149 - Les cinq piliers
Par Jacques Favier le 17 déc. 2024, 05:13 - Lien permanent
L'article Cinq bonnes raisons de ne pas acheter de cryptomonnaie publié le 9 décembre 2024 dans Le Temps par Alexis Favre (présentateur de l'émission Infrarouge de la Radio Télévision Suisse) a été jugé comme simplement provoquant
par certains de mes amis. Tout le monde, à Genève comme ailleurs, ne parlant plus que de Bitcoin depuis l'élection de M. Trump et le franchissement du seuil symbolique de 100 k
, un journaliste un peu dandy avait bien le droit d'exprimer son overdose de cette fiesta permanente
et son scepticisme face à l'hybris technosolutionniste
. Je mentirais en affirmant qu'il ne m'arrive pas de ressentir un peu de doute devant certains discours et certains comportements.
Cependant ce même article a été jugé sévèrement par d'autres amis, voire comme le pire truc que je n'ai jamais lu sur bitcoin
par l'une des figures de la communauté. Je signale ici l'excellente réponse de mon ami (t éditeur) Lionel Jeannerat, également publié dans Le Temps, le 5 janvier.
Je trouve pour ma part que sa lecture, facile et plutôt amusante, sera moins utile au grand public qu'à nous-mêmes, si nous saisissons l'occasion pour réfléchir à ce que peut penser, intuitivement, quelqu'un que notre sujet ne passionne probablement pas, sans être un adversaire obsessionnel comme il y en a tant. Au fond, malgré un rien de narcissisme et le mépris de classe dont sa chute finale témoigne, un homme un peu superficiel, comme nous le sommes tous nous-mêmes sur un nombre immense de sujets. Notre voisin, notre frère.
D'une manière générale, nous nous sommes peut-être trop focalisés sur les invectives ou les grandes déclarations des hostiles (avec ou sans tulipes!) et pas assez sur le silence des indifférents, comme cette gentille convive du Repas du Coin qui m'écrivait récemment, tout en me remerciant de l'invitation mon histoire d'amour avec bitcoin reste néanmoins timide
.
Je pense donc que nous ne pouvons pas faire, avec l'article du dandy genevois, l'économie d'un moment d'introspection sur le retard (du moins par rapport à nos espérances) de la mass adoption. Pour préparer le fameux repas de Noël avec les boomers, plutôt que d'affuter des arguments tech ressassés ou des plaisanteries vaniteuses, autant faire le point avec nous-mêmes. On me dira que c'est un peu catho : ça tombe bien, c'est Noël!
Je résume ses arguments, laissant mon lecteur faire une lecture exhaustive de son article que j'ai sauvé au cas où :
- Le nouveau venu ne gagnera pas assez ;
- Il misera sur le mauvais cheval ;
- Il ne comprendra pas notre idiome ;
- Il est trop élégant pour nous fréquenter et surtout pour nous ressembler ;
- Il a une conscience morale qui l'empêchera de participer à notre péché.
Je ne vais pas entrer dans une réfutation point par point, plusieurs l'ont déjà fait, notamment un bitcoineur du Valais qui propose de prendre le temps de corriger le Temps
. Il est peu probable que Le Temps (qui m'interroge à l'occasion) en soit ébranlé, ni ses lecteurs.
Je proposerais volontiers, de façon ironique de prendre le temps de nous corriger nous-mêmes
mais en suivant le même plan.
1 On pourrait admettre, sans faux-semblants, que les suivants ne gagneront pas autant que les premiers venus Au-delà du célèbre on est là pour la tech !
que nul n'énonce plus sans un petit sourire, nous devrions être clairs sur un point. Tarde venientibus ossa dirait mon ami Adli. Le fois cent mille
est fait, même si fort peu de nous ont réalisé le centième d'un exploit qui aurait supposé un rare alignement des planètes, des agendas, des neurones et de l'organe (masculin) dans lequel la langue vulgaire place à tort le courage.
Oui nous avons eu de la chance, même si ce ne fut pas tout à fait à la façon de Forrest Gump à qui son capitaine avait acheté la miraculeuse action d'une compagnie qui vendait des pommes. Nous sommes revenus, le plus souvent, sur un premier mouvement d'incrédulité, d'indifférence ou de conformisme. Nous avons fait ensuite l'effort d'apprendre, tout en supportant le gros comique de ceux qui ne faisaient aucun effort particulier, parce qu'ils étaient déjà bien installés. Nous avons, certes, eu la chance d'être ni trop jeunes ni trop vieux dans une décennie donnée, mais d'autres avaient le même âge et n'ont pas saisi cette chance. Pour autant, ne laissons pas croire aux suivants qu'ils n'ont qu'à nous singer (notamment avec le premier shitcoin venu) pour gagner autant.
Il faut dire clairement qu'on ne s'improvise pas capital-risqueur, surtout après la bataille. Ce n'est pas au moment où les États commencent à envisager de constituer des réserves stratégiques en Bitcoin qu'il faut en attendre les performances d'une start-up ou d'un billet de loterie. Si l'on parle de Bitcoin comme d'une réserve stratégique cela signifie qu'il a désormais atteint le statut d'or numérique. Certains diront qu'il l'a dépassé : en tout cas cette pépite a depuis longtemps dépassé le prix du lingot !
Les nouveaux bitcoineurs peuvent donc toujours venir pour la tech, pour l'indépendance et la liberté que Bitcoin procure, ainsi que pour la sécurité (de long terme) que cet or numérique apporte à leur épargne.
Ils ne gagneront pas assez ? Ceux qui n'y viendront pas perdront peut-être encore assez pour le comprendre un jour et regretter leur obstination. Mais il sera encore plus tard qu'aujourd'hui.
2 Se tromper de cheval
est le destin de celui qui joue au plus fin parce qu'il ne sait pas ce qu'il fait. Mais s'il joue ainsi, ce n'est pas seulement la faute de sa mauvaise nature, c'est peut-être aussi que nos explications sont faibles, inaudibles, embrouillées et qu'elles laissent la place aux discours simples des marchands de camelote.
Le bitcoineur doit faire comprendre qu'on ne mettra pas de shitcoins dans les réserves stratégiques, pas plus que d'autres métaux ou de la pacotille à Fort-Knox. Comme l'a écrit une figure de la cryptosphère sur X, Aucun pays, aucune entreprise, aucun milliardaire crédible ne parle aujourd'hui de créer une "réserve stratégique" d'Ethereum, de Ripple, d'Atom, ou de Link
.
Mais – au risque de me fâcher avec certains compagnons – il n'est pas sûr que l'apologie du paiement en LN soit compatible (j'entends : durant le seul temps d'un repas en famille) avec l'exposé de la nature ontologique de notre or numérique. Or c'est cette dernière idée que nous devrions faire admettre prioritairement pour être cohérents avec le point précédent, quitte à prendre argument du cours actuel.
3 Le caractère ésotérique (et vaguement vulgaire) de notre langue est effectivement un obstacle imbécile que nous avons placé à l'adoption par nos parents, amis et concitoyens, sans autre raison que de se donner un air instruit pour les uns, ou un genre canaille pour les autres.
Ce qu'il y a à apprendre du côté de Bitcoin, ce n'est pas ce jargon. Comme M. Favre, je pense qu'il serait plus distingué et accessoirement plus dur, plus formateur et plus prometteur d'apprendre le chinois que le sabir communautaire. Cela n'empêche pas d'étudier aussi Bitcoin. Je me suis frotté aux hiéroglyphes et à l'arabe, je comprends ce que cela veut dire, ce que cela m'a appris ; mais je sais aussi ce que Bitcoin m'a apporté.
Convenons donc qu'il n'y a pas, dans notre façon de nous exprimer en public, dix mots étrangers, acronymes ou sigles ésotériques qui méritent d'être conservés s'ils sont jugés néfastes à l'adoption de masse (voyez : je m'adapte!). Gardons-en deux ou trois, comme l'Église l'a fait avec Amen et Alleluia et parlons la langue de nos familiers.
4 Le critère d'élégance, quoi qu'en pense M. Favre, ne nous est pas indifférent. C'est le mot choisi par notre ami Ludovic Lars pour donner un titre à son livre, et c'est peut-être l'une des raisons qui m'ont amené à préfacer avec plaisir son Élégance de Bitcoin dont par ailleurs je n'épouserais pas forcément (il le sait!) tous les postulats.
Non, les bitcoineurs ne roulent pas dans des fantasmes motorisés et ceux qui le feraient le feraient pareillement s'ils avaient fortune faite dans les bretelles et cornichons, comme disait le Grand Jacques. Ce sont, osons le mot, des Américains. Ceci déplait à M. Favre journaliste aussi beau gosse que torturé
et pour être franc encore, ce n'est pas forcément non plus my cup of tea. La grande majorité de mes amis sont terriblement décents. Un enrichi récent m'a avoué que les principales conséquences de la flambée avaient été, pour lui, de devoir faire admettre, avec délicatesse, ce type de gains à des parents modestes, mais aussi la découverte de cette forme de luxe que sont un peu de temps libre et la lecture. Et nunc erudimini comme disait l'Aigle de Meaux !
Quand il pose comme une cocotte fin-de-siècle, M. Favre prend bien soin de faire préciser sous sa photographie que d’habitude Alexis Favre ne porte pas de pyjama
. Pourquoi dès lors ne perçoit-il pas que la plupart des Lamborghini qui ornent le fil X de certains bitcoineurs, sont, comme celle-ci (récemment et collectivement conçue) de l'ordre de la plaisanterie ? Et que, lorsqu'on croise ces geeks dans la vraie vie
, id est au bar, on voit bien plus de lambeaux (par négligence ou indifférence) que de lambos. Il y a en tout cela une forme d'ironie et de second degré.
Peut-être, cependant, devrions-nous réfléchir sur les limites de cette forme d'autodérision qui peut, mal perçue, nous rendre inutilement ridicules. Peut-être devrions-nous oublier le style trader et cultiver une élégance reflétant mieux celle de Bitcoin : la rigueur, la logique, l'efficacité. J'ai tenté de le dire l'été dernier à Biarritz, rappelant que trop souvent nous pouvions être collectivement perçus comme un secteur d'ahuris
, expression heureusement née au sein même de notre communauté !
5 La conscience, enfin ne saurait être pour nous ce à quoi elle est ramenée par M. Favre dans la partie la plus vaseuse de son exposé : une extension de la délicatesse esthétique et le vague sentiment
que la marche du monde doit avoir un sens.
C'est à nous de démonter cette commode et paresseuse opposition entre investissement et spéculation, opposition le plus souvent moralisante, voire hypocrite, car ceux-là même qui nous reprochent notre supposée spéculation ne manquent pas d'expliquer l'utilité de cette activité quand et où cela les arrange. Voyez cette page admirable.
Après tout, investir n'est jamais qu'investir un excédent, et bien peu de gens s'interrogent sur la licéïté d'un excédent : rente sociale ? extraction d'une plus-value ? recyclage de bulle monétaire ? On pourrait dire comme Cyrano bien des choses en somme
. Si la marche du monde a un sens autre que de recycler les excédents extorqués à autrui, il faut découvrir ce sens, et cela c'est proprement spéculer. Peut-être faut-il le faire non seulement à la façon des spéculateurs, mais aussi en mode spéculatif ?
Or si le globish ésotérique des apprentis-traders comme le goût de l'invective des zélotes sont des repoussoirs, les lourdes certitudes puisées dans trois livres de la même école économique ou les rigides convictions politiques que ne nuance aucune culture historique profonde, c'est à dire critique, sont aux antipodes de la vraie attitude spéculative qui devrait être collectivement la nôtre.
Face aux 5 raisons de ne pas investir telles que le dandy genevois les énonce, je propose 5 piliers que nous pourrions élever sur le Forum Bitcoinicus :
- vérité sur les espérances et la nature des gains attendus.
- clarté sur la nature de Bitcoin et ce qui le rend incomparable.
- transparence de notre langue, qui devrait permettre de s'adresser à tous, puisque Bitcoin est pour tous.
- élégance, par la rigueur, la logique et l'efficacité.
- tact, sensibilité et responsabilité dans notre façon de vivre un statut de nouveau riche, qu'il soit réel ou supposé par notre entourage.