138 - Le « Petit Livre orange » ?
Par Jacques Favier le 10 mai 2023, 09:30 - de la nature philosophique de Bitcoin - Lien permanent
Une initiative récente et bien intentionnée, visant à donner la célèbre pilule orange aux parlementaires européens que l'on suppose (non sans quelques indices) plus prompts à réglementer ou à condamner Bitcoin qu'à le comprendre, a mis en ligne une levée de fonds de 40 millions de satoshis pour offrir à chacun un exemplaire d'un livre réputé capable de les déniaiser, les éclairer et les séduire.
En l'occurence le choix des promoteurs de cette initiative s'est porté sur L'étalon Bitcoin, ouvrage de M. Saifedean Ammous dont j'ai déjà rendu compte ici et qui offre, à leurs yeux, le double avantage d'avoir été traduit dans 18 des 24 langues de l'UE et d'être considéré comme la référence
.
L'argumentation m'a provoqué et je me suis risqué à avouer mes réserves par un message sur Twitter : Je vais être honnête. Si je n'avais pas évolué moi-même antérieurement (lectures, rencontres, expériences diverses et réflexion personnelle) et que j'avais découvert Bitcoin par le livre de S. Ammous, il m'en aurait éloigné. Vraiment
.
Comme cela arrive fatalement sur les réseaux sociaux, le débat a rapidement tourné au vinaigre.
Un ami, Sébastien Gouspillou, patron du groupe de mining BBGS, tout en comprenant le choix du livre de S. Ammous, a eu la gentillesse de suggérer que celui qu'Adli Takkal Bataille et moi avions commis (La monnaie acéphale) aurait été un choix plus approprié.
Ceci m'oblige à répondre : je pense qu'offrir l'Acéphale (mais aussi le livre de Claire Balva et Alexandre Stachtchenko, par exemple) aurait peut-être été moins mauvais mais qu'il conviendra de s'interroger sur la démarche, indépendamment du choix du livre offert. L'ouvrage L'étalon Bitcoin tend à acquérir un statut spécifique, celui d'un livre canonique sinon saint aux yeux de beaucoup. Je pressentais qu'il devenait difficile de le critiquer et, tout en découvrant que j'étais loin d'être le seul sur la réserve, je n'ai pas été détrompé.
Pourtant, sans dire (comme cela a été écrit sur Twitter) que ce livre est chiant je pense qu'il critique bien davantage le système de la monnaie fiat qu'il ne présente Bitcoin, qu'il flatte ceux des bitcoineurs qui ont besoin de réassurance et hérisse les autres au lieu de susciter réellement la curiosité.
J'ai écrit que ce livre (qui a ses ardents défenseurs!) a évidemment de réelles qualités, que je suis assez séduit par son modèle stock sur flux
(en lui reprochant principalement de ne pas l'appliquer avec rigueur et notamment de ne souffler un seul mot de l'arrivée d'or et d'argent des Amériques) et que je suis d'accord avec plusieurs de ses thèses.
Mais j'ai critiqué aussi, dans mon CR comme dans La Monnaie à Pétales (ch 7, que les moins courageux peuvent écouter ici) :
- l'usage désinvolte que cet économiste (tout comme ceux du camp d'en face, d'ailleurs !) fait de l'histoire,
- bien des traits forcés et un esprit de système poussé jusqu'au ridicule,
- une psychologie sous-jacente décrite comme pratiquement universelle alors que je ne m'y reconnais point et ne dois pas être le seul,
- un ton (et parfois un argumentaire) complotistes,
- et enfin, malheureusement, des procédés d'attaque ad hominem indignes.
Les réactions que j'ai suscitées sur Twitter laisseraient croire que ceux qui n’aiment pas ce livre prouvent seulement qu'ils ne savent pas lire ou, pire encore, qu'ils ne sont pas assez autrichiens.
Comme le notait S. Gouspillou on dirait des proustiens face à un non fan de La Recherche
.
Quelqu'un qui refusait de comprendre comment on peut trouver ça chiant
, ce qui je le répète n'était pas mon mot, soulignait que cette appréciation négative semble surtout être le grief de gauchos romantiques aimant Bitcoin mais ne supportant pas la perspective autrichienne
. Et un autre s'interrogeait sur la position de Sébastien ou de moi-même vis-à-vis de ladite école : j’imagine bien les deux bien à gauche étant jeunes et se rendant compte sur le tard via Bitcoin et les autrichiens qu’il ont eu tort toute leur vie et mal le vivre un peu, et le discours ultra direct voire cru d’Ammous peut déranger les âmes sensibles
.
Tout cela m'a valu ainsi quelques critiques (certaines pertinentes, évidemment) et un sentiment de grande lassitude. En gros, donc, si je ne suis pas autrichien, c'est soit parce que je suis de mauvaise foi, soit parce que je ne comprends pas cette école (dont la première chose à dire c'est qu'elle n'est guère unie, d'ailleurs) et si je ne comprends pas c'est que je n'ai pas lu ce livre, et puis celui-ci, et puis encore...
Donc quand mon ami Yorick de Mombynes ou d'autres me demandent publiquement ce que j'ai lu (en travers ? sur Wikipedia ? en v.o. ? avec les notes de bas de pages dans les Œuvres complètes ?) de leurs évangiles, je ne m'estime pas tenu de répondre parce que :
- reprochant aux économistes de jouer aux historiens, mon intention n'est évidemment pas de jouer à l'économiste (d'autant plus que lire des livres ne remplace pas à mes yeux un cursus cohérent) ;
- je reconnais un faible niveau de considération (toutes écoles confondues) pour l'économie, qui me paraît souvent une sorte de demi-science molle toujours proche de glisser vers la religion ;
- je serais deux fois plus intéressé par les autrichiens s'ils étaient deux fois moins convaincus : je peux me tromper... mais eux aussi. Toute réserve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut être un choix politique ou sociétal qui (faut-il le rappeler à des libéraux ?) relève de ma liberté de penser ;
- ainsi donc, si je confesse mon accord avec les autrichiens sur certains points (comme
le temps est rare
ce qui d'ailleurs peut expliquer certains trous dans ma culture) je revendique aussi de mettre certaines préoccupations (notamment environnementales) au-dessus ou hors des lois du marché ; - j'assume mon allergie aux ronchonneries réactionnaires contre la musique des jeunes (même si moi-aussi je préfère Bach, mais cela n'a rien à voir) ou l'insignifiance de l'art abstrait et je dis mon effroi à voir que tout ceci est censé faire partie de la démonstration de M. Ammous en faveur de Bitcoin,
- enfin je ne peux admettre à titre d'arguments des calomnies recuites (qui ont déjà conduit l'historien Niall Ferguson a publier des excuses).
Mais surtout et plus que tout : je ne suis pas venu là pour étudier l'école autrichienne ; je suis venu là parce que Bitcoin m'a paru intéressant par lui-même.
S'il faut (comme certains le font) scruter les efforts intellectuels consentis par les uns ou par les autres, je crois que la première voie aurait été moins dure. Mais disons-le tout net : ce que j'ai lu chez les évangélistes autrichiens n'a pas suscité en moi la même émotion ou la même excitation que le white paper de Satoshi (ou que certaines pages de la litterature cypherpunk, ou que le « Cyberpunk Manifesto » si vous voulez tout savoir...)
Ceci mis de côté, ce que je reproche en l'occurrence à ces auteurs et plus encore à leurs thuriféraires, ce n'est certainement pas leurs convictions, même celles que je ne partage pas, c'est l'envahissement parfois parasitaire de l'espace d'études et d'informations dévolu à Bitcoin par leurs idées, leurs questionnements, leurs grilles d'analyses. Cela me paraît inefficace (parce que cela aplatit Bitcoin sur une seule dimension qui est politiquement et donc inutilement clivante) et indu.
Aucun économiste, autrichien ou non d'ailleurs et même en remontant à Oresme, n'a pour moi inventé Bitcoin. Au mieux ils ont décrit des problèmes que Bitcoin peut (plus ou moins) résoudre et ils ont espéré que surgirait quelque chose comme ça. Que les cypherpunks se soient à certains égards inscrits dans la perspective hayekienne d'ordre spontané ne fait pas d'eux (tous) des disciples du maître de Chicago. Quant à la célèbre prophétie du monétariste Friedman, elle annonçait quelque chose de beaucoup plus anonyme que ne l'est réellement Bitcoin. C'est peut-être un détail pour vous, mais...
Et donc il serait à mes yeux plus fructueux de voir ce que Bitcoin apporte à leurs théories (pour les conforter, les modifier ou en invalider certains points) que de s'étendre interminablement sur que ce que ces théories religieusement brandies permettraient de comprendre à Bitcoin, ce qui est la voie de Saifedean Ammous. Je crois que s'il est très difficile de le contester, tant il est devenu une idole pour tant de bitcoineurs, c'est parce qu'il leur a dit exactement ce qu'ils voulaient entendre et leur a donné des certitudes à opposer à l'arrogant discours du système officiel.
Après tout, pourquoi pas ? Chacun peut bien lire ce qu'il veut : il en reste toujours un bénéfice. Mais chacun doit-il pour autant considérer que son livre de chevet est le livre de référence, qui par une sorte de vertu intrinsèque ferait le même effet à tout lecteur ?
On a ici le type même de l'illusion des religieux fanatiques :
Elle consiste à penser qu'il y a, dans le livre sacré (Petit Livre rouge compris) une efficience surnaturelle (sur-rationnelle ?) qui va provoquer la foi par la seule lecture. Comme de ceux qui viennent inlassablement proposer leur littérature, sur un coin du marché ou par du porte-à-porte, un sourire désarmant aux lèvres et la certitude chevillée au corps, il est parfois bien difficile de s'en débarrasser en demeurant courtois.
Je conclus quant au livre de S. Ammous
Que ce soit pour des raisons de forme ou de fonds, son livre n'emporte pas d'adhésion universelle même au sein des bitcoineurs et le choix de ce livre comme instrument de propagande n'emporte pas non plus l'adhésion universelle, même parmi ceux qui le considèrent comme le meilleur livre !
Il est peu probable que ces réserves ne se manifestent pas parmi ceux que nous entendons convertir. Comme l'a confié David St-Onge : mon père, ouvert sur le sujet avec un diplôme universitaire en administration, en a abandonné la lecture. Jamais ma mère, pourtant avide lectrice, n'en fera la lecture. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai écrit mon livre
.
En revanche il est presque certain que le propos ultra direct voire cru
de S. Ammous permettra à nos adversaires de faire des gorges chaudes en citant (j'imagine bien quelques vedettes parlementaires européennes dans le rôle) les pires pages de la Bible de la secte
que lui aura envoyée le lobby
. Que le livre ait été traduit dans 36 langues peut s'interpréter de bien des façons ; la visite du site saifedean.com ne dissipe pas forcément le malaise.
Venons-en alors à l'idée même d'offrir un livre
Nous devrions regarder les choses de façon pragmatique : nous n'aurons jamais d'autre Petit Livre orange que le Livre blanc de Satoshi Nakamoto. Il faut partir de Satoshi, pas d'Aristote ou des économistes, pour en arriver à l'idée que Satoshi a bien compris ceci ou cela. Mais - tout le monde en conviendra - c'est un écrit ésotérique, derrière son apparente simplicité. Comme nous l'écrivions dans l'Acéphale (p.18) Bitcoin exige un effort conceptuel, une capacité réelle d’abstraction mais aussi et surtout de remise en cause.
Pourquoi, ayant moi-même commis seul ou à plusieurs quelques petits pavés qui n'ont pas reçu de trop mauvais accueil, mais qui ont également pu susciter des critiques (voir ici pour la plus récente) puis-je dire qu'envoyer un livre par la poste n'est pas forcément la bonne idée ?
Parce que, indépendamment du choix critiquable d'un ouvrage (choix discutable comme tout autre choix et comme le serait le choix de l'un de mes propres ouvrages) on ne peut tout au plus espérer que l'opération projetée soit efficace en termes de com’, avec peut-être un minibuzz.
La fameuse pilule orange, dit Sébastien Gouspillou, doit se prendre sans douleur, par inadvertance presque, et celle-ci est beaucoup trop grosse et indigeste
.
Or Sébastien a une expérience non négligeable du travail de persuasion, qui n'est pas seulement pédagogique (si tant est que fourguer un livre par la poste soit pédagogique) mais aussi psychologique.
Quand il écrit que les députés ne liront pas ce pavé
chaque mot compte. Les députés ne liraient sans doute rien qui dépasse le résumé des études produites par leurs propres commissions. Donc la cible est peut-être aussi mal choisie que le vecteur !
Il me semble aussi que, à placer autoritairement (et il entre toujours un peu d'autoritarisme dans la démarche) un livre entre les mains de quelqu'un qu'on ne connait pas et qui ne s'est pas expressément enquis de nos conseils, on oublie l'une des dimensions essentielles de Bitcoin.
Si j'ai écrit sur Tintin, si je me sers encore de lui ici, ce n'est pas par manie (encore que...) ou par coquetterie. Le petit reporter lit peu de gros ouvrages et sa bibliothèque semble un peu décorative. Lui et son chien prennent plutôt les livres sur la tête !
Mais cet infatigable enquêteur m'offre une belle figure de l'historien dont j'ai écrit, citant Carlo Ginzburg, que sa connaissance est indirecte, indiciaire et conjecturale.
Une remarque que j'ai maintes fois entendues chez des bitcoineurs pratiques, c'est que lorsqu'on croit avoir compris quelque chose, on découvre un détail qui montre que c'est plus complexe, plus profond, plus rusé. Et c'est à partir de là (dans ce que mon ami Adli assimile au creux de l'humilité
décrit par Dunning et Kruger) que la lecture peut devenir excitante, indépendamment du fait de savoir si ce que vous lisez conforte ou non votre attachement à la propriété privée ou votre allergie à l'impôt.
Je crois que la Voie du Bitcoin est une voie de rencontres plus que d'exclusives, d'échanges plus que d'invectives, d'expérimentations plus que de théorisations, d'inquiétudes plus que de certitudes. Avec des surprises pour... tout le monde !
Nous avons bien raison de nous moquer des régulateurs qui veulent astreindre l'automobile aux règles du temps des diligences ; mais les premiers constructeurs d'automobile ont-ils jadis perdu autant de temps que nous à refaire l'histoire, à critiquer le système antérieur, voire à disserter sur les mœurs et la sexualité des maîtres de poste ? N'ont-ils pas surtout amélioré moteurs, freins, directions, pneus et carrosseries jusqu'à ce que l'expérience de l'utilisateur cesse d'être un exploit sportif dangereux pour devenir un moment de plaisir et de distinction ?
Aucun livre ne fera jamais autant de bien qu'une amélioration même infime de l'expérience des utilisateurs (clients mais aussi commerçants!) et de la scalabilité on-chain ou par des solutions de layer2, que l'utilisation des centres de minage au bénéfice tangible d'implantations d'alternatives énergétiques, que la mise en place d'enseignements dédiés, et à mon humble avis que la mise en place d'actions concrètes de solidarité.
Commentaires
Excellent billet, tout est dit.
- Maïs a raison de tenter des choses,soutien à l’initiative .
- On a le droit de ne pas être fan d’Ammous
- On peut être bitcoiner sans être autrichien
On s’aime quand même! ????
SG
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On peut aller jusque là, et même jusqu'au commandement évangélique : "aimez vos ennemis". Les autrichiens n'ont jamais été exclus des Repas du Coin, les crypto-cocos non plus. L'Union fait la force comme diraient nos amis belges (chez qui se fait le prochain repas).
JF