133 - L'or des rois
Par Jacques Favier le 25 déc. 2022, 16:18 - de la souveraineté - Lien permanent
Avant Noël, au lieu de délirer sur le fameux repas de famille qui semble inspirer à certains une terreur franchement suspecte, j'ai parcouru avec beaucoup d'intérêt Ces Rois Mages venus d'Occident, ouvrage très érudit publié tout récemment par Mathieu Beaud et tiré de sa thèse de doctorat datant de 2012.
Son livre au titre paradoxal suit ces Mages au long d'une tradition plus que millénaire et montre comment c'est lors d'une étape de leur périple dans l'Occident chrétien que ces magiciens païens et orientaux ont reçu la couronne royale qu'ils ne portaient nullement ni dans leur pays ni dans les premiers textes.
Cet historien de l'art cherche à comprendre comment, où et pourquoi cette métamorphose s'est opérée et ce qu'elle signifie.
Il répond ainsi à l'ironique remarque de Voltaire : On dit que c'étaient trois mages ; mais le peuple a toujours préféré trois rois. On célèbre partout la fête des rois, et nulle part celle des mages. On mange la gâteau des rois, et non pas le gâteau des mages. On crie le roi boit et non pas le mage boit.
.
Les bitcoineurs qui me lisent, et qu'agacent comme moi le fait de se voir en permanence renvoyés dans leurs buts à grand renforts d'arguments d'autorité aristotéliciens, devraient trouver à l'occasion d'une plongée dans les textes de la tradition biblique de rafraichissantes perspectives.
Ce qui m'a le plus intéressé, dans cet ouvrage foisonnant, c'est un point peut-être secondaire (même s'il intervient en premier dans l'ordre chronologique) : le lien de l'or au personnage du roi
.
Car de ces trois mystérieux personnages, et pour s'en tenir au seul texte canonique (Évangile de Mathieu, chapitre 2) on ne sait pas grand chose, sinon qu'ils sont des mages venus d'Orient, sans plus de précision géographique malgré ce que leur titre (magu, du persan مگو) pourrait suggérer. Ils n'auront de nombre et de noms propres (pas toujours les mêmes d'ailleurs...) que dans d'autres textes que l'on désigne comme apocryphes(*) et dans la tradition ultérieure, qui doit presque tout à ces textes bien plus détaillés et pittoresques que ceux de la Bible.
Le seul élément différentiant que donne vraiment le texte évangélique, c'est la nature de leurs présents : l'or, la myrrhe et l'encens, que l'on a supposés offerts chacun par un mage différent et sur la nature et la signification desquels les hommes d'Église ont beaucoup travaillé, mené force exégèses et considérablement glosé.
Les premiers chrétiens se sont demandés de quel Orient
on parlait : au-delà de l'Euphrate, la Chaldée, la Babylonie, la Perse ?
Mais à partir du IIème siècle, les recherches se sont faites intertextuelles
. En effet, que les magis soient prêtres zoroastriens ou astrologues chaldéens (suivant leur étoile) ou pire... magiciens, pratique explicitement interdite par la Bible, ne faisait dans tous les cas qu'avouer une révélation de Dieu aux païens. Les Pères de l'Église ont donc œuvré à
les insérer dans le récit messianique, ce qui était autrement plus fécond à leurs yeux.
Il semble que ce soit Justin qui le premier se serait appuyé sur le Psaume 71 (que les catholiques numérotent 72 mais ceci est une autre histoire et dont le thème est l'espor de voir un jour un roi de justice, universel, proche des pauvres et des opprimés) pour tourner les regards des croyants non vers l'est mais vers le sud. Et ainsi vers... l'or !
01 Dieu, donne au roi tes pouvoirs, à ce fils de roi ta justice.(…)
09 Des peuplades s'inclineront devant lui, ses ennemis lècheront la poussière.
10 Les rois de Tarsis et des Iles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande.
11 Tous les rois se prosterneront devant lui, tous les pays le serviront.(…)
15 Qu'il vive ! On lui donnera l'or de Saba. On priera sans relâche pour lui ; tous les jours, on le bénira.
Si l'on peut voir des bédouins dans les peuplades
, si Tarsis ou les Iles sont mal localisés géographiquement, en revanche la tradition identifie Saba (Cheba) et Seba au Yemen et à l'Éthiopie, de part et d'autre de la Mer Rouge : deux contrées riches alors en or.
Après Justin, Origène (au IIIème siècle) puis Épiphane (au IVème) se sont de même appuyés sur le 6ème verset d'Isaie 60,
En grand nombre, des chameaux t’envahiront, de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha. Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ; ils annonceront les exploits du Seigneur.
Les exégètes ultérieurs ont également suivi les Pères anciens comme Justin, Tertullien ou Chromace pour étayer l'intuition très tôt énoncée par Irénée de Lyon : les Mages, par leurs offrandes, ont voulu montrer les trois statuts de Jésus-Christ : un roi auquel on offre l'or, un dieu auquel revient l'encens et un homme rédempteur sacrifié auquel la myrrhe de l'embaumement est destinée. Tant et si bien que lorsque ont surgi les controverses du IV° siècle sur la nature du Christ, unique (humaine ou divine) ou double (humaine et divine), ces présents des Mages ont servi d'arguments.
Attardons-nous sur l'or : qu'il soit par destination royal, les livres bibliques en fournissent une ample moisson de preuves. Le luxe de détails concernant les lingots apportés à Salomon (1Rois, 9,28 et 10,14-22 ou 2Chr.9,13-21) fondent finalement toute cette exégèse et peut-être même la tradition qui, fort longtemps, réserva symboliquement à l'empereur ou au souverain seul la seule frappe de l'or (celle de l'argent et du billon étant l'affaire des autorités vassales ou locales).
Qu'on ait jadis offert de l'or à l'enfant de Bethléem est donc, pour une tradition bien établie (Hilaire de Poitiers, Fulgence de Ruspe et le pape Léon le Grand) et commune à toutes les églises antiques une preuve éclatante de sa puissance royale
.
C'est tellement clair que, lorsque l'iconographie rend identifiable les présents, comme sur le célèbre sarcophage découvert à Arles en 1974 et datant des années 300/350, l'or est souvent représenté sous la forme d'une couronne (la myrrhe étant représentée avec de petites fioles et l'encens comme une boulette posée sur une assiette).
Notons donc que ce lien entre l'or et le caractère régalien de celui à qui il est convenable de le remettre doit bien davantage aux sources bibliques qu'à Aristote, le trop-et-mal-cité.
Celui-ci, si je puis glisser ici une petite pique, ne crée aucun lien entre le métal précieux et le souverain ; il dit dans sa Politique que la monnaie ne provient pas d’une décision régalienne interne à la cité, pour réguler par exemple le développement des échanges internes, mais plutôt d'une sorte de convention internationale privée, extérieure à l’institution politique et indépendante des lois de la cité. Fin de la parenthèse...
Ce serait au Haut Moyen-Âge seulement, dans les îles anglo-celtes, que ces mages se virent donner des noms et des âges. Melchior qui offre l'or est le plus âgé, vieux et chenu, à la barbe et à la chevelure fournie ; il portait une tunique violette pour certains commentateur et un manteau orange pour d'autres. Je fais grâce au lecteur de toute allusion à la couleur or-ange pour ne pas passer pour un maniaque...
Encore quelques détails cependant, sans rapport avec l'or, mais qui ne sont pas sans intérêt quant à la construction mythologique de l'État :
Les couronnes apparurent encore plus tard, sur le continent et dans le contexte impérial ottonien, c'est à dire sous la dynastie qui, de 919 à 1024, a régné sur la Germanie, la partie orientale de l'empire de Charlemagne divisé à la suite du traité de Verdun en 843 .
Un article célèbre (**) publié en 1976 a proposé de dater du début du Xème siècle, avec l'emphase mise sur le Christ-Roi par cette dynastie ottonienne, l'attribution aux mages de la dignité royale. Cette laïcisation
de mages qui étaient jusque-là présentés comme représentant des castes sacerdotales étrangères est peut-être dû à un souci d'équilibre. Car sans cela, le seul roi présent dans l'anecdote des rois, ce serait Hérode, que l'évangile présente comme l'assassin des Innocents... Mais leur transformation en rois est aussi un tour (de magie pourrait-on dire) menant à la fusion des adorateurs et de l'objet adoré : le roi divin.
Là où la séparation des pouvoirs spirituels (le pape) et temporels (l'empereur) était assez nette à l'époque carolingienne, on voit le pouvoir impérial (ottonien en Germanie, les Capétiens lui emboitant le pas chez nous) se déployer sous la forme d'un appareil d'État désormais réputé sacré lui-même.
Il est frappant de voir sur l'évangéliaire d'Othon III (empereur de l'an mil) une représentation de la Slavonie, de la Germanie, des Gaules et de Rome rendant hommage à un empereur placé au-dessus des rois. Notez que ces entités géographiques sont représentées couronnées ce qui en fait des entités politiques tandis que l'orbe céleste placée dans la main de l'empereur en fait un personnage sacré.
Il est non moins frappant de constater le parallélisme entre la procession de ces royaumes devant l'empereur et les prototypes ultérieurs de l'adoration des rois-mages devant le Christ, comme ici sur un manuscrit du règne suivant (v.1010).
Voici pour les rois
, même si la métamorphose régalienne
des mages de l'Orient n'est pas achevée.
Au XIII ème siècle encore, le théologien Albert le Grand (qui donne son nom à la place Maubert à Paris où cet Allemand enseigna) ne se dit pas en mesure de prouver que les mages étaient bien rois, ni même qu'ils étaient bien au nombre de trois. Mais la signification de l'or de Melchior ne changera plus guère !
NOTES
(*) Les apocryphes les plus importants dont les détails ont permis l'enrichissement du récit concernant les Mages sont le Protévangile de Jacques , le Pseudo-Matthieu (qui fut très populaire en Occident et sans lequel on comprend mal de nombreuses scènes présentes sur vitraux et chapiteaux) et enfin l'Évangile de l'enfance dans ses traductions arabe et arménienne.
(**) R. Deshman, Christus Rex et magi reges , 1976
Commentaires
Belle conclusion, peu importe qu'ils soient rois ou leur nombre, la place (et la fonction) de l'or elle n'a pas changé.
De même, peu importe qui était Satoshi Nakamoto (Hal Finney, Len Sassaman...) pourvu que nous ayons Bitcoin et tout ce qui en découle...