137 - Monnaie, effigie et « légitimité »
Par Jacques Favier le 27 mars 2023, 09:00 - de la souveraineté - Lien permanent
Parmi les arguments pré-cuits contre Bitcoin, la critique institutionnelle fournit une large gamme autour d'une idée simple : la monnaie étant une institution (sociale ou politique, tous les glissements sont permis) sa gestion revient naturellement, et finalement exclusivement, aux institutions.
Et ceci est supposé d'autant plus convaincant que ces institutions sont dites légitimes
c'est à dire bénies jadis par Dieu et aujourd'hui par un scrutin, ce qui fait qu'on les présente comme naturellement à même de transférer à la monnaie ce caractère de légitimité réelle ou supposée.
Or nous vivons actuellement une crise qui questionne assez frontalement ladite légitimité
. Les sophismes émis presqu'au rythme de la planche à billets ne témoignent plus guère que de l'inconfort des dirigeants. Quelle conséquence cela peut-il avoir pour la monnaie ?
De Youl à Pascal Boyart, les artistes proches de la communauté Bitcoin ont, comme beaucoup d'autres, déjà réinterprété le drapeau brandi deux siècles plus tôt par la Liberté de Delacroix, lors d'un épisode insurrectionnel ayant opéré un déplacement (minime d'ailleurs) de légitimité et un changement d'effigie sur les pièces de monnaie.
La fresque de Boyart (rapidement effacée) frappait par son horizontalité. En y ajoutant des feux d'émeutes, il assumait ce que les gouvernants dénoncent toujours avec la même indignation feinte et les mêmes mots usés : l'inévitable violence des spasmes révolutionnaires.
Parlons-en, avant de revenir à Bitcoin, révolution pacifique.
Qu'en fut-il lors de l'épisode historique qu'illustra Delacroix ?
La soulèvement de 1830 me semble, dans le riche vivier de références que fournit l'Histoire de France, le plus comparable à celui du passage en force
auquel le gouvernement s'est livré en mars 2023 : il fut dû aux Ordonnances
prises le 25 juillet 1830 par le roi Charles X sur la base de l'article 14 de la Charte de 1814 et qui provoquèrent les Trois glorieuses
journées des 27, 28 et 29 juillet, la fuite du roi et son remplacement par son cousin Louis-Philippe au terme d'une révolution quelque peu confisquée par la bourgeoisie.
Petit rappel pour ceux de mes amis qui ont fait plus de math ou de code que d'histoire :
- à la chute de Napoléon, le 6 avril 1814, le Sénat
appelle librement au trône de France Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier Roi
: en toute logique il devrait donc être Louis XVIIroi des Français
selon la constitution de 1790 ; - mais l'heureux élu brandit une autre légitimité et s'installe (avec l'aide des envahisseurs) dans le fauteuil et le lit de l'empereur tout en s'intitulant
Louis XVIII par la grâce de Dieu roi de France
et en octroyant une Charte de son cru ; - cette entorse mise à part, le roi s'avère, durant les 10 ans que la Providence et sa santé lui accordent, plutôt prudent ; les historiens sont bien obligés de lui reconnaître le mérite d'une première vraie expérience parlementaire en France.
Bref : comme notre propre Constitution dont les origines furent douteuses (menace de putsch ou coup d'État du 13 mai 58 ; loi constitutionnelle dérogatoire du 3 juin ; rédaction par des instances informelles plutôt occultes) et dont l'esprit est franchement autoritaire, la mise en oeuvre et la pratique de la Charte octroyée de 1814 finirent par établir une forme de consensus. Ce qui après tout est l'essentiel pour pouvoir dire qu'un texte qui est toujours, fatalement, un texte de circonstances représente nos institutions
et ceci malgré le passage du temps.
- 1824. Arrive le nouveau règne. Charles X frère du précédent est un réactionnaire borné qui fait montre d'un catholicisme outrancier, encourage une loi contre les sacrilèges, fait des processions etc.
Dans un pays et dans une époque où la contestation populaire cherche ses voies via les chansonniers ou les graffitis sur les murs, l'effigie du roi, qui est dans toutes les bourses, offre une cible facile et presque inévitable : ce portrait officiel
est souvent le seul dont on dispose. En 1791, ce serait - selon ce qui a toute chance d'être une légende forgée peu de jours après - grâce à son effigie que le frère aîné, Louis XVI, aurait été reconnu et arrêté lors de sa fuite.
Dès le commencement de son règne, la figure de Charles X va être sapée par un raccourci : il est le roi-jésuite
, comme deux siècles plus tard M. Macron sera le président des riches
. Cela s'exprime sur de très nombreuses pièces de monnaie. Notez que si certaines sont des vraies (en argent, donc avec une valeur intrinsèque et quelques petits coups de stylet pour graver la calotte) d'autres sont d'authentiques faux, si l'on peut dire, réalisés en métal vil mais avec un véritable travail d'artiste.
Ce roi qui a tôt perdu la bataille de l'opinion ne résiste cependant pas à la tentation d'un passage en force en s'appuyant sur une interprétation très hasardeuse de la Charte. Charles X estime qu'il applique le principe de « sûreté de l'État » (article 14) pour diminuer la liberté de la presse. Les opposants brandissent l'article 8 qui énonce clairement que : « les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté ». Trois jours d'émeute tranchent le différend.
Le nouveau roi, cousin du précédent, est présenté comme un roi citoyen
. En réalité c'est une combine à lui tout seul. Il n'est pas légitime pour les royalistes, il n'est pas légitime pour les démocrates : il est seulement commode pour les bourgeois comme Thiers (qui sera président 40 ans plus tard, un malin reste un malin). La forme de son visage, sans grande noblesse (ce que d'aucuns suggèrent aussi de son tempérament) lui vaut le sobriquet de poire, et les monnaies du temps en portent aussi les stigmates.
Ainsi, drapeau blanc ou tricolore (après 1830), roi de France ou des Français, toutes ces subtilités juridiques, toutes ces valeurs
comme diraient nos dirigeants actuels, ne modifient guère le scepticisme goguenard ou la rage frondeuse qui, selon les circonstances, forment le fond de l'humeur populaire en France et notamment à Paris.
Qu'en dire aujourd'hui ?
La République est une chose ambigüe car celle qu'invoque le gouvernement n'est généralement pas celle à laquelle pense l'homme de la rue.
Les premiers ne se gênent d'ailleurs pas pour parler, dans un décor largement inchangé depuis l'Ancien Régime, de choses régaliennes
— comme la monnaie par exemple — sans bien comprendre que, dans les yeux de beaucoup, ils sont simplement les occupants du jour, posés sur un fauteuil qui reste un trône.
En quatre décennies, les progrès du traitement de l'image n'ont pas apporté grand chose au thème du président-roi.
Il est clair cependant que l'invocation de la révolution a dépassé la mise en cause du faste (dit républicain par ses bénéficiaires) et de la morgue présidentielle pour en revenir à ce qui, dans l'esprit des gens, reste le coeur du déchirement républicain : l'insurrection et, au bout du chemin, la guillotine pour les tyrans.
Bien loin d'avoir la nostalgie du roi
ils auraient plutôt contre cette figure couronnée une rancune jadis incomplètement satisfaite. D'où le slogan on peut recommencer
qui soulève le haut-le coeur de ceux qui estiment que, depuis qu'ils sont en place, tout est à sa place.
La toile de Delacroix, résumant à elle seule cette équivoque sur ce que République veut dire, peut se retrouver sur un billet de banque (le célèbre 100 francs de 1979) et derechef sur une pièce de 100 F en argent (en 1993, pour le bicentenaire de l'artiste, non pour commémorer l'événement...) tandis que la même gueuse à sein nu, quoiqu'ayant fait le tour de la presse internationale, se verra prestement effacée dès qu'elle sort de son rôle d'évocation aseptisée d'une histoire sagement figée au bénéfice de l'ordre établi.
Revenons à nos gros sous
Comme la Liberté de Delacroix, la figure rhétorique de la République n'a simplement pas le même sens pour les uns et pour les autres et la fragile légitimité qu'elle prétend transférer aux institutions qui gèrent la monnaie (Banques Centrales, instances de régulation, bureaux les plus divers) avec leurs rhétoriques grandioses ( notre état de droit
) et leurs prétentions d'œuvrer au bien commun repose sur une base aussi fragile et aussi équivoque. Qui pense vraiment que les Banques Centrales sont indépendantes de tout le monde ? Des 200 familles
qui régentaient la Banque de France à la grossière ploutocratie bancaire qui instrumentalise tout aujourd'hui, le spectacle n'a guère besoin d'être décrypté comme diraient les journalistes.
Contre nous de la tyrannie
?
Il est certain que (pas davantage qu'aucun de ses prédécesseurs) M. Macron n'accepterait que l'on évoque son image en chantant ces mots. Il n'est pourtant écrit nulle part que les tyrans soient forcément et exclusivement des rois, ni qu'un processus plus ou moins encadré d'élection permette d'éviter la tyrannie, ni que l'existence d'un texte constitutionnel n'en prémunisse.
En tout cas ce n'est certainement pas ce que pensent le commun des mortels quand les événements attirent son attention sur ces graves problèmes. Pour moi, j'incite ceux qui ont le temps à écouter ce qu'en dit Clément Viktorovitch, je ne saurais mieux dire.
Revenons en 1848, autre année de révolution confisquée et autre source de désillusion.
La médaille satirique ci-dessous montre une amusante série de coups de pieds dans le cul. D'abord l'ex-roi Louis-Philippe avec un chapeau abîmé, magot à la main. Vient ensuite l'homme de février 48, le poète Lamartine reconnaissable à sa lyre puis le général Cavaignac qui a commandé la répression dès juin. La marche est close par Louis-Napoléon Bonaparte, qui bat le précédent à la présidentielle de décembre : il est représenté avec les attributs de son oncle. Le tout est hélas souligné d'une malheureuse prophétie : celui que l'on avait pris pour un crétin
allait rester là 22 ans avec son effigie sur d'innombrables pièces d'or, d'argent et de billon...
Le revers de la médaille est tout cru et peut, en revanche, toujours servir d'avertissement.
La forme républicaine du régime actuel n'a jamais empêché, en effet, les opérations ôte-toi de là
orchestrées par des officines et des coteries (comme le remplacement du roi de 1830 par son cousin) : trois présidents auront sans trop de mal imposé leur image de réformateur, et le récit épique de leur arrivée aux affaires comme un changement voire une rupture avec les précédents qui n'avaient rien fait : or qu'il s'agisse de Valéry Giscard d'Estaing en 1974, de Nicolas Sarkozy en 2007 ou de Emmanuel Macron en 2017, l'intéressé était ministre la veille ou l'avant-veille et avait exercé une influence sensible et durable sur les affaires.
Bref, comme le disait déjà un observateur en 1849, « plus ça change, plus c’est la même chose ».
Et la violence ?
Avec la dramaturgie de la violence au 19ème siècle, comme avec celle du scrutin de nos jours, le changement n'est jamais que, latéral, marginal, et le plus souvent dans le sens qui conforte la classe dominante. Mais, même avec violence, le changement semble indifférent à la monnaie, à sa nature, aux conditions de son émission, de sa conservation. Karl Marx ironisait ainsi sur les communards allant poliment demander une avance à la Banque de France au lieu de la réquisitionner. Sur cet épisode de 1871 il y a beaucoup à dire.
On peut penser que la majorité des membres de la Commune avaient la même perception et la même approche du problème de la Banque de France, et qu'ils étaient victimes de deux mythes toujours fort communs :
- Premier mythe : que la banque – et plus généralement la finance – appartient au domaine du sacré.
- Second mythe, qui en découle : que les mécanismes financiers sont trop compliqués pour être compris par les simples citoyens, voire par les responsables politiques, et qu’ils doivent de ce fait être réservés à des spécialistes ou même à des experts.
En écrivant Bitcoin, la monnaie acéphale Adli Takkal Bataille et moi écrivions d'abord que l’irruption d’une nouveauté radicale permet un examen critique non moins radical de ce qui, sans solution alternative adéquate, passait aisément pour naturel
. Nous ne dissimulions pas non plus que c'était bien du début à la fin du livre, d’enlever l’effigie des puissances tutélaires et les majestueux profils des autorités sur toutes sortes de médailles qu’il a été question, en commençant par la monnaie acéphale !
(La Liberté de Youl) relire mon billet à son sujet
Certes Bitcoin est une révolution non violente. Mais la hargne constante que lui témoignent les dirigeants, les politiques et leurs thuriféraires comme leur volonté peu dissimulée de l'interdire, tranchent avec le constat désabusé que portait il y a plusieurs décennies maintenant l'humoriste préféré des Français et dont les événements actuels permettent de mesurer la pertinence.