84 - Sédition ?

Le mot de « révolution » est tellement usé que l'on est bien obligé d'en trouver un autre quand l'événement surgit et surprend. Il a servi pour la mode, pour le management, pour le marketing et généralement de façon tellement futile que celui qui réfléchit au sens des mots ne peut s'empêcher de noter qu'au terme normal d'une révolution on se retrouve exactement où l'on était au début. Voire où l'on était autrefois, les réactionnaires de tout poil ne manquant jamais de se dire révolutionnaires.

la révolution JP Goude en 1989

Monsieur Castaner vient de ressortir, après les termes d'agitateurs, factieux et j'en passe celui de « séditieux ». Un mot présent dans le Code Pénal de 1810 mais absent de l'actuel. On lira sur le site de LCI un analyse de ce terme, plus étranger que français.

Notons que ce même mot fut utilisé par le général De Gaulle contre les putschistes d'Alger (en 1962) après l'avoir été 4 ans plus tôt par François Mitterrand, pour décrire les conditions un peu particulières du retour aux affaires du même général. Utilisé au soir d'une journée d'émeute parisienne comme notre histoire en a connu des centaines, avec des voitures brûlées (que l'on va s'appliquer à mettre en relief, comme on s'attelle à minimiser celles, bien plus nombreuses, de tous les 1er janvier depuis des années) et quelques tags (effacés dès le lendemain matin en commençant curieusement par les « Macron démission »), le terme ne montre pas seulement une crispation compréhensible du pouvoir, mais aussi une forme d'incompréhension crispante de celui-ci.

un gilet jaune en 2018

Les historiens savaient, bien avant l'auteur du Petit Livre rouge, que «la révolution n'est pas un dîner de gala » et si pour Mao et les marxistes «c'est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre» d'autres y verront aussi, ou en outre, un changement de représentations, de valeurs, de sacralité.

En réalité la violence n'est pas seulement le moyen d'obtenir une fin. Elle est le reflet d'une situation. Un autre marxiste, Léon Trotsky le dit à sa façon : « sous un régime d'esclavage de classe, il est bien difficile d'apprendre aux masses opprimées les bonnes manières. Lorsqu'elles sont exaspérées, elles se battent avec des épieux et des pierres, avec le feu et la corde. Les historiens au service des exploiteurs en sont parfois offusqués».

Que cela plaise ou non (cela ne leur plait jamais, en fait) aux pouvoirs en place, leur propre légitimité commence et finit ainsi. A l'exception notable de la Quatrième, nos Républiques se sont instaurées par la violence exercée contre des autorités instituées. Le 14 juillet et les autres journées révolutionnaires, que l'on célèbre aujourd'hui en exhibant la puissance militaire à la disposition du prince, se sont faites avec des piques et des couteaux, et pas mal de « casseurs » mêlés aux « manifestants pacifiques ». Le Serment du Jeu de Paume était séditieux. Les rues du « Quatre-Septembre » célèbrent le renversement insurrectionnel d'un régime conforté par des plébiscites dont n'oseraient pas rêver nos dirigeants actuels, par une poignée de factieux parisiens sans mandat qui, circonstance aggravante, saisirent l'occasion d'une défaite militaire pour renverser le régime (exactement ce que la République reprochera, ensuite, à Pétain).

Donc, par pitié, assez de sermons !

Les indignations sur la profanation de l'Arc de Triomphe sont sur-jouées et les larmes de crocodiles ne coulent que sur les joues des ministres. Les gilets jaunes chantant la Marseillaise n'ont pas davantage troublé le sommeil éternel du soldat inconnu que ne l'avait fait l'Internationale chantée sur les mêmes lieux 50 ans plus tôt par un M. Cohn-Bendit désormais réputé bstr. Et trois tags contre le président n'égalent pas en horreur la profanation du tombeau des rois, perpétrée des semaines durant à la fin de 1793 et dûment approuvée par la Convention Nationale.

profanation

Revenons à la sédition.

La plupart des dictionnaires anciens insistent sur le côté populaire de l'événement, mais aussi sur l'existence de meneurs qui le distingue d'une rencontre fortuite. La définition qu'en donne le dictionnaire en ligne linternaute n'est pas moins intéressante : « Une sédition est une forme d'émeute face à un pouvoir ou une autorité établie, dont le but ne serait pas uniquement de renverser les détenteurs d'une puissance, mais de rompre définitivement tout lien avec ce système ».

Napoléon par JP Cortot, 1833Moins souvent photographié, mais non moins visible que la Marseillaise de Rude, l'Apothéose de Napoléon de Jean-Pierre Cortot peut aujourd'hui être perçue moins comme l'apologie d'un homme (dont on ne parle plus aux élèves) que comme la métaphore d'une verticalité qui reste celle de l'Etat français, particulièrement dans le régime actuel. Pour nous qui œuvrons à la promotion des systèmes d'échanges décentralisés, particulièrement frappante est aujourd'hui l'inaptitude de cet État vertical à appréhender, parer, combattre, négocier avec un tel mouvement. Il ne s'agit évidemment pas de récupérer ici les gilets jaunes, même si un (unique apparemment) porteur de ce costume désormais culte a souhaité faire le lien. J'indique ci-dessous quelques références à ce sujet..

Ce qui me parait emblématique c'est que le gouvernement exige des « représentants des manifestants ». Ce n'est pas la première manifestation de cet inconfort structurel : songeons aux inutiles efforts pour créer (sous prétexte de « susciter un Islam de France » ) des sortes d'évêques musulmans. Pourtant les commentateurs (qui sont généralement des spécialistes de l'entre-soi bourgeois et parisien) font mine de découvrir la nature horizontale et réticulaire de cette sédition. A croire que les « printemps arabes » qui datent déjà de 10 ans avaient préalablement élus des représentants à envoyer poliment chez MM. Ben Ali ou Moubarak !

En même temps, comme on dit désormais avec un sourire en coin, les difficultés du mouvement des « gilets jaunes » manifestent aussi que ce nouveau mode d'être en commun n'est ni naturel ni commode. Bitcoin est une expérience grandeur nature d'ordre sans autorité, sans sacralité, sans infantilisme. J'ai été frappé, quand les médias veulent bien nous faire entendre des manifestants et non des policiers (la disproportion, samedi 1er décembre, était un peu choquante) par la prégnance d'expression archaïque : le président doit écouter son peuple. Autrement dit on ne lui reproche pas d'être un mauvais président mais d'être un mauvais roi. Et c'est sans doute pire à bien des égards, puisque ce n'est pas rationnel.

l'apocalypse ?

Les médias ne sont pas plus à l'aise. On n'en finit pas de se demander si tel ou tel personnage est un vrai gilet jaune, forcément gentil, ou un faux, forcément illégitime, ou encore un casseur, qui fait forcément cela par vice, voire un policier infiltré, en attendant que que quelque Haut Conseil ne soit chargé de délivrer des labels « gilet jaune de qualité France », première étape de l'intégration d'une sorte de tribunat de la plèbe dans des institutions césariennes qui vivent très bien avec ce genre de choses.

Il reste du travail pour que les technologies de transactions (et de votes!) décentralisés, l'usage d'une identité sans surveillance ou censure, d'une monnaie capable d'inverser le soupçon structurel actuel et d'instaurer une privacy for citizens and transparency for government fassent réellement leur entrée dans le champ politique.

En attendant la sédition je vais tranquillement continuer de m'étonner que l'on s'étonne dans la « vraie vie » quand surviennent des choses que les écrivains ou les artistes avaient annoncées depuis longtemps. Le gilet jaune (incroyable invention symbolique qu'une officine comme Bygmalion aurait facturée au moins un million d'euros) ou le masque de Guy Fawkes popularisé par le film V for Vendetta de James McTeigue est pourtant sorti en France il y a maintenant 12 ans ! Ce qui est décrit aujourd'hui comme profanation est peut-être une sorte d'immense feu d'artifice : mais ceux du 14 juillet ou du Guy Fawkes' day commémorent-ils des événements pacifiques ?

Pour aller plus loin :

Gorafi

Commentaires

1. Le 16 déc. 2018, 18:16 par cryptolia

Je trouve que cette "révolution des gilets jaunes" est très analogique au Bitcoin, on a ici un mouvement décentralisé et donc beaucoup moins manipulable et contrôlable. C'est pour cela que le gouvernement veut des "représentants" et ces fameux porte-parole ont très vite retournés leurs gilets.

La décentralisation est probablement le meilleur outil que nous avons pour une démocratie participative et réelle.

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