89 - Renaître ?
Par Jacques Favier le 23 avr. 2019, 08:00 - des leçons de l'histoire - Lien permanent
L’incendie de la cathédrale Notre-Dame a fourni une occasion de réfléchir à de nombreux sujets. J’avoue avoir été troublé de réaliser que j’en avais déjà abordés plusieurs ici, et assez récemment : ainsi sur ce qu’est un monument, mais aussi sur les rapports profonds de l’art et de l’argent.
Au risque (assumé) de passer pour un petit métaphysicien du bitcoin, je voudrais partager ici quelques pensées, généralement douloureuses, et dont certaines ne concernent pas si indirectement que cela ceux qui suivent « la Voie du Bitcoin ». Assez pour que, dès le lendemain à 6 heures du matin, j’ai commencé à réfléchir avec Grégory Raymond (journaliste à Capital) à l’opération « Notre Dame des Cryptos » à laquelle vous pouvez participer en cliquant sur le bouton en haut à droite. Parce que ce qui est numérique n'éloigne jamais de ce qui est vrai.
Dès cette nuit d’émotion, d’angoisse et de honte, deux discours se sont emmêlés dans de longs torrents de mots. Le premier pour dire que cela touchait tout le monde « au delà des croyants » ; le second pour parler du vrai dieu de la terre : l'Argent.
Ce n’est pas pour rien que l’une des plus fortes déclarations soit venue d’un laïc virulent. Jean-Luc Mélenchon a eu raison en disant que « il y a ceux pour qui la main de Dieu est à l’œuvre dans l’édification de ce bâtiment. Mais ils savent que si elle y parait si puissante, c’est sans doute parce que les êtres humains se sont surpassés en mettant au monde Notre-Dame. Et d’autres, ceux qui connaissent le vide de l’Univers privé de sens et l’absurde de la condition humaine, y voient par-dessus tout cette apothéose de l’esprit et du travail de milliers de femmes et d’hommes ». Pourtant le reste de son texte montre bien qu’il sait ceci : les croyants ne sont pas plus étrangers à la splendeur scientifique que les incroyants ne le sont pas à une forme de sacré. Cette division toujours invoquée est ici peu opérante.
Si la Joconde avait brûlé, notre pays aurait perdu un immense capital symbolique, culturel et… touristique, c’est à dire financier. Nul pourtant ne songerait à repeindre l’icône comme on s’est spontanément juré, devant les flammes, de reconstruire Notre-Dame, même si l'empressement des uns et celui des autres ne se ressemblent pas toujours, parce que les uns voient un lieu sacré et d'autres un pôle touristique. Dieu et Mammon*.
Certes Notre-Dame est un lieu de culte chrétien. A cet égard, justement, il est intéressant de noter que certains des discours tendant à laisser le drame faire son œuvre de ruine et à se projeter ailleurs, vers l’Homme et vers le Futur, proviennent de chrétiens. Même si elle est assez bien écrite, je suis un peu circonspect face à ce qu’on a vu tourner sur plusieurs sites comme la « lettre d’un curé de campagne ». A l’heure où l’on nous parle de fakes du soir au matin, pas un site, pas une personne postant cela sur Facebook ne semble avoir cherché à en authentifier la source. Qu’importe, il y a dans les Écritures juives et chrétiennes elles-mêmes suffisamment de paroles terribles pour justifier, si on le souhaite, de laisser le temple de pierre retourner à la terre (Esaïe 65,17 ; Matthieu 24,35 ; Jean, 2, 13-25 ; Apocalypse 21,1-8). Le cri du cœur visant à sauver et restaurer Notre-Dame n’est donc pas intrinsèquement ou spécifiquement celui des catholiques, même si on en a vu plusieurs prier devant les flammes, mais aussi des musulmans et des juifs, et de tout ce que le peuple français compte d'êtres nobles, et de bien des gens en dehors de notre Hexagone. Et pour de multiples raisons.
Notre-Dame est avant tout un monument. Comme je l’écrivais dans mon billet visant à décrire la blockchain comme « monumentale », le mot vient du verbe latin monere qui signifie d'abord « remémorer ». Le monument est tourné vers le passé. Mais le même verbe signifie aussi « avertir ». On ne le conserve pas pour rien. Il fait signe vers le présent. On le garde parce qu’il nous met en garde, ou parce qu’il nous garde. Enfin troisième sens, « éclairer, instruire ». Que nous apprennent les monuments ? Que notre temps est compté et précieux. Que les choses monumentales sont fragiles. Qu’elles n’ont pas d’autre éternité, malgré les apparences, que celle que leur confère l’humanité.
On ne peut ici que reprendre les mots d'André Malraux et parler de « l'acte par lequel l'homme arrache quelque chose à la mort ». Avec nos âmes, mais aussi nos bras et nos portefeuilles, et dans toutes les monnaies dont nous disposons.
Notre-Dame est un monument sacré. A ce titre, il n’est évidemment pas le premier à la sauvegarde duquel la France ait dû participer. Nous avons payé pour les temples de Haute-Egypte et pour ceux d’Angkor et nul alors n’a cru devoir ajouter « par-delà nos croyances » par ce qu’en vérité ce serait un peu comme dire que nous allons tous mourir « par-delà nos groupes sanguins ». Comme la grande pyramide de Guizeh, Notre Dame est un monument sacré de l’Humanité. Sans doute posée sur les ruines d’un autre monument consacré à Isis, à je ne sais qui, lui-même mis là où la foudre est tombée, où une météorite est tombée. Qu’importe.
Abordant le sujet polémique du coût d’entretien de la blockchain, j’ai déjà parlé du caractère « sacré » des infrastructures : les ponts entre deux rives, les ponts entre ce monde et celui de l’au-delà (« par delà nos représentations de celui-ci », si l’on y tient) sont sacrés. Et il se trouve que Notre-Dature sacrée.
D’où un sentiment de profonde honte collective. Car il se trouve que Notre-Dame, après le viaduc de Gennevillers mais aussi le pont de Grenelle dont des morceaux sont tombés ce dimanche de Pâques, n’a peut-être pas été entretenue comme une infrastructure sacrée. Car il y avait un rapport du CNRS (classé confidentiel et enterré) pour pointer cela pour la cathédrale comme pour les ponts.
Il se trouve aussi que les travaux en cours (qui devront faire l’objet d’une enquête et ne pas s’achever sur la responsabilité d’un bouc émissaire) sont sans doute conduits dans des conditions déjà pointées dans d’autres cas plus ou moins similaires de trésors du passé qui brûlent pendant ou juste après les travaux. Lire l'article de Maître Madranges à ce sujet. Il se trouve enfin que le remplacement systématique du coûteux personnel humain par des logiciels et des caméras pourrait, là aussi, se voir mis en cause. Comme le suggère Benoit Duteurtre, notre monde ultra-sécuritaire est ici dans un échec fumant. Cela fait beaucoup, au total.
Il faut donc parler d’argent, de budget, de fiscalité. Sans doute en a-t-on parlé trop vite après le drame, quoi que trop tard après tant d’années de budget bout-de-ficelle. Comme on a parlé trop vite de reconstruire avant même de sécuriser. Mais puisqu’on en est là, disons-le crument : il est extraordinaire de voir l’État prendre les choses en main avec autant d’autorité et si peu d’argent. Les bitcoineurs ne seront sans doute pas les seuls à en être heurtés.
Depuis des années les administrations en charge du patrimoine, chichement dotées en budget, ont été de plus en plus confiées à des « gestionnaires » qui ne pensent qu’en nombre de touristes passant au tiroir-caisse et ne joignent plus les deux bouts qu’avec l’aide de « mécènes » promenant leurs clients dans les galeries ou mariant leurs filles dans le parc. Elles ne recrutent plus que des stagiaires ou des CDD reconduits sans vergogne.
Depuis le 15 avril, alors que ces compétences boutiquières vont s’avérer insuffisantes, ces administrations semblent carrément court-circuitées. C’est le gouvernement qui, dans l’émotion ou dans le calcul, multiplie les annonces, estime désinvoltement les temps de travaux ou les aligne prosaïquement sur ceux des chantiers olympiques et implicitement fait déjà, avec le choix du mot de reconstruction au lieu de restauration, celui des techniques et des matériaux, tous choix qui gagneraient à être discutés avec des spécialistes. Bref du central, du vertical et, après comme avant le drame, souvent de l'irresponsable.
Or si l’on a entendu toutes les critiques possibles sur les financements offerts, leur origine, leurs intentions supposées, leurs leviers fiscaux possibles, leur affectation… on n’a pas entendu le moindre engagement financier de l’État. A ce jour, seule la promesse irréfléchie de la Caisse des Dépôts de « donner » des arbres pour la charpente (arbre qui nous appartiennent pour une cathédrale qui nous appartient, il faut quand même le rappeler) a effleuré le sujet. On nous promet une loi spéciale : espérons qu’elle prévoira, pour ce chantier, un peu d’amélioration par rapport au sort commun de ceux qui travaillent pour l’État (savoir les délais de paiement ou de récupération de la TVA), et un peu de sérieux dans la gestion budgétaire (ordinairement grevée de gel de crédits et autres tours de passe-passe créant une opacité budgétaire bien peu démocratique et que les bitcoineurs mettent souvent en cause).
L’intervention des milliardaires, qui a suscité une polémique bien inutile, pointe à mes yeux vers une chose très ancienne : le rapport particuliers que les gens riches ont à l’Art. Leur reprocher l'optimisation fiscale de leur don contourne l'évidence qu'ils auraient pu ne rien donner du tout. Et que tout choix est critiquable : celui qui donne à la SPA pourrait donner pour la misère dans le monde, et celui qui se soucie de celle-ci se voit reprocher de ne pas se soucier de la misère sous ses fenêtres. Il est clair que les fortunes se sentent concernées par la conservation de notre patrimoine. Patrimoine, le mot appartient à la fois au vocabulaire de l’art et à celui de la banque. Ce n’est pas nouveau. Peut-être un pays qui ambitionne de voir les licornes s’ébattre dans ses paysages devrait-il aussi songer à cela ?
Le discours qui fait de Notre-Dame un chef-d’œuvre construit par « tout un peuple » a du vrai. Il faut quand même rappeler que l’ostentation et la concurrence n’ont jamais été étrangères à la piété, bien avant le début de son chantier d’ailleurs, si l’on en croit ce qu’écrivait le moine Raoul Glaber au début du 11ème siècle : « aux environs de la troisième année après l’an mille, surtout en Italie et en Gaule, on reconstruisit les églises. La plupart étaient pourtant en bon état mais les chrétiens rivalisaient pour en avoir de plus belles les unes que les autres». Les princes, les riches marchands, les corporations les plus fortunées ont alors appliquées les sages conseils de Jésus : se faire des amis avec son argent injuste et le placer plus près du ciel que de la terre où nos corps doivent un jour disparaître.
On parle moins des dons étrangers. Tous ceux qui pinaillent ici devraient méditer sur l’écho que Notre-Drame suscite partout dans le monde. Souhaite-t-on que les Français de toutes conditions soient les derniers à participer, quand le souverain traditionnel du royaume disparu de Sanwi tient à honneur de prendre sa part de l’effort ?
Si l’on en croit les sommes reçues par les Fondations, si l’on écoute les gens parlant à la radio, nul n’est besoin d’être milliardaire. Il y a une mobilisation financière massive. Alors, pour reprendre les mots de Bernard Pivot, cela veut-il dire que nous sommes davantage prêts à secourir « Marie plutôt que Marianne » ? Après tant de discours sur le « pacte républicain » on ne peut contourner la question. S'indigner ne permet pas de comprendre.
Dans un pays où il ne semble plus y avoir un seul endroit où l’on puisse plaindre « en même temps » les 30 manifestants (ou passants) éborgnés et les 30 policiers et gendarmes suicidés, il n’est pas impossible que la honte et l’effroi ressentis au spectacle de la chute d’une flèche tendue vers le Ciel dans le bûcher de notre Histoire ne soit liés à la terreur d’une prémonition.
Restaurer (plutôt que reconstruire) un monument sacré est peut-être une dernière chance de renaître, de nous fixer un autre horizon que celui de constructions politiques désenchantées.