercitive. Enfin Bitcoin est peut-être la seule monnaie au monde reposant à ce point sur une confiance librement consentie. Ce que ses ennemis disent sans bien le comprendre quand ils prétendent qu'elle ne repose sur rien.

Je veux conclure sur deux choses récentes qui m'ont amusé. Madame Lalucq a une façon toute personnelle de conduire les débats, se victimisant de façon parfois caricaturale. Inversement la défense des positions qu'elle attaque lui parait incongrue. Les bitcineurs n'ont rien à dire, puisqu'ils ont tort.

Mais elle a exprimé cela d'une façon qui (fort inconsciemment j'en suis certain) reconnaît une chose que je dis moi-même positivement et depuis longtemps : si l'émission monétaire est un privilège régalien, Bitcoin témoigne de l'émergence d'une régalité nouvelle.

Son tweet du 1er juin en devient comique. Et bravo à l'auteur du détournement de la photo de Sa Majesté que je place en conclusion. Long may she reign!

Commentaires

1. Le 6 juin 2022, 09:41 par Jacques Favier

Avec un peu de cruauté, je rappelle que l'un des rares commentateurs politiques qui me paraisse parfois pertinent, M. Benjamin Morel, avait lâché le 2 janvier, dans la Matinale de CNews, ici à 1:13:30 une énormité qui me parait significative d'un double écart de compréhension (par ce Français, de ce que sont les choses ailleurs) et de perception (par ce membre de l'élite, de ce que peuvent sentir les gens ordinaires).

On évoquait la « posture » dans laquelle le président se complaisait à retarder l'annonce de sa plus que probable candidature. Rien de bien neuf ni original : chacun voyait bien le cynisme confortable de la posture. 

Sauf que B. Morel crut devoir expliquer les choses dans un registre étonnant : le bientôt-candidat voulait « capitaliser sur la double face du président » en profitant non pas du temps d'antenne, des moyens logistiques et de la pusillanimité des interviewers tétanisés, mais d'un supposé statut de ''Janus'' : « il a une face Elizabeth II, une face chef de l'Etat, incarnation de l'unité, et puis il a une face chef du gouvernement off, chef de la majorité off, homme très politique en réalité ».

Curieusement, ceux qui écouteront le passage avec soin noteront comme une imperceptible hésitation  « il a une face (euh) Elizabeth II ». Néanmoins il emploiera l'expression une seconde fois quelques secondes plus tard. Et personne ne lui a ri au nez.

 

2. Le 9 juin 2022, 16:23 par Jacques Favier

Sur l'état navrant de la « représentation »  ce n'est pas moi qui le dit. Lire la note de l'excellente Paula Forteza, ex députée LREM aujourd'hui chez ... Institut Rousseau. C'est ici

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