117 - Ligne de partage ou ligne front ?
Par Jacques Favier le 1 janv. 2022, 09:57 - Lien permanent
(Bonnes résolutions?)
Certaines personnes ne s'intéresseront jamais à Bitcoin. D'autres ne s'y intéresseront jamais que pour en dénoncer ce qu'il n'est pas ou ce qu'il ne devrait pas être, voire pour en réclamer l'interdiction. Il y a des cas désespérés.
Seulement il faut bien avouer que ceux qui s'intéressent aujourd'hui à Bitcoin ne l'ont fait ni depuis leur propre naissance, ni depuis la sienne, ni même en général depuis leur première rencontre.
Il y a, à un moment donné, une rencontre décisive, parfois gênante, toujours enthousiasmante. Un moment où l'on choit du haut de ses certitudes et où l'on doit reconstruire sa vision, revenir d'une forme d'aveuglement, comme Paul sur le chemin de Damas, où il se rendait pour combattre ceux qu'ils considéraient comme des hérétiques, des dissidents et des dangereux sectaires.
(merci au pape Paul VI pour cette pièce originale)
Comment devons-nous, de notre côté, comprendre et traiter toutes les déclarations des no-coiners exhibant sans fard leur faible connaissance d'une chose qu'ils prétendent condamner ?
Ce billet incite à prendre quelques bonnes résolutions
: s'indigner, aboyer et troller ne suffit pas à provoquer la chute du païen, et moins encore à lui ouvrir les yeux.
OK Boomer
Clamée comme une sorte de Montjoie, cette interjection témoignait à l'origine (il y a plus de trois ans maintenant) d'une compréhensible fatigue des plus jeunes devant les admonestations grand-paternelles. Elle a fini par devenir un argument en soi, qui ne me semble guère ni honorable (notamment au regard d'une morale commune qui ne cesse de dénoncer les stéréotypes) ni pertinent si l'idée n'est pas de dénoncer mais d'expliquer. Pourtant, à chaque fois que j'ai tenté d'en suggérer la portée limitée, je me suis fait renvoyer dans les cordes avec une forme de méchanceté.
Or s'il est incontestable que l'appréhension de la nouveauté technologique (mais aussi artistique, musicale, etc.) révèle un biais d'identité et qu'être sexagénaire, porter une cravate ou avoir fait carrière dans la haute administration ne sont pas des critères qui prédisposent à fréquenter des jeunes geeks, il est non moins évident qu'il y a des boomers crypto - dont Satoshi lui-même selon toute vraisemblance chronologique - des hauts fonctionnaires crypto-adeptes (ou apologistes) et comme toujours des contre-exemples dans tous les sens.
Laisser entendre qu'on peut ou qu'on ne peut pas comprendre générationnellement
Bitcoin, comme on me l'a écrit récemment dans un français douteux, reste une fainéantise intellectuelle. Que le facteur d'âge soit plus clivant que le type d'études, le positionnement social, la place dans le cocotier ou Dieu sait quoi, c'est ce qui m'apparait incertain. L'argument, quand il n'est pas sérieusement étayé, me semble relever d'une sorte de maoïsme, comme lorsque (dans ma jeunesse !) les origines petit-bourgeoises
de l'adversaire expliquaient tout et n'importe quoi.
Surtout, cet argument instaure une ligne de partage des eaux
qui, selon la seule date de naissance, condamnerait l'un à l'ignorance arrogante des boomers et l'autre à la vertueuse hardiesse intellectuelle des millennials. C'est beau comme Jésus au milieu des docteurs.
Non seulement cela blesse et bute le boomer mais cela n'incite guère le jeune qu'à la raillerie, voire à l'amertume, sans autre espoir que dans le temps qui passe. Or jouer le cadavre est un jeu usant. La génération aux commandes peut se maintenir longtemps. Elle a le droit, les institutions, la force et pas mal d'autres choses pour elle. Le jeune sera vieux avant que le vieux ne soit mort. D'autant que le dernier jeune qui m'a titillé avait, à l'examen, des enfants déjà âgés eux-mêmes de 20 ans, ce qui m'a fait sourire mais que j'ai élégamment gardé pour moi.
La vraie ligne de partage
Si elle ne correspond pas à celle que tracerait la seule naissance, voire l'inscription dans les forteresses et les réseaux de la domination sociale, par où passe donc la ligne séparant ceux qui vont en rester là et ceux qui vont faire le pas vers la crypto ?
Selon moi, elle court entre deux qualités essentielles de l'esprit : la liberté et la curiosité.
La liberté n'est pas forcément à la portée de tous. Celui dont la position (professionnelle et donc matérielle) passe par l'allégeance au système financier construit depuis le débasement des monnaies et la libéralisation des marchés financiers ne peut pas (sauf paradoxalement à l'âge de la retraite, peut-être !) faire le moindre pas. Mais ne nous y trompons pas : il y a des gens fainéants (jeunes ou vieux, d'ailleurs) qui répèteront toute leur vie ce qu'ils ont appris en première année de faculté, sans même que le système n'ait à exercer de grande contrainte sur eux.
La curiosité est ce qui me semble commun à toutes les personnes, de tous âges, origines et conditions que j'ai rencontrées dans la crypto. Quelqu'un de curieux (et de cultivé, ce qui va toujours de pair, même si des jeunes gens incultes vont certainement me soutenir le contraire) finit toujours par comprendre Bitcoin.
À cet égard on peut donner l'exemple de ce magnifique boomer qu'est Raphaël Rossello, Managing Partner d'Invest Securities (et lauréat du Prix Tulipe...). En mars 2021, il avait déclaré chez Thinkerview que le jeton de Bitcoin ne serait jamais autre chose qu'un billet de monopoly aux usages douteux.
Il faut réécouter attentivement cette première séquence : on y voit bien que cet homme intelligent traite de l'inconnu non pas de façon sotte, mais au travers de son expérience qui est vaste et de la sagesse qu'il en a retirée. Mais en mars 2021 il n'avait aucune connaissance de Bitcoin et celle (au demeurant approximative) qu'il avait de l'épisode des tulipes ne lui permettait pas alors d'expliquer Bitcoin, mais seulement de suppléer à son ignorance par un mixte de comparaison et d'extrapolation.
En novembre, huit mois plus tard seulement, il a eu le mérite, le courage et l'honnêteté d'analyser publiquement son chemin de Damas
.
Phénoménologie de l'expérience Bitcoin ?
Raphaël Rossello venait, nous dit-il, d'un monde où l'univers crypto n'existe pas. J'ai déjà dit moi-même que c'était exactement ce que révèle l'argument célèbre ça ne marche pas dans la vraie vie
. Il ne sert donc à rien, fût-on maximaliste, de montrer Bitcoin seul, au risque de l'exhiber comme la solution à un problème qui n'existe pas dans l'esprit d'autrui.
À le voir sur ces deux séquences différentes, il est évident que Raphaël Rossello n'a pas été vaincu par les cris ou les trolls suscités par sa première intervention. Il a été convaincu par des arguments, mais surtout par l'expérience de cas d'usage.
Or n'importe qui de sérieux ( fût-il un boomer) voit en quelques semaines d'étude que les laborieuses expériences menées par les banques centrales sur leurs blockchains privées sont mille fois moins excitantes que ce qui se passe dans la Defi.
Laissons donc faire.
La violence est contre-productive
N'entretenons pas la violence inutile qui se déchaîne même sur des réseaux professionnels de type LinkedIn, pour ne rien dire de Twiter. Celle des adversaires de Bitcoin est souvent inconsciente, car faite de pas mal de pharisaïsme : ne sont-ils pas les honnêtes gens justement chargés du bien commun ? Elle est aussi, parfois, pétrie d'arrogance, de mépris, de mensonges impunément répétés.
Ainsi un haut fonctionnaire et économiste
que chacun reconnaitra aisément multiplie les Mon bon monsieur
et les Mon pauvre ami
, parle des braves gens
et n'hésite pas devant des arguments comme vous êtes gentil mais vous ne connaissez strictement rien à la régulation des marchés financiers
, cette dernière pique apparemment adressée à quelqu’un possédant, justement, la certification AMF … Après quoi le même bloque ceux qui osent lui répondre. Donc, en fait, lui répondre, poliment ou non, me paraît relever du jeton mis dans une machine dont le bruit qui nous casse déjà les oreilles. Voyez son prédécesseur ancien président de banque
qui au bout de quelques mois semble avoir renoncé à ses polémiques insensées.
Mais la violence des bitcoineurs ne doit pas être sous-estimée ou absoute : elle peut être méchante, assaisonnant en outre ses attaques ad hominem de fautes d'orthographe qui discréditent encore davantage le propos aux yeux de ceux qui sont visés. Au-delà de ces vices de forme, on y passe trop vite du refus de l'archè étatique à celui de l'auctoritas académique et de l'anarchie à la vulgarité. Dire d'un professeur d'université qu'il est payé par nos impôts
devrait être proscrit : or c'est commun et pour certains c'est même l'ultima ratio.
Bref chaque camp s'installe sottement dans la caricature que l'autre en trace.
Une part de dénonciation m'apparait légitime : on peut et on doit souligner les intérêts objectivement servis, rappeler que tel qui se présente comme professeur
fait l'essentiel de sa carrière dans telle ou telle banque, mettre le projecteur sur les extrapolations imprudentes, les suppositions toujours hasardeuses selon lesquelles le contexte, le marché, la technique ou les besoins des hommes ne changeront jamais.
La dénonciation des biais identitaires doit en revanche se faire avec tact. Tel qui est responsable de ses jugements erronés ne l'est pas de son âge et celui auquel on pourra légitimement reprocher une carence de culture technologique ne sera pas exécuté simplement pour avoir fait l'ENA trente ou quarante ans plus tôt.
La part d'énergie consacrée à l'invective serait dans tous les cas mieux employée à susciter la curiosité.
N'y touchez pas
dit la Banque ? Plutôt que de vous époumoner contre la Banque, rendez donc le fruit Bitcoin appétissant.
(Merci au pape Jean-Paul II. Heureusement que les papes battent monnaie, sinon je serais à court d'illustrations numismatiques)
Je vais maintenant entrer dans une zone à risque.
Au-delà des violences verbales qui brouillent le message et des légitimes requêtes pour bénéficier d'une fiscalité honnête et loyale, quel sens doit-on donner à Bitcoin lorsque nous en parlons ?
R. Rossello nous rappelle au détour d'une phrase qu'on peut venir à Bitcoin sans aimer le néo-libéralisme. Tout bitcoineur a le droit d'être (ou de ne pas être) néo-libéral, ou autrichien. Le problème, selon moi, vient d'une forme de hold-up que certains font sur Bitcoin. Que Hayek ait en 1976 appelé à une mise en concurrence des monnaies en dehors du contrôle de l'Etat n'en fait pas l'inventeur de Bitcoin. Qu'en 1999 Friedman, parlant de la façon dont Internet serait une force importante pour réduire le rôle du gouvernement ait ajouté dans un aparté de moins de 60 secondes que la seule chose qui manque, mais qui sera bientôt développée, c'est une monnaie électronique fiable, une méthode par laquelle, sur Internet, on peut transférer des fonds de A à B sans qu'ils se connaissent
n'en fait pas l'inventeur de Bitcoin.
Entendons-nous bien : leurs diagnostics prouvent effectivement que Bitcoin n'est pas né par hasard. Mais il n'est pas né dans une fac d'éco, ni à Chicago. D'autres qu'eux, dans d'autres courants de pensée, ont aussi posé des diagnostics prophétiques. A tout prendre, l'idée formulée par Henry Ford en 1921 d'une monnaie énergétique (la seule dont j'avais entendu parler avant ma rencontre avec Bitcoin, entre nous soit dit) me paraît susciter un rapprochement tout aussi convainquant. Et comme nous l'avons écrit Philippe Ratte et moi dans un ouvrage qui, poussant avec malice le même bouchon encore plus loin, suggérait que Tintin avait découvert Bitcoin avant Satoshi : tous les angles d'attaque sont bons, et en éclairant un même objet obscur, c'est leur rapprochement qui le met en évidence. Ainsi l’interférence entre des ondes légèrement décalées d’un laser frappant un même objet permet-elle d’en tirer l’hologramme
.
La mass adoption ne viendra pas de la lecture de resucées d'économistes morts par leurs adeptes pour qui Bitcoin a été, parfois, une divine mais tardive surprise. L'envol de son cours est, disons-le platement, bien plus convainquant. Les signes d'une étrange normalisation ne manquent pas, que ce soit les anciens étudiants de Blockchain Partners qui redeviennent bitcoineurs mais sous pavillon KPMG ou bien la société Coinhouse, spin-off de la défunte Maison du Bitcoin, qui s’installe dans l’ancien Crédit Lyonnais. La multiplication du nombre de médias, podcasts et chaînes Youtube, l'arrivée de Satoshi sur Arte avec le documentaire de Rémi Forte œuvre de grande qualité non exempte d'ailleurs d'une certaine dose d'inquiétude... tout cela annonce la sortie du ghetto. Raison de plus de ne pas en inventer de nouveaux ni idéologiques, ni moraux.
Car il n'est pas interdit de craindre que le changement ne s'accompagne aussi, maintenant du côté des bitcoineurs, d'une forme de condescendance ou d'arrogance peut-être prématurée, surement déplacée. Certains pronostics d'hyperbitcoinisation ne sont pas utiles. Certaines photographies (de vacances, de fêtes, de festins) sont peu de nature à conforter l'idée que Bitcoin n'a pas été inventé pour vous rendre riches mais pour vous rendre libres
.
On peut rire entre nous de tous les banquiers et économistes old-timers qui viennent avec une sincérité de crocodile nous dire que Bitcoin a trahi les promesses de sa jeunesse. Il n'est pas interdit de nous poser, entre nous, des questions morales.
Il y a en effet une attitude possible (short the world, en gros...) et une autre, souhaitable. Améliorer un peu le monde.