95 - De la Start-up et de la Nation
Par Jacques Favier le 8 oct. 2019, 20:32 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
L'ouvrage d'Arthur de Grave, qui se présente lui-même comme propagandiste, est évidemment ce qu'on appelait jadis un brûlot. Reprenant sur un ton toujours provocateur l'une des ambitions proclamées du régime actuel, pour en faire un bobard creux destiné à envelopper tout autre chose (parce que c'est notre projet) sa lecture divertira la frange libre penseuse de mes lecteurs, et agacera ceux qui espèrent quelque changement d'un pouvoir politique ayant su adapter certains codes jeunes, ou simplement rajeunis. Or qui bene amat, je pense que se faire étriller peut avoir des vertus.
De cet ouvrage de moins de 100 pages au format poche, je ne vais évidemment pas faire un résumé. Je souhaite simplement ici pointer quelques idées fortes, qui évidemment ne seront pas sans rapport avec « la technologie blockchain » même si celle-ci, qui génère elle-même une overdose de bullshit, n'entre pas directement dans la cible du snipper. J'assume donc ici une lecture biaisée.
Je commence donc par oublier la figure mythologique du start-uper (j'en ai parmi mes amis ou mes lecteurs, et ils ne posent que fort rarement au « modèle ») et ce que l'auteur décrit à juste titre comme « l'épaisse gangue de bullshit » qui entoure son élévation au rang de modèle moral et politique. Dans Start-up Nation il y a Nation. Arthur de Grave, rédacteur en chef de Ouishare et dont la propre société (Stroïka) se présente comme une agence de propagande n'oublie pas d'inscrire ceci dans une démarche politique. On lui en fera grief (réduisant peut-être son livre à un pamphlet anti-Macron) mais c'est sans doute une réelle qualité.
Prenons donc le livre de cet enseignant à Sciences Po Pris comme un véritable ouvrage politique.
De Grave souligne à raison que la Start-up Nation est une Nation qui fait bon marché d'une réflexion digne de Renan ou de Fichte (qui tous les deux écrivaient, c'est vrai, à l'occasion d'une défaite imposant une remise en question) et que dans l'acception où Start-up Nation ne désignerait que « l'État en mode start-up » s'introduit la confusion (classique) entre Nation, État et Administration. Or pour le citoyen de base, ce n'est pas forcément la même chose, politiquement parlant. Et le sentiment politique du citoyen, ça finit toujours par compter.
C'est là que son petit tour des rares cas d'État ayant quelque chose à exhiber en la matière est passionnant. Ni l'Estonie ni Israël ne peuvent être des « modèles » parce qu'au-delà des circonstances historiques et géostratégiques dans lesquelles s'inscrivent les démarches de ces états (en gros: la menace russe, la menace arabe) se pose tout de même un problème d'échelle. Pour le dire comme l'auteur « les fourmis géantes ça n'existe pas et ce n'est pas sans raison ». Le gouvernement actuel l'admet d'ailleurs fort vite quand on lui parle de référendum à la suisse.
Et puis il y a l'armée. Le tabou. Ni les libertaires et les punks, ni les militaires n'aiment que l'on s'étale sur leurs alliances et leurs connivences. Mais les start-up américaines et israéliennes, pas davantage que les gadgets qui nous enchantent ou nous enchaînent, n'existeraient pas sans de gigantesques budgets militaires, ni sans une réelle ambition en terme de souveraineté de la part des pays qui aujourd'hui brillent dans le cyberespace.
Et là, le bât blesse réellement. Oh certes, la souveraineté française dans le cyberespace est bruyamment et régulièrement réaffirmée. Trop bruyamment pour que cela soit sérieux ? Peut-être. En tout cas « dans les faits, la question de la souveraineté numérique n'a pas l'air d'intéresser les dirigeants français plus que ça. Non, on préfère, au sommet de l'État, se prendre en selfie avec les patrons de Facebook ou de Google à l'occasion du sommet Choose France ou du salon Viva Tech ».
C'était avant Libra, dira-t-on, la hache de guerre est maintenant déterrée.
Mais c'est un peu tard. « Et surtout, la puissance publique n'a aucun problème à nouer des partenariats durables avec ces entreprises : le ministère de l'Intérieur ou le Trésor public collaborent avec Facebook, l'Éducation nationale convole avec Microsoft, la région Paca confie à Cisco le soin d'installer des portiques de reconnaissance faciale dans les lycées... ». Hélas, chacun de mes lecteurs ou presque aura un exemple à rajouter.
Pour le reste, De Grave a raison de noter que le culte des start-up ne fera pas fleurir l'emploi avant les prochaines élections pour la double raison que l'éco-système favorable aux start-up déploie en réalité sa croissance sur des décennies, et que les start-up n'ont jamais la création d'emploi en ligne de mire mais une scalabilité qui d'une certaine façon exclue cette création. Et qu'en outre leur efflorescence nécessite successivement de l'investissement public (qui s'accommode mal des restrictions budgétaires et du désengagement de l'État) et une abondance de capital, car, même s'il ne faut pas le dire, la soif d'hypercroissance (le mythe des licornes) procède bien moins d'un véritable besoin d'innovation que d'un désir du capital, que le capital français a bien peu...
Malgré une ironie souvent facile, il a raison aussi de démonter l'effet de prestidigitation politique par laquelle d'insolentes fortunes sont légitimées par la réussite de quelques licornes, l'un et l'autre phénomène ayant peu à voir, de montrer le côté un peu youp la boum des sermons sur la petite start-up que chacun aurait, comme un bâton de maréchal dans une giberne qui, on le sait bien, restera celle d'un troufion. Je souscris à son analyse du discours de la Start-up Nation comme « radicalisation de l'idéologie méritocratique qui passe insensiblement de l'élitisme au darwinisme ».
Hélas, l'auteur ne pose pas la question qui me taraude : pourquoi une fortune forgée en vendant quelques centaines de millions une application à un géant américain est-elle non seulement tolérée mais flattée, admirée, citée en exemple, alors qu'une fortune née d'un investissement avisé de early bird dans une cryptomonnaie qui n'a eu nul besoin d'un GAFA pour être valorisée est perçue comme tellement illégitime qu'on préfère la laisser s'exiler ? Simple asymétrie de perception par le système ? Ou bien aveu concret de ce que, malgré toutes les proclamations de souveraineté numérique, le statut de supplétif de l'empire amérigafain est bien mieux toléré que celui de critique d'une société de contrôle donnée comme naturelle et indispensable, mais dont nous nous étions passés durant des siècles ?
On retombe sur le navrant constat que l'obsession sécuritaire des États fait le jeu des Gafa, que leur palinodie anti-Gafa (comme leur étrange défense de la vie privée!) fait aussi le jeu des Gafa, mais qu'ils ne souhaitent pas sortir de ce cercle vicieux.
A cet égard aussi, la Start-up donnée en modèle à la Nation participe du contrôle social.